« Je n’arrive pas trop à m’identifier au personnage de Hannibal Lecter.
— Sans blague ? »
Il y a quelques années, alors que je corrigeais des projets de scénarisation d’étudiants en jeux vidéo, j’ai été marqué par un fait troublant : dans sept des huit récits qui m’étaient proposés, le personnage principal était quasiment identique. C’était un jeune homme, la vingtaine, banal, tendance geek, pas sportif, asocial. Un peu le stéréotype de l’étudiant de la promo que je supervisais, en fait. Et la justification des élèves était des plus savoureuses : selon eux, c’était indispensable afin que le joueur s’identifie au personnage.
Si tu cherches sur internet des articles concernant l’identification (du spectateur/lecteur/joueur) au personnage (de film/de roman/de jeu vidéo), tu trouves un peu de tout et de n’importe quoi. Le fait est que cette notion est parmi les plus floues et donc des plus mal comprises de la fiction.
Ce que ce n’est pas
Pour commencer, comme je l’ai expliqué à mes étudiants, il convient de ne pas prendre le concept à l’envers : c’est bien le lecteur qui doit s’identifier au personnage, et pas le personnage qui doit s’identifier au lecteur. C’est le lecteur qui doit se mettre dans les baskets du personnage, et pas le personnage qui doit enfiler le costume du lecteur.
Ensuite, une autre dérive laisse entendre que cette notion ne s’applique qu’au protagoniste principal de l’histoire. Or l’auteur a tout intérêt à favoriser cette fameuse « identification » pour TOUS les personnages majeurs de son récit (du coup, imagine à quel point le point précédent te mènerait droit dans le mur).
Ce que cela signifie
Alors, ça veut dire quoi « permettre l’identification au personnage » ?
Cela signifie essentiellement « permettre au lecteur de comprendre le personnage » (dans l’idéal il faut même réussir à lui en donner ENVIE).
Je me souviens avoir illustré mon cours avec l’exemple du cosplay : si quelqu’un a envie de se déguiser en un personnage de fiction et de l’interpréter, c’est la preuve ultime que l’identification fonctionne. Cela signifie 1) que le personnage donne envie d’être incarné, que les lecteurs ont « envie d’être lui/elle », 2) que les gens se sentent capables de l’incarner. Et c’est bien ce dernier point le plus important.
L’objectif est avant tout de faire en sorte que le lecteur cerne la logique du personnage et son fonctionnement. Il faut l’autoriser à cela, lui en donner les moyens. Cela peut sembler tout bête, mais c’est pourtant une lacune de nombreux livres : l’auteur garde parfois jalousement, et pour de mauvaises raisons (1), les clefs de son personnage. Résultat : on ne le comprend pas. Non seulement personne n’aurait envie de l’incarner dans une soirée déguisée, un jeu de rôle ou une pièce de théâtre, mais en plus nous en serions bien incapables tant son fonctionnement nous paraît obscur. Nous ne saurions tout simplement pas comment l’interpréter.
Prends l’exemple d’une histoire policière avec un serial killer. Ce que le lecteur aime, c’est comprendre le tueur, saisir sa démarche cognitive atypique. On ne te demande pas que ton lecteur puisse « se reconnaître » dans le tueur (il ne manquerait plus que ça !), on te demande de lui fournir assez d’éléments de compréhension pour qu’il puisse « se mettre à sa place ». Pour qu’il puisse saisir le point de vue du psychopathe, aussi tordu et malsain soit-il. Oui, l’auteur doit permettre l’identification (pour un même lecteur) à des personnages allant d’Alice à Hannibal Lecter, de Julien Sorel à Gandalf le Gris.
De la faculté de l’auteur à déployer ce lien empathique entre son lecteur et chacun de ses personnages majeurs dépendra la « vie » de ces derniers : s’il les comprend, il acceptera leur existence et donc croira à leur histoire.
Les méthodes et techniques pour aboutir à ce résultat dépassent le cadre de cet article, mais tu remarqueras qu’on reboucle sur d’autres posts publiés sur ce blog :
— faire en sorte que le personnage soit spécifique à ton histoire (et non générique). Dans une soirée déguisée, personne n’a envie d’incarner le quidam lambda. Contrairement à ce que pensent les auteurs novices, plus un personnage sera banal – plus il sera le portrait de « monsieur/madame tout le monde » – et moins le lecteur s’y identifiera ;
— faire en sorte que les traits du personnage soient liés entre eux par une certaine logique, soient cohérents : là où une vraie personne est un assemblage de hasards et de contradictions parfois irrationnelles, un personnage de fiction doit faire sens ;
— rendre clairs les envies, les désirs, mais aussi ce qui motive les personnages à l’intérieur d’eux-mêmes (ses besoins).
— vérifier que le récit comporte bien les éléments permettant au lecteur d’assembler le puzzle : c’est bien d’avoir créé leurs backgrounds dans tes fiches de personnages, mais il faut que les éléments importants se retrouvent dans le texte même. Qu’on puisse lire ses pensées, ses déductions, ses décisions, ses doutes.
La littérature est un laboratoire de la compréhension humaine : il n’y a qu’en permettant au lecteur de cerner ses personnages que l’auteur ouvre les portes de la réflexion. Le lecteur peut alors se comparer aux différents protagonistes, établir des corrélations, voir ce qui le rapproche ou le sépare de tel ou tel personnage ; s’y reconnaître, l’aimer ou compatir à son sort ; le rejeter, le haïr ou le mépriser. Bref, éprouver envers lui des émotions. C’est cela, permettre l’identification.
M’enfin, ce n’est que mon avis.
(1) La justification préférée des auteurs est de « conserver une part de mystère ». Or, tu connais mon avis sur le mystère.
Article précis, concis et très intéressant. Merci du partage !
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Je te remercie ! Bonne écriture et bonne lecture à toi 🙂
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Très intéressant ! Tu maîtrises ton sujet, ça se voit ! Je ne m’étais jamais posé la question, c’est très vrai, j’avoue.
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A reblogué ceci sur Pauline Mary Licoph Écrits.
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