Choisir son temps de narration

« Il est temps d’en parler, non ?
— Ah ah. »


Après avoir choisi sa narration, les auteurs s’interrogent sur un autre point (on m’a d’ailleurs posé la question en commentaire d’un précédent article) : à quel temps écrire ? Heureusement, pas besoin d’un long article pour cela, car la réponse est toute simple : en français, le temps du récit, c’est le passé.

Voilà. Ne me remercie pas.

Fin d’article.


Et le présent alors ?

Dans des nouvelles, textes courts, essais, exercices de style, on retrouve régulièrement l’emploi du présent. Mais dans mes posts, je donne essentiellement des conseils pour l’écriture de romans de fiction. Dans ce cadre-là, tu peux quasiment oublier l’emploi du présent comme temps principal de narration. Non pas que ça n’existe pas (oui, je vois les spécialistes prêts à me bondir dessus et me donner des noms d’œuvres entièrement rédigées au présent), mais ces livres sont (en tout cas parmi les classiques) minoritaires, et le présent y est choisi dans un but très spécifique. Aujourd’hui, certes, l’emploi du présent prend de l’ampleur via une sorte de phénomène de mode, souvent critiqué par les auteurs les plus « littéraires ». Critiqué pourquoi ? Pour plein de raisons.

Un temps inhabituel

Même si les auteurs débutants essaient de se persuader du contraire, le présent n’est pas un temps de récit naturel en français. C’est culturel. C’est comme ça : depuis des siècles et des siècles, on raconte les histoires au passé. En conséquence, pour une majorité de lecteurs, lire un récit au présent demande un effort (c’est mon cas : j’ai terriblement de mal à lire un récit long rédigé au présent, c’est infernal). C’est un frein, qui a tendance à sortir le lecteur de la fiction.

Paradoxe temporel

On lit souvent qu’écrire au présent permet de donner une impression d’immédiat, de « vivant ». En effet, quoi de plus logique que de penser qu’un récit au présent semblera plus actuel qu’un récit au passé ?

Et pourtant ce n’est pas le cas. Les études ont montré que pour la majorité des lecteurs (une courte majorité, mais une majorité quand même), un récit au passé semble plus « immédiat » que le récit au présent. Là aussi, nos habitudes culturelles y sont sans doute pour quelque chose : le présent de narration, en français, s’intègre généralement dans des récits au passé.

Exemple : « Je déambulais tranquillement dans la rue quand soudain quelqu’un s’arrête à côté de moi et me force à stopper ma marche. Je tourne la tête et là qui vois-je ? Martin. »

Certains verbes sont bien conjugués au présent, mais nul doute dans nos esprits : la scène appartient bien au passé. Nous sommes habitués à cette gymnastique intellectuelle, et donc, quand on lit un récit écrit au présent, dans notre tête, il n’est pas si évident que la scène se déroule bien au moment où l’on parle.

De plus, quel est l’effet rendu ? Moi, j’appelle ça le bullet time, comme au cinéma : on accentue l’intérêt dramatique en focalisant l’intérêt du lecteur sur une scène précise. On ralentit le temps, on ne l’accélère pas !

Et l’auteur Philip Hensher de fustiger les écrivains qui pensent que le présent rend leurs écrits plus vivants : « L’écriture est vivante si elle est vivante. Un changement de temps ne fera pas ça pour vous » (1).

Changement de perspective

Dans les articles Choisir sa narration, nous avons vu les points forts de chaque type de narration. Un autre problème du présent est qu’il contrecarre ces avantages, annulant leurs effets.

RÉCIT À LA PREMIÈRE PERSONNE

Observons les exemples suivants :

 « À la nuit tombée, je rentrais chez moi. Je me sentais fourbu, épuisé de ma journée, et je me laissais tomber dans mon fauteuil en soupirant. J’eus envie de prendre un bain, mais ne m’en sentis pas le courage — ou peut-être fut-ce ma facture d’eau mirobolante du mois précédent qui m’en empêcha. »

« À la nuit tombée, je rentre chez moi. Je me sens fourbu, épuisé de ma journée, et je me laisse tomber dans mon fauteuil en soupirant. J’ai envie de prendre un bain, mais ne m’en sens pas le courage — ou peut-être est-ce ma facture d’eau mirobolante du mois dernier qui m’en empêche. »

Étrangement, de nombreux auteurs ne voient pas le problème que pose l’extrait N° 2. Le souci n’est pas tant lié au temps qu’à la perspective de la narration, qui change sans qu’on s’en rende compte.

Imagine que tu viens de passer une semaine de vacances à l’étranger et que tu en fais le récit à tes amis : tu vas parler à la première personne, au passé. Tu as une vue d’ensemble de tes vacances, tu vas faire le tri de ce qui est intéressant ou pas, et tu vas en faire un récit à tes amis selon ton point de vue, t’attardant sur les éléments captivants, zappant ceux qui ne le sont pas. Très bien. Maintenant, imaginons qu’on souhaite faire la même chose au présent : ce n’est plus du tout pareil. C’est comme si tu débutais tes vacances avec un magnéto et que tu devais décrire ton voyage en direct au quotidien. Si tu veux être « logique » il te faut tout décrire, sans avoir aucune idée de ce qui sera important ou pas par la suite. Un personnage qui raconte à la première personne au présent se regarde agir et énonce ses actions et ses pensées au fur et à mesure : cela donne un effet froid et clinique, souvent monotone, loin de la complicité que le personnage est censé tisser avec le lecteur grâce à son témoignage (d’ailleurs, sauf astuce scénaristique, le personnage ne s’adresse à personne, sinon à lui-même !). De plus, le récit sera beaucoup plus long ! Au passé, le personnage peut dire « le premier jour, j’étais trop fatigué et je n’ai rien fait ». Au présent, ce sera à l’auteur (invisible dans une narration au passé) d’intervenir pour faire une ellipse sur cette journée inintéressante.

Cela soulève également le problème de la lucidité du personnage sur l’instant : toute la couleur d’un récit à la première personne vient du regard que le personnage pose sur ses propres actions a posteriori. Dans l’exemple mentionné plus haut, au passé, la remarque sur la facture d’eau sonne juste : on sent que le personnage a réfléchi à la scène, et a compris des choses sur lui-même depuis. Au présent, l’effet est tout autre, et on a juste un personnage qui ne sait pas trop ce qu’il se passe dans sa propre tête.

Enfin, on perd complètement l’aspect témoignage, ce côté « récit rapporté », qui sonne vrai. À moins d’une astuce scénaristique (personnage télépathe par exemple) on brise l’illusion de réel, car nous n’avons aucun moyen d’être dans la tête du personnage au moment des faits.

Au final, sur le principe, utiliser le présent dans un récit à la première personne est un non-sens : si on choisit le récit à la première personne, c’est (en théorie !) pour bénéficier de ses points forts. Or, l’usage du présent annihile ces derniers. Et si l’auteur souhaite se justifier en disant qu’il voulait placer le lecteur « dans la tête du personnage », qu’il souhaitait quelque chose de plus « immédiat », il doit se rendre compte qu’il s’est trompé de narration : le récit à la troisième personne avec narrateur limité (écrit au passé) est bien mieux adapté et fait le job avec bien plus de facilité et d’efficacité.

RÉCIT À LA TROISIÈME PERSONNE (narrateur limité)

Observons les exemples suivants :

« Il sauta, se laissa rouler au sol comme on le lui avait appris à l’entraînement, et se redressa dans un même mouvement. Il aperçut sa proie tourner au bout de la rue, et s’élança à sa poursuite. »

« Il saute, se laisse rouler au sol comme on le lui a appris à l’entraînement, et se redresse dans un même mouvement. Il aperçoit sa proie tourner au bout de la rue, et s’élance à sa poursuite. »

On dit souvent que le présent rend l’action plus « cinématographique ». C’est vrai : au présent, l’exemple ci-dessus sonne comme si nous étions témoins de l’action, comme si nous étions en train de décrire à haute voix la scène se déroulant devant nos yeux. Cela peut sembler un effet souhaitable… sauf que le récit au passé fait mieux encore : il gomme cette distance. Nous ne sommes plus en train d’assister à la scène comme au cinéma, nous sommes en train de la vivre. Nous sommes le personnage.

Le présent nous « sort » du personnage, nous replaçant dans une position de spectateur au lieu d’acteur, nous faisant perdre cet énorme point fort, ce principal bénéfice du récit à la troisième personne (narrateur limité), à savoir l’immersion.

Attention : qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas.

Cet article n’est pas une croisade « anti-présent ». Il existe des livres intégralement au présent, très réussis, quelle que soit la narration. Mais il faut savoir que ces œuvres sont minoritaires, et que le présent y a été spécifiquement choisi pour une raison précise. L’usage du présent permet des effets de style, mais pour citer l’auteur Philip Hensher à nouveau : « Ce qui était autrefois un effet rare et intéressant commence à devenir totalement conventionnel ». Mieux vaut user du présent avec parcimonie pour profiter au mieux de son atmosphère particulière.

Exemple : Citons le cycle de La Passe-miroirs de Christelle Dabos. Rédigé à la troisième personne (narrateur limité), au passé, il contient des chapitres entiers rédigés à la première personne, et au présent ! Mais la situation s’y prête particulièrement : un personnage explore ses propres souvenirs, et revit des scènes de son passé. Le personnage « se regarde agir » dans des scènes depuis longtemps terminées. L’effet de rendu est conforme à ce que je mentionnais plus haut (le personnage se parle à lui-même, dans une sorte d’analyse clinique des événements remémorés, qui fait presque « onirique », comme s’il était sous hypnose)… mais dans ce cas c’est exactement ce que souhaite l’autrice. Cela sert les intérêts de son récit. Ironiquement, tu constateras que l’auteur a choisi une narration au présent pour raconter les événements les plus anciens de son récit, extrêmement lointains dans le temps… et que lorsqu’elle souhaite revenir à son personnage principal et à son histoire, elle reprend sa narration au passé.

Ne te trompe pas : mon seul message dans ce post est le même que pour le choix de la narration. Je te dis juste : « le choix du temps de narration n’est pas une décision qu’on prend au pif ou au feeling ». Certains blogs te conseillent de faire plusieurs essais, et de choisir « ce qui te semble le plus naturel ». C’est absurde. Tu dois avoir des raisons bien plus solides d’opter pour le présent. Le présent N’EST PAS un temps du récit naturel en français. Il est inhabituel, non instinctif, et contrecarre les avantages des narrations courantes (que ce soit la première personne ou la troisième). Il est donc important de se poser la question : « est-ce que je veux VRAIMENT écrire mon texte au présent, et si oui POURQUOI ? ». La plupart des auteurs interrogés répondent : « parce que ça me semble plus simple avec la concordance des temps, et tout ça…». C’est une très mauvaise excuse. Si tu n’as pas de meilleure explication à donner pour justifier ton choix, si ton récit ne s’y prête pas particulièrement pour une raison liée à l’histoire, d’ambiance ou autre, sache que tu te mets des bâtons dans les roues. Choisir une bonne narration et décider de l’écrire au présent sans raison valable, c’est choisir un super outil pour construire un meuble, et décider de bricoler avec des moufles, une main derrière le dos. Non, ce n’est PAS plus facile !

Dans l’immense majorité des cas, le meilleur temps pour ton récit, c’est le passé. C’est simple, naturel, transparent.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


… ou presque « que » mon avis.

(1) Tout comme l’auteur Philip Hensher, l’auteur américain Philip Pullman regrette cet engouement pour l’usage du présent en littérature, temps qui se répand de plus en plus et limite les options offertes aux écrivains. Il s’insurge et affirme ne plus lire de romans écrits au présent parce que cela ne procure « rien d’autre que de l’ennui » (Article cité : https://www.actualitte.com/article/culture-arts-lettres/booker-prize-critiques-contre-un-present-qui-pue-l-ennui/21087)

J’avais lu autre part (mais hélas je ne retrouve plus la source) une interview de l’auteur Orson Scott Card sur le sujet (ou alors c’est dans un de ses livres ?). Il estimait que les écrivains novices devaient réserver l’usage du présent à des fictions courtes ou des exercices de style littéraires.



(17 commentaires)

  1. j’aime pas trop le présent non plus et surtout je ne comprend pas qu’on puisse dire que c’est plus facile à écrire, moi je trouve tellement plus compliqué. Et le « je », j’aime pas spécialement le « je », c’est super dur aussi. En tout cas j’ai du mal à lire un texte long au présent. Donc c’est aussi mon avis 😀

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  2. Je suis d’accord avec toi, Stéphane, rien de tel que le passé pour un bouquin. J’ai moi aussi beaucoup de mal à lire un livre entièrement écrit au présent.
    Et puis… les temps passés de la langue française sont tellement beaux qu’il serait dommage de s’en priver, non 🙂 ?

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  3. Je tente actuellement une narration au passé composé parce que malheureusement, la situation d’énonciation particulière s’y prête. Mais ça reste lourd ! Franchement lourd. Je verrai quand le temps de la narration va rattraper l’action, si je peux en définitive tout réécrire au passé simple… -_-« 

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  4. Et pour les récits style « journaux intimes »? Est ce que selon toi ça peut faire figure d’exception, quant à l’emploi du présent?
    C’est le temps que j’ai choisi pour mon manuscrit et comment dire, j’en viens maintenant à douter…voire à regretter!

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    1. Bonjour ! Eh bien… c’est difficile d’être catégorique, et tout dépend ce que le personnage y raconte. Par exemple, si le personnage écrit dans son journal le soir pour raconter sa journée, il me semblerait vraiment TRÈS étrange qu’il le fasse au présent ! En revanche, il peut tout à fait exprimer ses impressions du moment. Exemple :

      « Ce matin, je suis allé au lycée en traînant les pieds… [blabla *récit de la journée au passé*]
      Ce soir, je me sens vidé. J’ai juste envie d’aller prendre un bon bain et de me coucher… [blabla *expression de ses sentiments présents*]. »

      Si on souhaite émuler un journal intime, il me semble capital de définir clairement « quand » le personnage écrit dans son journal par rapport aux évènements, à quelle fréquence et dans quelles conditions (où s’installe-t-il pour écrire ? etc.). Si cela est clair dans la tête de l’auteur, les conjugaisons ne sont alors qu’affaire de bon sens !

      J’espère avoir répondu à la question. Bonne continuation !
      🙂

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  5. Tres clair. Et complet.
    Reste que tes exemples où tu ne ne fais que changer de temps, en gardant les mêmes mots me paraissent un peu biaisés. Pour écrire souvent au présent (sur des nouvelles), je n’utiliserais jamais l’ecriture tres littéraire que tu emploies au passé.

    Il me semble qu’il faudrait comparer avec un truc dans ce genre pour le premier exemple:
    « Déjà la nuit. J’arrive chez moi. Fourbu, épuisé. Je tombe dans le fauteuil. Prendre un bain ? Ni le courage, ni l’envie avec ce que ça me coute. »

    Bref, je pense que la 1ere personne au present peut coller avec un écrit en mode « parlé » mais que c’est casse gueule, et souvent utilisé pour des mauvaises raisons.

    Ps: ton blog est vraiment super.

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    1. C’est (bien sûr) très vrai : on ne change pas de temps de narration simplement en modifiant la terminaison du verbe (tout comme on ne passe pas un récit de la troisième personne à la première simplement en remplaçant « il » par « je » : c’est carrément un nouveau texte qu’il faut réécrire de zéro et qui n’aura rien à voir, puisqu’on change la perspective).
      Quant à l’emploi du présent, tu as tout résumé dans ta phrase !
      PS : merci !

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  6. Encore un super article Stéphane! Merci!
    Pour partager mon expérience (le « moi je » classique du commentaire), j’ai un manuscrit au temps du passé ET, en plein milieu, un chapitre au présent. Cela me semblait être la meilleure chose à faire (pour décrire un souvenir aussi, comme Christelle Dabos), et ça fonctionne très bien, par contre : la croix et la bannière pour le rédiger! C’est louuuurd, ça pique les yeux, ark.
    Effectivement, le passé est le temps du récit, point.

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