La technique bride-t-elle la créativité ?

« Comprendre ce qu’il se passe sous le capot d’une voiture a-t-il un impact sur son design ?
— Euh… quel rapport ?
— Bonne réponse. »


Dès qu’on aborde les aspects techniques de l’écriture (règles de la dramaturgie, méthodologies de construction narrative, etc.), il y a TOUJOURS quelqu’un pour dire : « ces techniques brident ma créativité. Si on utilise tous les mêmes méthodes, on va tous écrire les mêmes histoires formatées et stéréotypées« . Comme j’en ai marre de débattre, je résume mon avis ici : laisse-moi t’expliquer pourquoi c’est, justement, tout le contraire.

Comparons à d’autres pratiques

Prenons un premier exemple très grand public : regardes-tu Top Chef ? À ton avis, quel est le cuisinier le plus libre d’exprimer sa créativité ? N’est-ce pas celui qui maîtrise parfaitement toutes les techniques de la cuisine et qui a les meilleurs outils, ce qui lui permet de réaliser toutes les folies qu’il a en tête ? Personnellement, je ne manque pas d’idées, mais je peux toujours imaginer un dessert splendide caché dans une coque de chocolat (ça m’impressionne toujours, les coques en chocolat) : si j’essaie de le réaliser, ce sera une catastrophe… parce que je n’ai pas la technique.

Si tu veux rénover un appartement selon tes goûts, ne seras-tu pas plus libre en maîtrisant tous les corps de métier et leurs techniques ? Si tu n’as aucune compétence, ne seras-tu pas limité, justement, à simplement remettre un coup de peinture comme tout le monde ? Côté bricolage, moi, c’est à peu près tout ce que je sais faire. Si tu souhaites composer un opéra, ou improviser un solo de musique, n’auras-tu pas plus de chances avec un solide bagage technique, plutôt qu’à tabasser les touches d’un piano comme un enfant de cinq ans ? Je suis musicien, et pratique la batterie depuis un bon nombre d’années, mais je demeure incapable d’improviser un vrai bon solo.

L’écriture est-elle est une activité technique ?

On en vient à cette question-ci, qui n’en est pas vraiment une.
D’évidence, comme absolument tous les arts et les artisanats, la réponse est « en partie, oui« . L’écriture n’est pas QUE technique (aucun art ne l’est), mais il y A indubitablement un solide volet technique, comme en musique, en peinture, en sculpture, en danse. Il y a bien sûr les règles d’orthographe, de grammaire, de syntaxes, de typologie. Et puis il y a la narration, la dramaturgie, la gestion des points de vue, les genres, et j’en passe…

Impossible de le nier.

Règles = uniformité ?

C’est un argument qu’on me ressort encore et encore : « mais si on applique tous les mêmes techniques, on fera tous et toujours pareil !« . Cette réplique, mon ami, est une phrase formatée, stéréotypée… et complètement absurde.

Parce que si tu y réfléchis deux minutes, tu te rendras compte que dans tous les autres arts, c’est le contraire qu’il se passe : MOINS tu possèdes de technique, et PLUS tu es condamné à faire toujours la même chose. Si tu ne sais pas cuisiner, tu passes ton temps à bouffer des pâtes. Si tu débutes en musique, tu te contentes de faire des covers. Que tu parles de peinture, de dessin, de tout ce que tu veux : moins tu sais comment ça marche, et plus tu es limité ; plus tu fais toujours la même chose ; plus tu ne fais que copier, consciemment ou pas, ce que font les autres. C’est un grand principe fondamental et universel. Il n’y a aucune raison que la littérature échappe à cet état de fait.

Tu n’as pas besoin de maîtriser les proportions du corps humain pour recopier le dessin d’un autre ; inutile de connaître le solfège pour reproduire un morceau que tu aimes bien. Mais si tu veux créer quelque chose qui te soit personnel, désolé, mais tu n’as pas le choix : il va te falloir comprendre comment tout cela marche.

Et la créativité, dans tout ça ?

C’est l’argument final qu’on me balance alors à la figure : « et tu en fais quoi, de la créativité ?« 

Comme si, en les encourageant à se nourrir de technique, je m’attaquais à leur créativité… et c’est là où ils mélangent tout. C’est comme si tu me disais : « je ne souhaite pas manger trop, sinon je n’aurais plus de place pour l’oxygène« . La nourriture va dans l’estomac ; l’air dans les poumons. L’un ne prend pas la place de l’autre. Mieux : pour vivre, tu as autant besoin de respirer que de t’alimenter. M’opposer la créativité quand je te parle de technique n’a juste AUCUN SENS.

N’aies pas peur que la technique vienne bouffer ta créativité : non seulement ce n’est pas possible, mais en plus elle t’es aussi nécessaire dans le monde de l’art que ton inspiration. Sans créativité, la technique n’a aucune utilité (si tu n’as rien à dire, peu importe de savoir t’exprimer) ; mais sans technique, à quoi sert la créativité ? Si tu ne sais pas parler, cela te fait une belle jambe d’avoir plein de trucs à dire…

Pourquoi tant de défiance ?

Je ne suis pas psy, mais j’ai plein de théories saugrenues. Comme par exemple, le fait que les littéraires, traumatisés par l’époque du bac, refusent le principe selon lequel l’écriture comporterait une quelconque part de technique (certains aspects quasi-mathématiques de la dramaturgie leur hérissent le poil). Ou alors le fait que beaucoup d’écrivains ont justement pas mal dépassé l’âge du bac (comme moi ;)) et ont du mal à se replonger dans l’aspect « cours » (quoi, il faut apprendre des trucs pour bien écrire ?).

Il y a probablement aussi une affaire de trouille : celle de réaliser que ces techniques si souvent rejetées sont finalement pleines de bon sens, très utiles, voire pour certaines carrément indispensables, ce qui remettrait peut-être en cause tout le travail d’écriture et les ouvrages réalisés jusqu’ici.

Mais plus encore, c’est cette histoire d’homogénéité et de conformisme qui revient le plus dans la bouche de mes interlocuteurs. C’est, semble-t-il, la plus grande terreur de l’artiste moderne : plus qu’écrire une bonne histoire, l’obsession est aujourd’hui d’écrire quelque chose d’original et de différent. C’est une destination que je comprends, et que je trouve louable… mais en rejetant l’aspect technique de l’écriture, ils ne prennent pas le bon chemin pour la rallier, et sont même à contre-sens. Il ne faut pas se leurrer : nous sommes encore, au fond de nous, des animaux. Par défaut, nous agissons par mimétisme. Étudier la théorie et le fonctionnement des choses permet de sortir d’un schéma bêtement reproducteur et d’innover. Sans technique, consciemment ou pas, on ne fait que copier ce qu’on a vu ailleurs, et on manipule des clichés. On ne peut pas innover sans connaître ce qui existe déjà et pourquoi/comment ça marche. La technologie fonctionne ainsi : les experts et spécialistes explorent jusqu’à toucher les limites d’une technologie, et alors cherchent à la repousser. C’est ainsi qu’on innove, pas en laissant la main au hasard (ça peut arriver, mais alors ne te vante pas d’avoir du talent, et remercie plutôt ta chance).

Dire qu’appliquer les règles de la dramaturgie entraîne l’homogénéité des récits est aussi absurde que de dire qu’appliquer les règles du solfège entraîne une homogénéité des musiques, ou que passer par l’école hôtelière te condamne à cuisiner les mêmes plats que les autres chefs. Encore une fois : c’est le contraire.

Si tu souhaites devenir musicien, ton premier réflexe sera de t’inscrire dans une école de musique. Normal. Et pourtant, je rencontre plein de gens qui espèrent devenir de bons écrivains sans aucune formation littéraire, sans avoir jamais ouvert de livre de conseils d’auteurs ni d’ouvrage de dramaturgie, sans jamais avoir suivi le moindre atelier d’écriture (qu’il soit en ligne ou présentiel)… et ça ne les choque pas.

« Je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien. »
Socrate

Évidemment, tu peux d’ores et déjà oublier les « recettes miracles » : l’écriture, c’est un vaste sujet. Les guides, formations ou masterclass qui te promettent de devenir écrivain en 10 leçons te vendent du rêve. On n’est pas dans Matrix, où quelques méthodes implantées dans ton cerveau te rendraient expert en arts martiaux.

Mais, hey, c’est apprendre à faire qui est intéressant ! Chronophage, d’accord, mais passionnant ! Si tu aimes un tantinet la littérature, soit un peu curieux : cherche donc à comprendre ce que tu fais !

Tout auteur digne de ce nom lit plusieurs romans par mois. Eh bien, ami auteur, je t’encourage à investir une partie de ce temps de lecture sur des ouvrages de référence liés à l’écriture. Participe à des ateliers. Développe ton bagage méthodologique, d’une façon ou d’une autre : lis différents spécialistes, confronte leurs points de vue et leurs études (parce qu’évidemment, ils ne sont pas tous d’accord). Analyse, réfléchis. Essaie, adopte, adapte, rejette, mixe. Et ainsi, peu à peu, à force d’apprendre à savoir-faire, tu pourras vraiment réaliser toutes les folies qui cognent aux parois de ton imaginaire (comme des coques en chocolat).

Sans limites.

Vraiment libre.

“La liberté commence où l’ignorance finit.”
Victor Hugo

M’enfin, ce n’est que mon avis.


« Libérée…! Délivrée…!
— Déjà que je ne t’aimais pas beaucoup mais maintenant c’est officiel : je te hais. »

(13 commentaires)

  1. Je suis complètement d’accord avec cet article. La technique, c’est important, pour n’importe quel art…
    Après, avec un coup de chance fantastique, il est peut-être possible d’écrire un super bouquin… mais c’est comme gagner au loto, ça n’arrive pas souvent, et le reste du temps, le bouquin est au mieux passable, au pire complètement nul…
    M’enfin, là aussi, ce n’est que mon avis 😉

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  2. Entièrement d’accord avec cet article. Il est illusoire de penser se passer de technique… L’écriture est un art, et chaque art possède ses codes et ses compétences, qu’il faut acquérir. Personne n’est un artiste inné.

    Il est aussi faux de croire que les artistes qui ont brisé les codes de leur art (au hasard, le nouveau roman, ou les vers libres de Rimbaud) se moquaient de la technique… Bien au contraire, c’est parce qu’ils connaissaient parfaitement la technique qu’ils étaient capables d’innover et de laisser libre cours à leur créativité (comme tu l’as rappelé).

    Je préciserais aussi qu’il faut distinguer deux types de « créativité » : le fond et la forme. Une intrigue peut être ultra originale, mais dans une forme ultra classique, tandis qu’une intrigue banale peut prendre à revers par des choix de style originaux. Mais dans les deux cas, la technique est nécessaire pour une oeuvre réussie.

    Par contre j’aurais une réserve sur la dramaturgie et les ateliers d’écriture. Je ne pense pas qu’il faille absolument suivre des cours, et étudier des tas de bouquins « techniques ». Par contre, il est indispensable, a minima, d’effectuer une lecture analytique de nombreux romans du genre dans lequel on souhaite s’inscrire, et étudier chaque intrigue, chaque personnage, les dialogues, comment les amener, comment introduire un point de vue… C’est en absorbant toutes ces informations (et tous les différents styles des auteurs) qu’on en ressortira, à terme, son propre style (j’en parle sur mon blog d’auteur).

    Bien évidemment, je pars du principe qu’on possède un solide bagage en français et en rédaction, et qu’on possède un certain sens de la narration qui peut être inné ou acquis.

    Bref, excellent article 🙂

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    1. « Effectuer une lecture analytique de nombreux romans » et les étudier, cela s’appelle être autodidacte, et ce n’est (malheureusement) pas donné à tout le monde. On peut – et j’ai commencé comme cela : c’est grisant de comprendre des choses par soi-même. Mais quand même, à moins de disposer de grandes prédispositions, on est très vite limité. Apprendre via des cours / des livres / des mentors, cela fait tout de même gagner beaucoup de temps. 🙂 Merci pour ta lecture et ton commentaire !

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  3. C’est un peu comme ceux qui disent que les contraintes d’écritures sont un frein à la créativité et n’hésitent pas les ignorer (cas classique dans le cinéma, on sacrifie la cohérence pour faire des scènes mémorables).
    Alors que jusqu’ici, j’ai toujours trouvé qu’avoir des contraintes, cela nous force à nous contorsionner pour passer outre, elles éliminent souvent les idées de premier jet et nous obligent à travailler nos concepts, et au final gonflent notre créativité.
    C’est un peu hors sujet, mais on a le même fond de vouloir à tout prix la simplicité.

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  4. En tant qu’autiste Asperger, j’ai beaucoup de mal avec vos points de vue… mais ça ne doit en aucun cas m’incriminer. Dès fois, ça me désole de nager à contre-courant. J’ai l’impression que je ne deviendrai jamais auteure vu que je pense trop différemment. Mais pourquoi de nouvelles approches n’existeraient-elles pas, en parallèle de votre monde à vous, les gens « normaux » ? Ou les Moldus comme j’aime le dire parfois tant je me sens incomprise…

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    1. Être auteur ne dépend pas de vos points de vue, cela dépend de vos histoires, et peu importe la méthode que vous employez pour les écrire. Si vous êtes capable d’écrire de fantastiques récits sans aucune connaissance technique, ne vous en privez pas, et tant mieux pour vous.
      Et rassurez-vous : si j’ai estimé nécessaire d’écrire cet article, c’est justement parce que mon point de vue est loin d’être majoritaire et que la plupart des auteurs sont en désaccord avec ce que j’expose ici (si vous êtes en désaccord avec moi, vous êtes donc loin d’être seule). Si mes arguments n’ont pas su vous convaincre, ma foi, ce n’est pas grave, ce n’est que mon avis.
      😉

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