Le syndrome de l’auteur-menteur

« Un léger vent parcourut alors la pièce, et…
– Tu as pété, c’est ça ?
– Euh… non ?
– Menteur. »


Parfois, mes idées d’articles proviennent de mes lectures, et une petite chose qui m’agace peut devenir prétexte à discussion technique. C’est le cas aujourd’hui. Car aujourd’hui, je veux te parler de ce que je vais appeler « le syndrome de l’auteur-menteur ».

Quand je suis lecteur, j’aime être surpris… mais je n’aime pas être pris pour un dindon. J’accepte d’un auteur qu’il me cache certaines choses (dans certaines limites, cf. mon article « Le coût du mystère), mais pas qu’il use de son pouvoir sur les mots afin de me faire prendre des vessies pour des lanternes. Mentir, pour un auteur, est le pêché capital. C’est là toute la difficulté du métier : raconter une fiction (qui n’est pas réelle) tout en disant pourtant la vérité.

Je vais te donner un exemple caricatural pour illustrer mon propos : tu lis un récit à la première personne, et le personnage te raconte ses péripéties. Certains aspects de l’histoire sonnent bizarres, mais bon, tu continues. Et puis à la fin du récit, la chute : ah ah, tu as cru que le personnage était un être humain ? Eh bien non, c’était un chat ! * roulement de batterie et coup de cymbale *

L’auteur est fier de lui : il pense avoir surpris le lecteur. Sauf qu’il ne l’a pas « surpris », il l’a « trompé », et ce n’est pas pareil ! Il a joué sur les mots, utilisé certains termes plutôt que d’autres, il a truqué ses descriptions, bref : il a tout fait pour te faire croire que le personnage était un être humain. Il ne t’a pas « caché une info » : il t’a induit volontairement en erreur.

La fiction est la vérité dans un mensonge.
Stephen King

Dans cet exemple d’un récit rédigé à la première personne avec un protagoniste chat, le vrai challenge pour un auteur (la véritable difficulté d’écriture) consisterait à trouver une voix « juste » : la voix du chat. Admettons que l’animal nous parle : quels sont ses centres d’intérêt ? Que nous dirait-il, et comment le ferait-il ? Le texte « vrai », c’est le texte qui va te donner l’illusion qu’un chat te raconte son histoire. Qu’il pense effectivement ce qu’il dit dans le texte. Or, si l’auteur cherche à faire croire au lecteur qu’il s’agit d’un humain, il va le faire s’exprimer comme un humain, avec des considérations d’humain, etc. et alors il est juste un mauvais auteur : son texte est « faux ». C’est une imposture. Pas de quoi être fier : c’est facile de surprendre quelqu’un quand on ne lui dit pas la vérité !

Le problème avec les récits qui ne maîtrisent pas leur narration est un problème de « voix » : celui qui raconte (le narrateur, quel qu’il soit) ne s’exprime pas comme il devrait, et à sa place c’est l’auteur qui parle. Or, si le narrateur peut mentir au lecteur (le chat peut prétendre ne pas avoir volé le poulet rôti qui traînait dans la cuisine), l’auteur lui n’en a pas le droit (il ne peut pas interpréter le chat comme s’il s’agissait d’un homme, c’est comme qui dirait une faute professionnelle).

C’est vrai pour tous les livres : un auteur n’a pas le droit d’empêcher le narrateur de dire ce qu’il DEVRAIT dire (ça va, je suis toujours clair ?). C’était un peu mon coup de gueule dans mon article sur le mystère : si on a passé les trois-quart d’un livre dans la tête du détective en ayant accès à toutes ses pensées, l’auteur ne doit pas nous dissimuler soudain certaines informations cruciales que le personnage connaît ; dans un récit à la première personne, si le personnage féminin boit un jus de raisin au lieu d’un verre de vin pour que sa famille ne remarque pas qu’elle est enceinte, le lecteur ne peut ignorer ni la grossesse, ni la nature du breuvage ; si un personnage écrit une lettre à sa mère, il ne faut pas truquer les phrases pour nous faire croire qu’il écrit à sa femme : aucun homme n’écrit à sa mère comme il écrit à sa femme, et une lettre qui pourrait s’adresser à l’une comme à l’autre est un faux (et ne s’adresse en fait ni à l’une ni à l’autre).

Toutes ces pseudo-astuces n’ont qu’un but : créer de la surprise. L’objectif est louable. Mais c’est de la surprise de synthèse, chimique, pas naturelle. Elle n’a qu’un goût de tromperie. Et en plus, même si ça impressionne certains lecteurs peu exigeants, la vérité, c’est que c’est très facile à écrire. De 90% à 100% des auteurs débutants – moi y compris – ont écrit au moins une fois l’un de ces textes où « le narrateur n’est pas celui qu’il semble être », où « l’action décrite n’est pas ce que l’on croit » : l’auteur ne se rend compte que plus tard, avec un peu de maturité, qu’il a juste joué un sale coup à son lecteur ; c’est aussi mesquin que la fameuse chute « et tout ça n’était qu’un rêve » (et ça n’a pas plus d’intérêt).

Tu veux surprendre ton lecteur ? Bonne initiative, mais fais-le sans lui mentir, jamais. Sinon c’est de la triche. Et tricher c’est pas bien.

M’enfin, ce n’est que mon avis.



« Tu as envie de conclure ?
– Écoute… je veux pas te mentir… donc : non. »

(5 commentaires)

  1. Comme toujours, ton article très intéressant. Je comprends ton point de vue. Tromper son lecteur c’est mal. Mais si on pense que le lecteur est assez malin pour ne pas se laisser tromper? Moi, j’aime bien mentir et j’essaie de manier un narrateur de très mauvaise foi en espérant qu’il ne sera pas forcément cru par le lecteur.

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    1. Comme souvent, c’est très difficile de répondre à la question sans un exemple précis : cela dépend de beaucoup de choses, et en premier lieu de la narration choisie. Les personnages peuvent mentir, et donc un récit à la première personne peut mentir (ce n’est pas ce que je critique ici). Un narrateur omniscient peut être de mauvaise foi, cacher des choses et s’arranger avec les évènements pour mener son histoire comme il l’entend. Un récit en narration focalisée, lui, ne peut pas mentir, et c’est bien ce que je critique ici : si le personnage est un chat, le lecteur doit le savoir ; s’il rédige une lettre à sa femme, le lecteur doit le savoir ; s’il boit du jus de raisin en faisant croire à ses amis que c’est du vin, le lecteur doit être dans la confidence. Ce n’est que de la logique : la narration focalisée est une narration d’immersion, or le mensonge implique de tenir le lecteur à l’écart. En fait, ce vieil article sur le syndrome de l’imposteur rejoint mes tout derniers sur la confusion de narration…
      🙂

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  2. J’ai relu tes articles sur le choix du narrateur. Effectivement, tu as raison, selon le choix de narration, on se doit à une plus grande part de « vérité ». Le point de vue narratif, selon qu’il soit intérieur ou extérieur au personnage sera moins teinté de ses propres interprétations et de son éventuelle mauvaise foi!

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  3. Votre article me rappelle le livre d’un auteur Japonais, Natsume Sôseki, dont le narrateur est un chat. Mais pas de « surprise » de son côté, puisque le roman s’appelle ouvertement « Je suis un chat ». Une jolie façon de jouer sur le stéréotype que vous pointez justement 🙂
    Pour ces fameux effets de surprise, tout est en fin de comptes dans l’agilité du narrateur, dans le choix e son point de vue, et dans sa capacité à jouer et à faire jouer / enquêter le lecteur sans le tromper. Après, il peut être très amusant d’avoir une narration interne avec un personnage ou bien ignorant, ou bien clairement buté, et il y aurait une sorte de pacte entre l’auteur et son lecteur suffisamment malin. Mais là encore, la subtilité de l’écrivain fera capoter ou réussir la chose. Très intéressant en tout cas, cette réflexion sur la vérité et le mensonge, et le rapport à la fiction qui est un mensonge devant habilement savoir se coudre comme une vérité. Un juste et habile dosage entre la suspension de l’incrédulité du lecteur et le devoir de ne pas en abuser ¤

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  4. Toujours une grand plaisir de lire vos articles pleins d’humours.

    Je suis parfaitement d’accord et ça m’agace aussi. Au final lors de la chute je me dis juste « ah bah tout ça pour ça » et souvent je ferme le livre. Une des raisons principales pour lesquelles j’écris et j’apprécie de lire presque exclusivement des récits à la 3ème personne focalisée c’est justement pour faire ressortir les bons côtés des « mensonges » d’auteurs. Je parle de ceux où l’on sait ce que tous les personnages savent chacun de leur côtés et on les voit essayer tant bien que mal de ne pas faire d’erreur sans les informations cruciales qui manquent à chacun. C’est ça qui pour moi donne lieu aux retournements de situation du récit, on découvre les secrets de l’histoire en même temps que le protagoniste sans avoir le sentiment d’avoir été trompé car chacun sait ce qu’il espérience!

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