Focus : nombre de mots par phrase

« Un !
— …
— Ah ok, tu te la joues encore plus minimaliste que moi ? »


[Que sont les articles « focus » ? C’est expliqué ICI]

Tes lettres forment des mots, tes mots forment des phrases. Ces dernières varient en taille, tantôt courtes, tantôt longues. Forcément, des chercheurs en sont venus à se demander s’il y avait une longueur de phrase « idéale », et beaucoup de blogs ou articles conseillent aujourd’hui aux auteurs en herbe de favoriser les phrases courtes.

Pourtant, d’emblée, il semble absurde de vouloir « calibrer » la longueur de ses phrases : la musique de la langue passe obligatoirement par des variations, et un texte dont toutes les phrases seraient de même taille (qu’elles soient courtes ou longues) s’avérerait monotone. Néanmoins, comme dans les précédents articles focus, il est intéressant d’étudier ce point au prisme d’une moyenne sur l’ensemble d’un texte, et d’essayer de comprendre ce qu’il se passe.

Les études ont montré que l’unité de mémorisation immédiate du processus de lecture oscille entre 8 et 20 mots par phrase selon le lecteur, avec une moyenne entre 12 et 16. Les chiffres précis varient d’une étude à l’autre, mais les résultats sont globalement cohérents : il semble qu’une moyenne de 15 mots par phrase reste une cible accessible au lecteur moyen… en tout cas au lecteur moyen d’aujourd’hui.

La moyenne dans les œuvres littéraires du 18ème siècle tournait autour d’une quarantaine de mots par phrase. Elle n’a cessé de chuter au fil du temps. On trouve des moyennes de 38 pour Proust, de 18 chez Flaubert (pourtant de la génération précédente), de 13 pour Duras. Aujourd’hui, la moyenne de la littérature moderne tourne autour des 15, mais tout ceci n’est qu’affaire de style.

Comme d’habitude pour ces articles focus, la vérité ne se situe pas dans les décimales de la statistique, mais plus dans l’idée qu’il y a derrière. Le fait est que la capacité de notre mémoire à court terme en lecture est assez faible. Cet « empan de lecture » est plus ou moins élevé selon la culture du lecteur. Les études ont montré que plus le lecteur est aguerri, cultivé et spécialiste, plus il lit vite et assimile aisément des phrases longues. Les textes scientifiques contiennent ainsi généralement une moyenne de mots par phrase assez élevée (souvent >20), quand une littérature moderne qui se veut accessible à tous tente généralement de rester sous la barre des 15.

Statistiques (deux calculs distincts aujourd’hui) :

Le nombre moyen de mots par phrase se calcule en divisant le nombre total de mots du texte par le nombre de phrases du texte.
– entre 14 et 16, il semble que tu sois dans la moyenne actuelle ;
– entre 12 et 13, tu sembles être un adepte des phrases courtes ! On observe rarement moins en littérature ;
– plus tu montes vers les 20, plus tu te situes dans une fourchette haute. Si tes bêta-lecteurs semblent trouver ta lecture laborieuse, tu as peut-être ici une piste à creuser. Sois conscient que seuls les plus aguerris de tes lecteurs te suivront sur plusieurs centaines de pages avec une telle moyenne.

Le taux de phrases longues se calcule en divisant le nombre total de phrases longues (> 35 mots) par le nombre de phrases totales du texte.
– autour de 3%, il semble que tu sois dans la moyenne ;
– mais si tu descends en dessous, ce n’en est que mieux, car ces valeurs de référence datent un peu (de nos jours, on les tolère moins, les phrases à rallonge) !
– si tu dépasses les 5%, tu te situes dans une fourchette haute (surtout pour notre époque).

Il est à noter qu’avec certains logiciels d’aide à l’écriture, il est possible de paramétrer le nombre de mots par phrase à partir duquel on estime la phrase « longue ». Fais quelques essais : tu verras que placer la frontière à 30, 35 ou 40 change radicalement la statistique ! Place donc le curseur où tu le souhaites en fonction de tes objectifs.

Attention : ce n’est pas un jeu, et « plus court » ne veut pas forcément dire « plus lisible ». Je rappelle que ces focus ne sont que des indicateurs de tendance qui servent à te faire prendre conscience des mécanismes de lecture/écriture pour améliorer ton style : ce ne sont pas des scores à battre. En l’occurrence, la lisibilité d’une phrase est tout autant affaire de structure que de longueur !

Les mots de la première partie de la phrase sont en théorie plus aisément mémorisés ; le lecteur oublie plus facilement ce qui se trouve en milieu et fin. Il est donc souvent pertinent pour l’auteur de placer les éléments importants en début de phrase. Cela reboucle avec les articles focus critiquant la voix passive et les tournures impersonnelles : des éléments peu signifiants y occupent les têtes de phrase, et les vrais sujets sont repoussés plus loin. C’est donc aussi pour cela que ces tournures « marquent » moins le lecteur et paraissent ternes.

Ceci dit, l’une des pratiques de Proust pour améliorer la lisibilité (malgré ses phrases longues) était de recourir à des phrases prédictives, c’est-à-dire des phrases dont le début « implique » une suite. Elles soutiennent l’intérêt du lecteur, captent son attention.
– Phrase non prédictive : « Les gobelins leur tournaient autour, exhibant leurs crocs jaunis avides de chair fraîche. » (l’information principale est dans la première partie de la phrase, on pourrait presque stopper la lecture à la première virgule).
– Phrase prédictive : « Exhibant leurs crocs jaunis avides de chair fraîche, les gobelins leur tournaient autour. » (le début de phrase implique une suite, crée une tension et une attente d’action).

Cette pratique semble contredire ce que j’exposais plus haut, à savoir que le lecteur se souvient mieux du début de phrase que de la fin, mais ce n’est au contraire qu’une exploitation de cette règle : en plaçant des éléments d’attente au début, on focalise et attise l’attention du lecteur, puis on place l’action (forte et mémorable) en conclusion.

Enfin, il faut aussi se souvenir que l’important n’est pas que le lecteur mémorise les mots, mais bien qu’il mémorise les idées. L’emploi de phrases longues n’est donc pas si problématique, à condition que l’auteur n’y multiplie pas les sous-phrases qui perdent le lecteur. S’il y a plusieurs idées fortes à faire passer, mieux vaut les distinguer via plusieurs phrases séparées : cela leur donne à chacune plus de poids, et plus de chances d’être captées et mémorisées par le lecteur.

M’enfin, ce n’est que mon avis.


Cet article affiche une moyenne de plus de 21 mots par phrase, pour 9 phrases longues (4,70%) : des stats hautes, tolérables pour un article explicatif mais pas pour un roman. À titre de comparaison, mon dernier livre est sous les 14 mots/phrase de moyenne et à 2,35% de phrases longues.


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(10 commentaires)

  1. Perso j’aime bien les phrases courtes ! Souvent elles sont rallongé inutilement. J’ai essayé sur quelques-uns de mes textes au hasard. J’ai obtenu un 10 sur un texte ou le perso angoisse et fait des phrases très courtes. Mais sinon c’est plutôt 13-14-15 qui revient le plus. Je trouve que c’est plus naturel ^^

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    1. Cela nous semble plus naturel, effectivement, surtout parce que c’est une moyenne à laquelle nous sommes habitués en tant que lecteurs. Entre 13 et 15, tu es vraiment dans des longueurs de phrases d’aujourd’hui, comme la plupart d’entre nous d’ailleurs. Bonne continuation ! 🙂

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      1. Oui aussi mais je voulais parler du naturel de l’oral. On fait rarement des phrases tarabiscotées ​à l’oral. Après, c’est peut-être le même phénomène qu’à l’écrit, mais avait pas.d’enregistreur vocal à l’époque ^^

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  2. Recette pour malmener son égo
    1) Remarquer qu’il y a trop de phrases courtes dans un texte lors d’un atelier d’écriture et que cela gêne la lecture.
    2) Se faire rembarrer par l’auteur et déprimer
    3) Relire l’article de Stéphane Arnier pour y chercher des arguments.
    4) Exhumer un chapitre dont on est fier et vérifier son propre nombre de mots / phrase.
    5) Voir Antidote afficher 9.8 et re-déprimer.
    6) Se dire qu’Arnier se trompe et ne doit pas prendre en compte les dialogues.
    7) Choisir un chapitre au hasard dans Harry Potter 3, voir Antidote afficher 15.9 et re-re-déprimer (je suis désolée d’avoir douté)
    6) Se rappeler que le texte a été écris à la première personne, de façon à caractériser le perso 1.
    7) Exhumer le chapitre suivant, avec la voix du perso 2.
    8) Voir Antidote afficher 16.9 et exulter.
    9) Lorgner sur le projet actuel, ne pas oser le passer sur Antidote et re-re-re-déprimer 🙂

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    1. Alors :
      1) avec les chiffres que tu donnes, je ne vois aucune raison de déprimer ! 😀
      2) les statistiques ne sont que des chiffres, et en tant que calculs, ils sont plus « fiables » sur des grandes quantités de textes que sur de courts chapitres. C’est bien de surveiller ton travail chapitre par chapitre, mais mieux vaut voir la tendance sur le livre entier. La preuve : si tu fais la moyenne de tes deux chapitres (un à 10 mots par phrase et un à 17 mots), ça te fait une moyenne à 13,5.
      3) les statistiques ne sont pas des réponses, elles ne sont que des questions. Le but est de s’interroger sur nos pratiques d’écriture grâce aux chiffres, pas de se flageller si on obtient des résultats surprenants. Avoir beaucoup de phrases courtes sur un passage peut être voulu. Ou même involontaire, ce n’est pas forcément gênant. Tout dépend. Moi ce qui m’interroge dans ton commentaire, c’est que tu sois à 10 mots par phrase dans un chapitre (ce qui est très bas), et à 17 dans le suivant (pas loin du double, ce qui est un peu haut) : ça, ça mérite réflexion (ce n’est pas « bien » ou « mal », c’est juste surprenant et ça mérite que tu te demandes pourquoi il y a un tel écart). La présence ou absence de dialogue peut effectivement être une raison, mais l’écart me paraît énorme, à moins que ton premier chapitre ne soit constitué que de dialogues et qu’il n’y en ait aucun dans le suivant. Si c’est le cas, voir si c’est pertinent en terme de rythme de lecture. Par exemple. Les chiffres ne sont que des indicateurs, des informations : il ne faut pas en avoir peur.
      4) si des auteurs te rembarrent lorsque tu leur fais des remontées sur leurs textes, ne déprime pas : tourne leur le dos et trouve d’autres gens plus intelligents avec qui travailler 😉

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  3. En fait, je crois que cette approche positiviste de l’écriture m’angoisse profondément. J’ai l’impression qu’à trop se mirer dans ses statistiques, l’auteur se perd dans un trou de lapin dont il ne parviendra pas à s’extraire. Cela dit ta dernière réponse ci-dessus m’aide à me détendre. 🙂

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    1. Mon tort est peut-être de ne pas avoir expliqué dans mes articles « comment » j’utilise cet outil. Certains pensent que je m’en sers pour écrire : pas du tout. En fait, je ne dresse le profil statistique d’un livre qu’une seule fois : quand il est terminé (VRAIMENT terminé). Je ne fais pas de retouches sur le manuscrit en fonction des résultats : c’est plus une photo du travail accompli, que je compare à mes précédents écrits pour évaluer les changements, et décider d’éventuels axes de travail pour la suite. Je ne pense jamais « stats » pendant que j’écris. Cet outil me sert à évoluer en tant qu’auteur, pas à « améliorer » un texte. Je ne sais pas si je suis très clair 😉 Mais comme dis ci-dessus, ce ne sont que des indicateurs, des façons de se poser des questions sur sa pratique. Je ne pense pas que des bonnes stats signifient qu’on écrit « bien » : elles signifient juste qu’on n’écrit pas « mal ». Un bon début, factuel, sur laquelle on a une prise, avant d’aborder une pratique de l’écriture plus instinctive, musicale et émotionnelle.

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      1. Merci pour ces éclaircissements! Mais note bien que je ne critiquais pas: c’est juste que cette approche ne me convient pas à titre personnel. Je comprends très bien (désormais) en quoi elle peut apporter quelque chose au processus d’écriture.

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