« C’est la même chose, non ?
— Justement : non. »
Récemment, j’ai lu un livre doté d’un bon style, avec un postulat d’anticipation intéressant, avec des personnages bien campés et réalistes, avec une intrigue super mystérieuse… bref, un ouvrage que j’aurais dû dévorer. Et pourtant, je l’ai abandonné en cours de route (deux fois), car je n’arrivais pas à « accrocher », comme on dit. Pourquoi ? Parce que je ne ressentais aucun suspens, et que le suspens, c’est ce qui donne envie au lecteur de tourner les pages.
Dans ce livre, tous les personnages ont un objectif qu’ils essaient d’atteindre, mais le lecteur n’en connaît aucun. Tout est mystère : on assiste à des luttes d’influence, des manipulations, de l’espionnage, des magouilles… mais on ne sait jamais vraiment qui veut quoi. L’auteur pense ainsi créer du suspens, et serait sans doute satisfait de m’entendre dire « il est impossible de deviner ce qu’il va se passer ». Et pourtant, nous sommes typiquement dans le mauvais côté du mystère : si le lecteur ne sait RIEN, il ne comprend pas ce qu’il se passe ; et s’il ne comprend pas les tenants et aboutissants de la situation, il n’est pas intéressé par celle-ci. Merci, au revoir.
La base du suspens
Aristote (déjà !) disait que pour générer du suspens, il fallait nécessairement créer un sentiment de danger, mais aussi une lueur d’espoir. Pour qu’il y ait suspens, il faut les éléments suivants :
– quelque chose à craindre ;
et/ou
– quelque chose à espérer.
On retombe sur le sujet des enjeux : que se passera-t-il si le personnage réussit ? S’il échoue ? Cela doit être clair dans la tête du lecteur. Il doit avoir envie d’une certaine issue, et en redouter d’autres. Ce n’est qu’ainsi que l’incertitude (« que va-t-il se passer ? ») acquiert de l’intérêt… parce que l’incertitude, en elle-même, n’en a aucun.
Le mystère ne génère pas de suspens par lui-même
Imagine que tu te trouves face à trois portes fermées, sans savoir ce qu’il y a derrière. On te demande d’en ouvrir une. Indubitablement, il y a mystère : c’est l’inconnu. Il peut y avoir n’importe quoi. Tu le sens le suspens ? Ressens-tu une vraie tension ? Pas vraiment.
Imagine maintenant qu’on te dise : « l’une des portes est verrouillée, derrière une autre il y a un million d’euros, la dernière est piégée et explosera quand tu toucheras la poignée ». Tout change : l’espoir se dispute au danger, un simple geste se charge d’une pression monstre. Je peux t’assurer que si tu es forcé(e) d’ouvrir l’une de ces portes, tu vas transpirer.
Tu trouves que j’exagères et que je fournis trop d’informations ? Ok.
Reprenons le premier cas, sans rien dire de ce qu’il y a derrière les portes, mais ajoutons une musique d’ambiance. Si on met une mélodie entraînante et rigolote, avec des applaudissements et encouragements à l’arrière plan, tu t’attends plutôt à une bonne surprise et tu ouvriras la porte avec enthousiasme. Si on agrémente la scène d’une musique inquiétante (avec des basses bien sourdes et quelques notes stridentes de violon), cela va te laisser entendre que tu dois craindre ce qu’il y a derrière les portes. Il y aura alors suspens.
Mais la conclusion reste la même : ce n’est pas le fait de ne pas savoir qui provoque le suspens, ce sont les espoirs et les menaces esquissées qui génèrent la tension.
Si ton patron te convoque en entretien sans raison particulière aucune, c’est juste de l’inconnu. Si tu as décroché un gros contrat en début de semaine et que tu espères une augmentation, mais que tu as fait une bourde avec un client ce matin et crains une réprimande, c’est du suspens. Là, tu as la pression.
Si tu regardes le tirage du loto, tu n’as aucune idée des numéros qui vont sortir (mystère) mais tu ne seras vraiment intéressé que si tu as joué et qu’il y a donc un enjeu (suspens).
Je continue ?
Conclusion : face à chaque situation de ton personnage, pense à souligner les enjeux au lecteur, qu’ils soient certains, probables ou simplement hypothétiques. Dessine dans son esprit des possibilités, bonnes ou mauvaises. Montre ce que le personnage a à gagner, montre ce qu’il a à perdre. C’est ainsi que se créé le suspens.
De la surprise
Certains vont me répondre que laisser planer le mystère est capital si on souhaite créer de la surprise. Mais… non, toujours pas. La surprise ne vient pas de l’inconnu : elle vient du fait qu’un événement diffère de ce qui est attendu. Si le lecteur ne s’attend à rien, il est bien difficile de le surprendre.
Reprenons le cas N°1 : tu ne sais rien de ce qu’il y a derrière les portes. Tu t’avances, en choisis une, l’ouvres : un clown te saute à la figure en criant « surprise ! » et en jetant des confettis. As-tu été surpris ? Oui, forcément : tu ne pouvais pas prévoir ce clown. Mais en même temps, dans l’inconnu total, tu te préparais un peu à tout et n’importe quoi…
Reprenons le cas N°2 : tu t’apprêtes à ouvrir une porte, espérant le million d’euros, craignant la bombe… et là paf ! Le clown. Ne seras-tu pas plus surpris(e) que dans la mise en situation précédente ? Moi, je crois que si.
Reprenons le cas N°3 : tu t’apprêtes à ouvrir une porte, alors que la musique stridente imite le cri d’un alien. Tu es super stressé(e)… et là paf ! Le clown. Ta surprise et les émotions ressenties ne seront-elles pas plus puissantes que dans le cas N°1 ?
À ton entretien avec ton patron, alors que tu t’attends à un blâme ou une augmentation, il ne te parle d’aucun de ces sujets et te demande à brûle-pourpoint si tu accepterais un poste à l’étranger : surprise, déstabilisation.
Lors du tirage du loto, tu t’attends à perdre, tu espères gagner… et à l’annonce des bons numéros, tu entends un cri de joie chez ton voisin.
Je continue ?
Conclusion : face à une situation donnée de ton personnage, évoque plusieurs développements possibles à ton lecteur (disons A, B ou C). Il va espérer A, craindre B et C. Mais rien ne t’empêche d’amener l’histoire vers un rebondissement D : la surprise créée sera bien plus efficace et vive que si tu avais laissé le lecteur dans le noir complet.
Narration
Message aux auteurs qui utilisent la technique du « pendant ce temps là, chez l’adversaire » (qui consiste à décrire une scène où le héros est absent, et où un adversaire agit) : rendez la scène CLAIRE. Dites-nous ce que fait l’adversaire, ce qu’il prépare, quel est son but. C’est à cela que sert cette technique ! Elle ne sert pas à ajouter du mystère, elle sert JUSTEMENT à le dissiper et à rendre la menace concrète !
Ex : Si tu le décris en train de prendre position sur un toit d’immeuble avec un fusil de sniper au-dessus d’un parc où le héros a rendez-vous, tu crées du suspens. Si on le voit juste entrer dans un bâtiment par effraction avec un sac sur le dos et qu’on ne comprend ni où il est, ni ce qu’il transporte, cela créé du mystère, PAS du suspens. Lorsque ton héros ira au parc, il n’y aura aucune tension dans la scène, et tout ce que tu pourras espérer du tir de sniper sera un fugace instant de surprise (mais la scène du méchant s’infiltrant dans le bâtiment n’aura rien apporté, tu aurais obtenu exactement la même surprise sans).
Beaucoup d’auteurs n’osent pas révéler les menaces qui planent au-dessus du héros (obsession de mystère), alors qu’en terme de tension il est bien plus efficace de les montrer (l’éternel exemple de la bombe sous la table de Hitchcock – cf. article sur les prologues).
M’enfin, ce n’est que mon avis.
« Dans le prochain article, l’un de nous mourra.
— Oui, ben je préférais quand je ne savais pas, en fait. Là c’est trop de suspens… »
A ma grande surprise, je me suis aperçu que dans les films Pixar, presque systématiquement, le personnage principal s’écrie, à un moment où à un autre, quelque chose comme « Il faut que je [OBJECTIF PRINCIPAL] en commençant par [MOYEN D’Y PARVENIR] sinon je [CONSÉQUENCE NÉFASTE]! »
Les enjeux sont toujours explicites, et cette approche qui pourrait sembler manquer de subtilité, non seulement ne gêne absolument pas, mais est redoutablement efficace.
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N’est-ce pas ? 🙂
Ce n’est pas si compliqué (et en plus, dans un roman, il est assez facile d’être *un peu* plus subtil que cela).
Non seulement c’est utile pour le lecteur, mais ça peut aussi être utile à l’auteur (quand un enjeu est flou, il l’est souvent dès le départ, dans la tête de l’auteur ;))
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Tout à fait Julien, je fais le même constat. C’est d’ailleurs un ressort courant des productions pour enfant. C’est fréquent chez les Octonautes également par exemple. Tout daron qui délègue un tant soit peu au Netflix-Sitter (entre deux chapitres du Hobbit, cela va sans dire) le constatera aisément.
Quand on souhaite transmettre quelque chose à un enfant, il est avisé de se passer de l’implicite, en tout cas sur ce qui touche aux notions clés. Tout enseignant, auteur jeunesse, pédagogue en prend vite conscience. Il faut être clair et explicite sur les messages à transmettre. Sinon les mômes comprennent ce qui les arrange et ça suscite malentendu ou désintérêt.
C’est logique que Pixar (qui produit pour la jeunesse) soit totalement décomplexé là-dessus. Mais, tu as raison, ça parait peu subtil de prime abord dans le cadre d’un livre pour « grands ».
Pourtant, quand on se place dans la peau d’un adulte lambda, c’est pas idiot de surligner l’enjeu de temps en temps. Quelqu’un qui lit un bouquin de 540 pages à raison de 35 minutes par soir grand maximum (marchand de sable oblige) peut oublier des infos de temps à autre.
Alors, autant que les enjeux soient explicites. En tout cas, moi ça me plaît assez. J’ai peut-être une attention limitée ou la comprenette qui coince, à moins que je ne sois resté un grand enfant, mais j’aime les choses claires.
Je suis sensiblement du même avis que Stéphane. On veut plus de suspense et moins de mystère.
Les mystères, de mon point de vue, c’est bon pour les protagonistes, moins pour les lecteurs.
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Très bon article ! Je rejoins entièrement ce que dit l’auteur.
Je participe à un atelier d’écriture et l’animateur tient le même discours : il dit souvent qu’il ne faut pas confondre la surprise et le suspense. Voici l’exemple donné :
Une femme est dans sa cuisine. Un homme masqué entre. Elle se précipite sur un tiroir, l’ouvre et sort un couteau pour se défendre.
C’est la surprise.
Une femme est dans sa cuisine. Elle découpe des carottes avec un grand couteau, puis l’essuie et le range dans un tiroir. Un homme masqué surgit. Il y a une lutte entre eux. Elle essaye d’atteindre plusieurs fois le tiroir, mais il veut l’entraîner au salon.
Va-t-elle réussir à lui échapper pour s’emparer du couteau?
C’est le suspense.
Cet exemple ne concerne qu’une scène, mais je trouve qu’on peut l’appliquer à l’histoire globale!
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Merci pour cet article très instructif ! La différence entre Mystère et Suspens est désormais claire comme de l’eau de roche 🙂
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C’est un article vraiment intéressant ! Je n’avais pas vraiment conscience de la différence qui existait entre ces deux termes, je n’y avais jamais songé auparavant. Merci ^_^
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J’ai écrit presque le même article il y a quelques mois… 😉 https://romanceville.net/2017/06/01/suspense-vs-effet-de-surprise/
Je relirai le tien la tête reposée à l’occasion; je suis sûre qu’on n’explique pas tout exactement pareil (mais, en survolant, ça se rejoint quand même beaucoup).
Je réfléchis à écrire un article sur ton roman que j’ai lu le mois dernier (Le Déni du maître-sève). Je trouve justement qu’au niveau de l’évolution du personnage, il n’y a pas assez de suspense. On ne saisit pas l’enjeu ni ce qui s’en vient avant la fin, lorsque c’est finalement sous nos yeux. En tout cas, de mon point de vue. Bien sûr, je pouvais voir qu’il se trompait (de toute façon, c’est explicité dans le titre, on le sait avant même de commencer à lire), mais je ne voyais pas de marge de manoeuvre, ni en quoi c’était important d’une manière ou d’une autre. Ou peut-être que je parlerai de cet aspect en le comparant à un autre roman (lu juste après) où, au contraire, j’ai trouvé ça très bien fait.
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Que veux-tu : nous n’inventons rien. La plupart des blogs d’écriture disent les mêmes choses, et seules les sensibilités et les exemples varient d’un article à l’autre. Rien que ce matin, dans un article de Lionel Davoust, j’ai retrouvé presque mot pour mot une réplique que j’utilise souvent sur le fait que se poser les bonnes questions est plus important que d’en trouver les réponses. 😉
Concernant « Mémoires du Grand Automne », c’est toujours la difficulté des tomes 1 dans une série. C’est toujours délicat de faire en sorte que le premier livre soit satisfaisant par lui-même alors qu’il n’est qu’une ouverture vers les suivants. Fais-moi signe quand l’article sera en ligne ! 🙂
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