[EXTRAIT] Manesh – Stefan Platteau

L’air est humide ; il y flotte un parfum indéfinissable, un je-ne-sais quoi qui distille son brin d’euphorie. Tout autour de nous, la forêt géante s’étend dans la mi-ombre. Entre les racines des grands arbres pourpres, plantées comme des serres dans le sol tourbeux, s’ouvrent de petits bassins d’une eau noire et huileuse, partiellement masqués par les fougères. Les troncs lisses, dépourvus d’écorce, ont une texture ivoirine. Des perles de résine grosses comme des baluchons sont suspendues dessus à différentes hauteurs ; elles produisent une douce luminescence, qui habite les ombres d’une caresse citrine. La plupart sont d’un ambre pur ; mais beaucoup d’entre elles ont capturé en leur sein une tout autre sorte de matière.
« Oh grands cieux ! » murmure Cwail.
Des oiseaux. Toutes sortes d’oiseaux collés aux troncs, englués dans la sève, de toutes leurs plumes. Occupés à crever. Qui descendent avec lenteur, entrainés par leur propre poids, vers l’eau noire croupie entre les racines. Les plus gros sont les plus rapides à sombrer : des canards sauvages, des grèbes, dont la lente glissade est perceptible à l’œil nu ; et même une grande bernache dont les ailes se débattent lentement, épuisées par l’effort. Et puis les petits, les légers : grives, bruants, moucherolles et gros-becs, suspendus, presque immobiles, dans leur épaisse goutte d’ambre. Ceux-là mettront des heures pour atteindre les racines. Les mammifères ne sont pas en reste : figés en larmes de résine, des chauves-souris, un lérot, et même deux écureuils roux.
Seuls quelques battements d’ailes troublent le silence, ainsi qu’un léger clapotis. D’un geste, Nadrach nous en révèle la source : entre les fougères, un daim de petite taille se débat dans l’un de ces trous d’eau sournois — si l’on peut nommer eau cette substance épaisse, collante, qui lui ronge les chairs : il a déjà les cuisses à vif, le ventre desquamé, le bout des pattes décharné par l’acide.
« Qui sait quels sucs boivent ces racines ? souffle Perdouan. Tout ce qui se fait piéger sur le tronc finit sa descente dans ces fondrières…
— Des arbres mangeurs de chair… » murmure le Brun, hochant la tête avec une crainte respectueuse.
Nous restons plantés là un moment, incapables de détacher nos yeux du spectacle. Je ne peux m’empêcher de lui trouver une étrange beauté. Les balles de sève lument comme une armée de lampions suspendus. Sous cet éclairage doux, les troncs chatoient, les verts et les pourpres prennent une nuance dorée ; j’éprouve un plaisir intense à détailler les textures et les couleurs — fougères, mousses, mousses-fougères, poils, plumes et becs bariolés.
« Vous sentez ça ? babille Cwail. Ce parfum dans l’air… délicieux ! »
Je le déniaise :
« Oui, capiteux, mais mortel ! Si je ne me trompe pas, c’est par cette fragrance que les arbres attirent leurs victimes, plus que par leur lumière. Dipran ferait bien de tenir son cormoran ! »
Le Dipran, il a déjà compris : il serre sa volaille contre son sein, bien à l’abri entre les deux pans de son mantel. À peine y voit-on le bec.

Manesh – Stefan Platteau (extrait)


[Que sont les articles « Extraits » ? C’est expliqué ICI]

Ressenti personnel

Lorsque j’ai décidé de rédiger cet article, j’ai foncé vers ce passage. J’ai lu ce livre il y a des mois, mais je me souvenais très bien où retrouver cet extrait. Il me fascine toujours autant. Si tu as lu mes propres livres, tu sais à quel point j’aime les ambiances forestières. Sur ce thème, cette série de Stefan Platteau en met plein la vue, avec un long périple des personnages au cœur d’une gigantesque forêt nordique. Plusieurs points me frappent dans ce passage (et se retrouvent dans le livre tout entier) :

1) l’impression de foisonnement. Ceux d’entre vous qui ont voyagé et marché dans des forêts natives et sauvages comprendront ce que je veux dire : une forêt, ce n’est pas qu’un regroupement d’arbres. La forêt dessinée ici est pleine de vie, riche, et donc « réelle ».

2) le sentiment d’humilité qui nous écrase, en tant qu’humain, mis en valeur par ces arbres en forme de dangers mortels. Nous éprouvons cette impression d’être tout petit face à une nature à la fois mystérieuse et puissante, capable de nous dévorer, mais en même temps très belle.

Ce sont deux points qui font vibrer une corde en moi (cf. Règle Pixar N°10).

Je ne compte pas écrire de spoiler dans cet article, mais je vous donne néanmoins une information qui me semble intéressante d’un point de vue « positionnement de la scène dans le récit » : dans la première moitié du livre, la forêt parait mystérieuse, gigantesque et inconnue, vaguement inquiétante, mais pas encore capable d’engloutir les personnages au sens propre. Le chapitre dont est tiré cet extrait forme une transition et marque un basculement de l’histoire, car c’est la première scène du récit où la forêt est montrée sous un jour vraiment dangereux. Avant, nous sommes dans le contemplatif ; après, on tombe dans l’action, la tension (voire l’horreur), et tout s’emballe…

Show, don’t tell

Puisque l’idée de cette série d’articles est de reboucler sur des thèmes que nous avons déjà vu sur ce blog, je pense que cet extrait est une excellente occasion de revenir sur le « montrer plutôt que raconter ».

Relis ce passage avec attention, et vois comment l’auteur se focalise sur le fait de « montrer la scène ». Il n’y a pas de « raconté ».

Que ressentons-nous, à la lecture ? Une forme de fascination mêlée d’horreur. Un auteur moins doué aurait utilisé un ou plusieurs de ces termes pour qualifier ce spectacle : horrible, épouvantable, ignoble, terrible, effrayant. Or, c’est ce que nous éprouvons, mais ce n’est pas ce que nous dit le narrateur. Lui se contente d’une description factuelle et ne peut s’empêcher de trouver la scène belle, de juger le parfum agréable. L’horreur et le danger, nous les ressentons parce que l’auteur nous les montre.

Maintenant, étudions par quels biais les informations passent. Quels sens utilise l’auteur ?
– La vue, évidemment, puisque la description est très visuelle. Note cependant la variété : outre les végétaux et les animaux, il évoque clairement des couleurs et des lumières, plusieurs fois (en début puis en fin de description). Il donne des détails descriptifs mais n’oublie pas pour autant de nous fournir une ambiance.
– l’ouïe (le silence perturbé par les battements d’ailes, le clapotis du daim qui se débat).
– l’odorat (avec ce parfum évoqué à plusieurs reprises).
– le toucher, de façon indirecte mais percutante pourtant : « j’éprouve un plaisir intense à détailler les textures et les couleurs — fougères, mousses, mousses-fougères, poils, plumes et becs bariolés » (personnellement j’en ai presque un frisson à la lecture de cette simple phrase, avec cette impression de palper ces textures du bout des doigts).

Enfin, il y a cet effet de foisonnement dont je parlais plus haut, et qui donne à cette forêt un air de réel. Dans cet extrait, cela passe par les animaux : plus d’une dizaine d’espèces sont mentionnées en l’espace de deux paragraphes. Dans d’autres passages du livre, ce sont les essences d’arbres et de plantes, ou les détails du fleuve sur lequel les personnages naviguent. C’est toute la différence qu’il peut y avoir entre un dessin d’enfant représentant une forêt via trois arbres identiques, et une vraie balade en forêt (quand tu réalises que tu marches au milieu de dizaines de plantes différentes, que chaque tronc est colonisé par des lierres ou des mousses, qu’il y a un insecte sous le moindre caillou que tu déplaces, etc.).

Bref : le personnage narrateur a beau être barde, il ne nous raconte pas la scène, il nous la montre.

Manesh


Et toi, que t’évoque cet extrait ? Qu’as-tu à dire sur ce passage ?
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(12 commentaires)

  1. Une analyse fine d’un passage qui mérite d’être montré en exemple. Je ne connaissais pas et ça m’a donné envie d’en découvrir davantage. L’analyse statistique ne m’intéresse pas trop, mais ce que tu dis du texte me paraît très juste, en particulier sur l’horreur suggérée par des termes qui ne sont pas horrifiques.

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    1. Cet ouvrage est lent à démarrer, et il y a des bizarreries dans la narration, mais c’est *vraiment* à découvrir pour qui aime la fantasy littéraire. Quant aux stats, j’ai l’habitude que les auteurs s’en détournent, et la plupart me répond cela. Mais j’ai bien l’intention, avec cette rubrique, de peu à peu titiller votre curiosité sur ce sujet… 😉

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      1. Pour moi la démarche est fondamentalement étrange : réduire un texte à des nombres et analyser ces nombres alors que le texte est juste là, ça revient pour moi à réduire un arbre en sciure et à analyser la sciure.

        En plus cela donne une impression d’objectivité qui me semble très illusoire.

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        1. (Rires). Tout de suite les grands mots ! Je ne réduis rien à rien, et ne prétends pas que ces analyses soient « LE » sésame pour bien écrire, et qu’ils y suffisent. Ceci-dit, il s’agit d’indicateurs très intéressants. C’est passionnant, et cela guide – non pas l’écriture du texte analysé – mais les exercices à faire pour s’améliorer à côté. Je suis toujours très surpris de l’hostilité manifeste que je déclenche en parlant de cela. Rejeter ces éléments avec autant de force me questionne, et je me demande pourquoi certains sont si peu curieux (en vrai j’ai bien une idée ;))
          Mais ce n’est que mon avis 🙂

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          1. Toutes mes excuses, je me suis montré trop virulent, ça n’était pas mon intention.

            Et ça n’a rien à voir avec toi: de mes études, je garde de mauvais souvenirs des néo-positivistes et de leur approche, et ça a formé ma pensée jusqu’à aujourd’hui. Je me souviens en particulier d’un géographe qui avait tenté de démontrer que selon son modèle, les magasins devaient naturellement se disposer les uns par rapport aux autres sur une grille hexagonale. Quand je lui ai objecté que son modèle était nul parce que les magasins ne se disposent pas du tout ainsi dans la réalité, il a malgré tout préféré son modèle à mon objection.

            Selon moi, les réalités sociales et culturelles, l’art, la littérature, sont des construits complexes et il n’y a pas grand chose d’intéressant à gagner à les réduire en chiffres ou en schémas: mieux vaut les étudier pour ce qu’ils sont. Ce n’est pas de ma part un manque de curiosité: j’ai étudié tout cela et je n’ai pas été impressionné par le résultat. Cela dit, je lirai tes analyses avec intérêt et je me réjouis de changer d’avis, en partie ou en totalité.

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  2. En fait, cette discussion avec Julien ci-dessus me prouve (une fois encore) que je me suis sans doute mal exprimé au sujet de l’utilité des articles focus et de l’usage des statistiques. Cela fait un moment que je pense à rédiger un article « add-on » à cette série pour expliciter mieux « comment s’en servir » (ou du moins, pour exposer comment *moi* je m’en sers). J’ajoute ça sur ma liste. On en reparle bientôt. 🙂

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  3. Perso, j’ai été touchée par l’extrait tout en trouvant trop de mots « simili-savants », le genre de mots sur lesquels je bute : « Les troncs lisses, dépourvus d’écorce, ont une texture ivoirine. Des perles de résine grosses comme des baluchons sont suspendues dessus à différentes hauteurs ; elles produisent une douce luminescence, qui habite les ombres d’une caresse citrine. » Rien que dans ces deux phrases, il y a « ivoirine », « luminescence », « citrine ». Vraiment, une « caresse citrine »? Même mieux, « une douce LUMINESCENCE, qui HABITE LES OMBRES d’une CARESSE CITRINE »?
    J’ai l’impression que l’auteur est allé feuilleter dans son dictionnaire thématique et a cherché savamment à remplacer les mots « ternes », à faire plus poétique. Je ne suis pas parvenue à me laisser aller dans cette ambiance ; pour utiliser à mon tour des mots savants, mon « lu » n’a pas pu s’abandonner aux émotions suscitées parce que mon « lectant » intervenait tout le temps. (« Mais c’est quoi ce charabia? Une lumière qui habite les ombres? Mais le ventre d’un daim ne peut pas être « desquamé », il n’a pas d’écailles. etc.)
    En passant, l’auteur utilise tout de même l’expression « crainte respectueuse » pour qualifier cette « fascination mêlée d’horreur ».
    Par contre, l’exercice des statistiques m’intéresse, j’essaierai à l’occasion. 🙂

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    1. En ce qui me concerne, seul le terme « citrine » m’était inconnu (même si j’aurais pu deviner, puisqu’il signifie en gros « couleur citron », souvent utilisé pour qualifier des pierres comme quartz ou topazes). Le sens de « ivoirine » me paraît évident (non ?). Des termes comme « luminescence » ou « desquamé » ne me semblent pas si extraordinaires (en passant, même si « desquamé » est souvent utilisé au sujet des lézards, il n’a rien à voir avec des écailles, et si tu prends des coups de soleil cet été ta peau se desquamera tout pareil 😉

      Bref : je comprends ton ressenti, et je le partage parfois avec certaines lectures. Mais cela ne me gêne que lorsque j’ai l’impression que l’auteur ne maîtrise pas son vocabulaire, et lorsque je sais qu’un mot est utilisé à mauvais escient (comme quand un auteur utilise le terme « glauque » en voulant signifier « sinistre »). En tant qu’auteur, je vérifie de plus en plus souvent les définitions exactes des termes que j’emploie, par crainte de verser dans ce travers, mais je n’hésite plus à utiliser un mot un peu savant si je pense qu’il convient mieux à la situation qu’un mot plus simple. Avec des auteurs comme Platteau (ou Damasio ou Jaworski, pour citer des auteurs SFFF qui ont un style empli de mots compliqués) je suis plutôt assuré du fait qu’ils ne font pas n’importe quoi… mais je ne les conseille pas à tout le monde, car ils ne sont pas faciles à lire. C’est, bien sûr, affaire de goût 🙂

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