[CAS PRATIQUE] Les pièges du montrer / raconter

« Mais je t’ai déjà expliqué !
— Oui, eh bien montre-moi. Je comprends mieux quand c’est visuel. »


J’ai déjà consacré un long article sur cette fameuse maxime « montrer plutôt que raconter ». Néanmoins, l’abus de « raconté » est si présent dans nos manuscrits que c’est un sujet dont on ne parlera jamais assez. Sur ce thème, les pièges sont de différentes natures, alors je te propose de passer ça en revue via plusieurs exemples.

Rappel

Pour faire court (si tu as la flemme de relire l’article initial) :

  • Les phrases qui montrent sont celles qui fournissent des éléments concrets au lecteur. Ce sont des actes, des faits, des pensées, des formes, des couleurs, des sons.

Ex : Le lion secoua sa crinière et avança de trois pas entre les hautes herbes.
(Si tu fermes les yeux, tu peux « voir » la scène)

  • Les phrases qui racontent sont celles qui fournissent des éléments abstraits au lecteur : elles expriment des sentiments, des idées, des impressions.

Ex : Dan était perplexe et ne savait pas quoi penser de la situation.
(Là, tout se joue dans la tête du personnage, la phrase ne véhicule pas d’image).

Montrer OU raconter

Dans les moments forts de ton histoire, mieux vaut montrer que raconter. Dans les moments de transition ou d’exposition, il peut être plus pertinent de raconter plutôt que de montrer. Mais comme l’usage est différent, dans tous les cas, mieux vaut choisir l’un OU l’autre. Cumuler est le plus souvent superflu.

Claire croisa les bras et fronça les sourcils, soudain agacée.
— 
Ah, d’accord, tu es venu pour elle, donc, pas pour moi !

Analysons ce passage (en bleu le montré, en rouge le raconté) :

Claire croisa les bras et fronça les sourcils, soudain agacée.
— 
Ah, d’accord, tu es venu pour elle, donc, pas pour moi !

La phrase bleue nous montre très bien l’état d’esprit de Claire et la réplique de dialogue nous le confirme. En conséquence, la partie rouge racontée fait doublon.

La bête ouvrait grand la gueule, découvrant des crocs jaunis plus longs et épais que mes doigts. Je ne voyais rien qui ressemblât à des yeux, et pourtant la tête énorme pivota quand je fis trois pas de côté pour tenter de m’échapper. Son épiderme, couvert de cloques suintantes, brillait sous l’éclat de ma torche. La créature était répugnante et effrayante.

Analysons ce passage (en bleu le montré, en rouge le raconté) :

La bête ouvrait grand la gueule, découvrant des crocs jaunis plus longs que mes doigts. Je ne voyais rien qui ressemblât à des yeux, et pourtant la tête énorme pivota quand je fis trois pas de côté pour tenter de m’échapper. Son épiderme, couvert de cloques suintantes, brillait sous l’éclat de ma torche. La créature était répugnante et effrayante.

Là encore, la phrase racontée ne nous apprend rien de nouveau. Pire : l’auteur semble nous prendre pour des demeurés, puisqu’il se sent obligé de nous expliquer la conclusion que nous devrions tirer de la description.

Donc, quand tu as besoin de raconter quelque chose, raconte. Quand tu as besoin de montrer, montre. Mais tu auras rarement besoin des deux en même temps.

Montrer des éléments abstraits

La magie du média écrit est qu’il rend possible le fait de « montrer » des choses qui ne sont pas visuelles. Le truc est de focaliser les mots sur ces éléments, sans transiter par le personnage qui en fait l’expérience.

Claire avala une gorgée de soupe et en apprécia les saveurs. Elle reconnut bien sûr le potiron mais fut surprise par le piquant du curry et la douceur du lait de coco.

Dans le passage en rouge, c’est Claire qui est le sujet des phrases et qui est donc mise en avant par rapport à la saveur de la soupe. Si on désirait mettre ce passage en image, on y verrait juste Claire manger.

Claire avala une gorgée de soupe. La saveur du potiron emplit sa bouche, le curry lui piqua la langue puis le lait de coco y apposa un baume onctueux et apaisant.

Dans ce passage, les sujets des verbes sont la saveur du potiron, le curry et le lait de coco. Ce sont eux qui agissent, et ce sont eux qu’on « voit » (si on était dans un film d’animation Pixar, on aura droit à un petit montage avec un petit bonhomme curry qui piquerait la langue à l’aide d’une fourche et un petit bonhomme lait de coco qui viendrait passer une crème blanche par-dessus).

Cet exemple vaut pour le goût, mais il en va de même pour tous les verbes de sensation et de pensée : « montrer » revient simplement à retirer ces verbes de pensée (« Claire sentit que », « Claire réalisa que », « Claire vit que ») pour placer les sensations et pensées en direct dans le texte (d’autres exemples plus bas dans la partie Une question de distance). C’est aussi ainsi que cela fonctionne avec les émotions :

Thomas éprouva une infinie tristesse ainsi qu’une profonde colère. Pourquoi Sophie le quittait-elle ainsi, après six ans de bonheur ? Mais est-ce que ça avait vraiment six ans de bonheur ? Depuis quand se sentait-elle malheureuse avec lui ? Depuis combien d’années, sans doute, pour avoir cumulé tant de mépris à son égard qu’elle le larguait en public à l’aide d’un post facebook ?

La phrase rouge est du raconté : elle a le mérite de la clarté, mais ne nous fait ressentir aucune émotion. Ce sont les pensées racontées (en bleu) qui se déroulent dans la tête de Thomas qui nous font ressentir sa détresse. Plus d’explications dans l’article dédié Montrer les émotions et les sentiments.

Une question de distance

L’une des narrations les plus courantes en fiction de nos jours est la narration à la troisième personne focalisée. Alors que des récits à la première personne ou avec un narrateur omniscient nous imposent un conteur entre nous et l’histoire (ce sont par nature des narrations de représentation), la narration à la troisième personne focalisée est par nature une narration de présentation. C’est une narration qui est censée montrer, qui est justement faites pour cela. C’est donc un pêché encore plus grand de trop raconter et de ne pas assez montrer lorsqu’on écrit ce type de récit.

Cette narration permet une immersion rapide et une proximité très plaisante avec le personnage puisque nous avons l’impression d’être dans sa tête. Du moins, c’est l’impression que l’on a tant que ses pensées et émotions nous sont bel et bien montrées : dès qu’elles nous sont racontées, cela provoque de la distance et nous avons soudain l’impression de contempler le personnage de l’extérieur plutôt que depuis l’intérieur (le texte acquiert ainsi un style qui devrait être réservé au narrateur omniscient).

Clara se demanda ce qu’elle pouvait bien faire maintenant. Elle avait deviné que le monstre n’attaquait qu’en journée, mais elle craignait de s’aventurer dans le cimetière une nuit de pleine lune. Elle sentit un frisson lui dévaler la nuque : elle réalisa que cette fois-ci, elle était bel et bien coincée.

Ce passage est du pur raconté. Dans une narration à la troisième personne focalisée, nous devrions être dans les pensées du personnage, et donc nous ne devrions pas avoir besoin de tous ces verbes d’exposition (surlignés en rouge) :

Clara se demanda ce qu’elle pouvait bien faire maintenant. Elle avait deviné que le monstre n’attaquait qu’en journée, mais elle craignait de s’aventurer dans le cimetière une nuit de pleine lune. Elle sentit un frisson lui dévaler la nuque. Elle réalisa que cette fois-ci, elle était bel et bien coincée.

Ces verbes « tirent » le lecteur en arrière, nous extirpent de la tête de Clara. Nous ne partageons pas les pensées du personnage, nous en sommes spectateurs. Montrer les pensées d’un personnage doit se faire sans filtre. Une véritable narration focalisée – qui chercherait à nous faire vivre la réflexion de Clara en direct –  ressemblerait plutôt à quelque chose dans ce goût-là :

Que pouvait-elle bien faire maintenant ? Le monstre n’avait jusqu’ici attaqué qu’en journée et avait fui à la tombée de la nuit… mais elle ne pouvait tout de même pas arpenter le cimetière un soir de pleine lune ! Un frisson lui dévala la nuque.
Merde. Ce coup-ci, je suis bel et bien coincée.

Pour exactement la même raison, il est important lors des descriptions de rester focalisé sur ce que le personnage est, où il se trouve et ce qu’il fait. Lorsqu’il entre dans un nouveau lieu qui sera important pour l’histoire et sur lequel l’auteur veut mettre l’accent, mieux vaut montrer plutôt que raconter. Or, par habitude, les descriptions ressemblent trop souvent à quelque chose comme ça :

Le chevalier Plavis pénétra dans le donjon d’une démarche ferme.
Il s’agissait d’une haute tour de pierre noire, garnie de meurtrières sur tout son pourtour. L’escalier intérieur en colimaçon desservait pas moins de trois niveaux, et on ne parlait là que des étages au-dessus du niveau du sol : la partie souterraine était plus imposante encore et une trappe permettait d’accéder à neuf cellules ainsi qu’aux appartements du Bourreau.

Cette description raconte ce qu’est le donjon d’un point de vue externe : on voit bien que le texte n’est pas rédigé du point de vue du chevalier Plavis (dans l’exemple ci-dessus, changer le personnage ne modifierait en rien la description). On ne découvre pas le donjon par son regard, comme nous le devrions, mais via un récit raconté par une sorte de voix off. Cela nous extirpe évidemment du personnage : nous ne sommes plus à l’intérieur de sa tête, nous sommes en train de flotter au-dessus du donjon ou de plonger sous terre dans ses entrailles. La description est objective et factuelle alors qu’elle devrait être subjective et teintée des sensations du personnage. Une description montrée ressemblerait plutôt à quelque chose dans ce style :

Le chevalier Plavis pénétra dans le donjon d’une démarche ferme.
En dépit des torches, l’obscurité régnait entre les murs épais. La pierre, d’un noir mat, semblait absorber la lumière et limitait l’éclat des flammes à de pâles halos ternes. Sur sa droite s’élevait un escalier de bois en colimaçon desservant les niveaux supérieurs, mais le Bourreau qu’il souhaitait interroger vivait au sous-sol. Plavis se pencha au-dessus d’une trappe ouverte, grimaça à l’odeur d’urine et entreprit de descendre l’échelle vers les cellules du cachot.

Savoir quand zoomer (ou dézoomer)

Bien entendu, comme les auteurs ont tendance à ne pas assez montrer, ce type d’article semble encourager à montrer tout le temps. Ce n’est pas le cas. Il est simplement important de comprendre ce que sont le montré et le raconté afin de choisir l’un ou l’autre en fonction de l’instant.

Montrer « ralentit » le temps : c’est comme si on passait en bullet time, qu’on réalisait un ralenti afin d’attirer l’attention du lecteur sur tous les éléments et détails importants qu’il a besoin de connaître. Comme au cinéma, cela sert de mise en exergue, et cela renforce l’importance de l’instant. Si un monstre fait son apparition pour la première fois devant ton personnage, il est important (pour l’intensité de ce moment) de montrer plutôt que de raconter. Ne dis pas que le monstre est hideux et dangereux, prend le temps de le montrer. Pour toutes les scènes dramatiques fortes ou les passages d’action, montrer surclasse le fait de raconter. En contrepartie, montrer prend plus de place : il faut parfois beaucoup de phrases pour montrer quelque chose qu’une simple idée racontée peut résumer en quelques mots (cf. exemple de la description du monstre). Mais si le passage est important, cela renforce la tension et ça en vaut donc la peine.

Raconter « accélère » le temps : c’est comme si on passait en avance rapide, afin de résumer un passage qu’il serait trop long ou fastidieux de montrer dans le détail. Si le personnage assiste à une réunion qui dure trois heures, on peut sans doute se contenter de la raconter en quelques lignes (à moins qu’il s’y passe tant de choses et qu’elle soit si capitale pour l’intrigue qu’on choisisse d’y consacrer trois chapitres). Idem lorsqu’un personnage rapporte des événements dont le lecteur a déjà connaissance, ou qui sont secondaires pour le déroulement des événements. Pour certains éléments d’exposition, pour assurer une transition, pour fournir des informations de façon claire et concise, il vaut parfois mieux raconter que montrer. Le tout est de savoir choisir son moment, raconter ce qu’il y a à raconter, puis revenir au montré dès que c’est terminé afin de « réincarner » le lecteur dans l’instant.

La réunion de l’assemblée dura trois longues heures et fut aussi abjecte que Karec l’avait anticipée. Ce ne fut qu’une foire à l’outrage, un pugilat d’insultes, une bagarre de bar où le mot et le geste obscène remplacèrent la chaise et le tesson de bouteille. Karec avait perdu son temps et la situation n’avait pas évolué d’un pouce. Navrant.

Ce passage est du raconté : c’est un résumé où sont développées des idées abstraites et des métaphores afin de faire comprendre au lecteur à quoi ressemblait l’assemblée. Dans la plupart des histoires, un tel passage serait sans doute préférable à un long chapitre qui nous montrerait la réunion en détails.

***

Alors, montrer, raconter ? Cela dépend du moment et de l’intention, et il n’y a donc que toi qui puisse choisir. L’important est de bien comprendre la différence entre les deux afin d’opter en toute conscience pour l’un ou l’autre selon les instants et de s’y tenir pour optimiser l’efficacité de ta prose.

M’enfin, ce n’est que mon avis.

PS : si tu veux aller *encore* plus loin, jette un œil  à l’article « Narration à la 3ème personne focalisée : éviter la distance narrative ».


« Tu ne peux pas me montrer encore une fois ?
— Nan ! Tu n’avais qu’à écouter ! »

(18 commentaires)

  1. Comme prévu, c’est ardu (mais passionnant), merci, j’y reviendrai sans doute lors de mes prochains projets d’écriture.

    Un autre article pourrait proposer une perspective historique: j’ai l’impression que la fameuse règle du « show, don’t tell », davantage qu’un conseil universel, est une prescription destinée à sauver la littérature des lourdeurs du roman du 19e siècle.

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    1. Un article historique tel que tu le préconises serait obligé justement de parler du choix de la narration. L’abandon progressif du narrateur omniscient en littérature (très dominant à une époque, devenu rare aujourd’hui) n’est pas dû au hasard : la liberté de l’omniscient peine à compenser la distance qu’il impose entre le lecteur et les événements du récit. C’est en grande partie pour son immersion que la narration à la troisième personne focalisée a pris le pouvoir peu à peu jusqu’à devenir majoritaire dans nos romans de fiction. Et pourquoi est-elle aussi immersive ? Parce que si elle est correctement écrite, cette narration *montre* beaucoup plus qu’elle ne *raconte*. CQFD.
      🙂

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  2. (*tousse* Lovecraft *tousse* Quelqu’un a parlé de lourdeur ?)

    Super article, il va falloir que je me le mette en favori parce que je sens que je vais avoir besoin de m’y référer souvent. C’est drôle parce que pas plus tard que ce matin, j’ai supprimé une petite phrase « racontée » qui venait après un passage « montré » – chose que je n’aurais jamais pensé à faire avant.

    D’où viennent tous ces exemples, c’est toi qui les écris ? Si oui j’aime beaucoup ta plume, ils sont très chouettes 🙂

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    1. Le principe lui-même est finalement assez simple. Ce qui est compliqué, c’est que ça va à l’encontre de nos habitudes les plus profondes (parce qu’on a presque tous appris à écrire « sur le tas » et qu’on a tous pris de très mauvaises habitudes avec les années). En plus, en France, on parle très peu de ce sujet, pourtant capital. J’ai compris tout ça il y a un moment et pourtant je sais qu’en réécriture j’aurais toujours du travail à faire sur ce sujet pour quelques années encore. C’est un changement d’habitude à chopper…

      Quand j’utilise des extraits de livres, je cite systématiquement l’ouvrage et l’auteur. Si je n’indique rien, c’est que j’ai rédigé les exemples spécifiquement pour l’article (ce qui est le cas ici : quand on cherche à illustrer un point, il est plus rapide d’écrire un exemple soi-même que de rechercher dans les romans de sa bibliothèque 😉 Merci pour le compliment 🙂

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  3. Super article, c’est un des meilleurs condensés que j’ai lu sur le sujet (avec l’avantage d’expliquer que parfois, oui, on peut raconter, si on a une bonne raison de le faire).
    Malheureusement, comprendre le principe ne veut pas automatiquement dire qu’on l’applique correctement^^. Mais ça se travaille, et c’est quand même plus facile de s’améliorer quand on sait ce qu’on est censé faire… Merci pour cet article !

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    1. Non seulement on PEUT raconter, mais en plus on DOIT, parfois. L’adage ne veut pas dire qu’il faut montrer tout le temps. Mais les auteurs ne montrent pas assez (et surtout ne comprennent pas ce que cela signifie, pour la plupart, ni pourquoi c’est important).
      Merci pour ces compliments. Je continuerai d’en parler. Sur Scribbook on publiera bientôt un article qui ressemble furieusement à celui-ci (mais avec encore d’autres exemples 😉).
      À bientôt !

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  4. Wouah ! Je n’en reviens pas de tomber sur un si bon article. Je comprends beaucoup mieux la différence… Montrer, raconter… Je me rends comte que je ne fais que raconter… En dehors des superbes comparaisons, des exemples, un peu d’humour par-ci par-là… c’est très bien montré… euh expliqué ! je pensé que je vais faire comme « L’Astre » ! (le mettre dans un coin de l’ordinateur sous forme d’étoile…)

    Je file explorer les autres articles !

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