Relation Personnages/Lecteur : bonbons et épinards

« Tiens, goûte !
— C’est quoi ?
— Un bonbon aux épinards. »


Sur le blog de la plateforme Scribbook, j’adapte en français des articles du site anglais Mythcreants (des professionnels de l’édition). Chez eux, un concept revient très souvent quand il s’agit du traitement des personnages : celui des bonbons et des épinards (candy and spinach). Comme je le trouve très pertinent et que je n’en trouve pas trace en français, je te présente ça ici.

Vocabulaire

Ce que nous appellerons « bonbons » sont les éléments d’une histoire qui agissent favorablement sur l’image du personnage auprès du public. Ce sont toutes les choses  qui le glorifient : ses réussites et ses victoires, tout ce qui le valorise dans l’imaginaire du lecteur. Cela peut aller d’une réplique qui claque à une description badass, d’un duel remporté avec brio à la mise en scène d’un talent particulier.

Ex : le personnage acquiert un nouveau pouvoir ou un objet magique, remporte un combat difficile, réussit une action d’éclat, embrasse *enfin* l’élu(e) de son cœur, s’évade d’une prison à force d’efforts et d’ingéniosité, etc.

Ce que nous appellerons « épinards » sont des éléments qui, à l’inverse, dévalorisent le personnage, le rabaissent. Ce sont ses échecs, ses coups durs, ce qui l’envoie au tapis, tout ce qui rappelle au public que le personnage a ses propres faiblesses et n’est pas infaillible.

Ex : le plan d’évasion du personnage échoue lamentablement, il se fait tabasser ou humilier, son meilleur ami est assassiné devant ses yeux, nous sommes témoin d’une scène dans laquelle ses amis le critiquent derrière son dos, etc.

Une grande partie de ce qui arrive à un personnage peut être classé dans la catégorie bonbon ou dans la catégorie épinard, de ses actes à ses paroles, en particulier lorsqu’il interagit avec les autres (c’est même un indicateur de la force de ton récit : si les événements ne se classent ni dans l’une ni dans l’autre, c’est probablement que ton récit est en demi-teinte et que ce qui arrive au personnage est un peu trop neutre). La quantité de chaque élément et leur enchaînement tout au long du récit influent sur la façon dont le personnage sera perçu par le lecteur au fil de l’histoire. C’est ça qui construit son image.

Sucre Vs Amertume

Les bonbons sont importants, car comme les véritables sucreries ils apportent du plaisir au lecteur : le personnage fait des trucs cool et cela est satisfaisant ! Mais les épinards sont importants aussi car ils rappellent que le personnage est humain, ce qui permet d’ajouter de la tension.

  • Si un personnage enchaîne bonbon sur bonbon, le sucre prend l’ascendant jusqu’à un moment où cela fera « trop » pour une partie des lecteurs. Le personnage devient grotesque, surréaliste ou agaçant. Un personnage qui ne reçoit que des bonbons devient sur-valorisé : il ne lui arrive jamais rien de grave, il ne se trompe jamais, gagne toujours, a toujours raison. On parle parfois du syndrome Mary-Sue.
  • Si le personnage enchaîne les épinards sans arrêt, l’amertume prend l’ascendant, rendant le personnage pénible, rebutant ou sans intérêt. Un personnage qui ne reçoit que des épinards devient un loser dévalorisé : il ne lui arrive toujours que des problèmes, ne fait jamais les bons choix, ne réussit jamais rien. Il provoque alors en nous un sentiment de pitié.
  • En revanche, si les deux sont présents, nous avons un personnage capable de nous enthousiasmer MAIS que nous savons aussi faillible et capable de perdre. Son profil devient une succession de pics et de creux – il se passe quelque chose, le personnage n’est pas plat.

L’image du personnage dans la tête du lecteur dépend de la force des bonbons et des épinards, mais surtout de l’alternance et des enchaînements entre les deux.

Ex : Dans la série Gotham, la première saison est centrée autour de rivalités entre plusieurs chefs de gangs mafieux. Les scénaristes ont décidé de ne pas en favoriser un plutôt que l’autre. En conséquence ils ont veillé à un équilibre et une alternance entre bonbons et épinards pour chacun d’eux. Tous les personnages sont doués (ce qui justifie leur position respective) et chacun d’eux remporte de belles victoires tout en subissant aussi des revers et de vrais coups durs. C’est si bien dosé et alterné qu’en tant que spectateur on ne peut s’empêcher d’adorer TOUS ces personnages parce qu’ils sont TOUS enthousiasmant à un moment ou un autre ; et en même temps on les aime aussi pour leur côté humain parce qu’ils sont TOUS faillibles (même des personnages super forts perdent, parfois). Cerise sur le gâteau : l’équilibre rend le destin de chacun d’eux incertain. On sent qu’ils peuvent tous gagner, mais qu’ils peuvent aussi tous mourir, ce qui renforce la tension.

Intérêt de l’outil

Lorsqu’on étudie la création de personnages, beaucoup de techniques ou méthodes évoquent la conception des personnages avant que le récit ne commence. Certes, les auteurs les plus architectes envisagent aussi l’évolution du personnage sur la durée (son arc narratif), mais jusqu’ici j’ai lu bien peu d’articles ou de livres qui s’intéressent à la façon dont le personnage sera perçu par le lecteur au fil du récit. Cette notion de bonbons/épinards sert justement à cela, et c’est beaucoup moins anodin qu’il y paraît puisque l’implication du lecteur dans la suite de l’histoire (son envie de continuer à tourner les pages et de rester en compagnie des personnages) va dépendre de la façon dont il va apprécier ces personnages.

La gestion de l’équilibre entre bonbons et épinards pour un personnage donné permet de faire évoluer son image dans la tête du lecteur de façon plus réfléchie et rationnelle. Si tes bêta-lecteurs n’aiment pas un personnage, peut-être as-tu exagéré sans le vouloir sur les bonbons ou sur les épinards ?

Comment s’en servir ?

De mon point de vue, c’est essentiellement un outil d’analyse. Il permet d’étudier de façon factuelle un personnage dont on doute, qu’on n’apprécie qu’à moitié où que nos bêta-lecteurs critiquent. C’est d’autant plus utile pour les personnages qui gravitent autour du héros : concentré sur son personnage de point de vue, l’auteur ne réalise pas toujours les enchaînements malheureux qu’il peut créer pour certains personnages.

Imaginons qu’on attribue le symbole O pour les bonbons et X pour les épinards : en relisant ton histoire tu peux noter la « séquence » bonbons/épinards d’un personnage en particulier.

Imaginons le début de récit suivant : le personnage perd son travail (épinard), refuse de prendre au sérieux un symptôme de maladie (épinard), trompe sa femme pour refouler ses propres inquiétudes (épinard). Si cela continue et que la séquence du personnage ressemble à XXXXXX, sans aucun bonbon, alors tu as peut-être soulevé un problème. Ne sois pas surpris si tes bêta-lecteurs méprisent ton personnage et n’ont plus envie de suivre son histoire.

Parfois, au contraire, l’auteur ne réalise pas qu’il a la main lourde sur le sucre : le personnage rencontre une jolie fille qui semble sensible à ses charmes (bonbon), a été confronté à un gros problème au boulot mais dont il s’est tiré avec brio (bonbon), et une grenouille magique lui est apparue pour lui dire qu’il sera le sauveur de l’humanité (bonbon). Si tu continues cette séquence avec d’autres O sans intercaler d’épinards, ton protagoniste risque de passer pour un privilégié aux yeux du lecteur. Selon les cas, le personnage peut alors perdre son intérêt ou devenir agaçant.

Équilibre

À toi de gérer les choses pour rétablir l’équilibre. Cet équilibre à trouver peut se faire de différentes façons : au sein d’un même chapitre (équilibre bonbon/épinard dans une même scène), au fil de ceux-ci (un chapitre très bonbon, puis un chapitre très épinard) ou de façon plus large à l’échelle du livre (surabondance d’épinard sur la première moitié du livre pour finalement aboutir à une majorité de bonbons sur la seconde moitié). Etc.

Ex : dans le premier chapitre de Harry Potter à l’école des sorciers, bébé Harry est glorifié. Il n’est encore que nourrisson mais il a déjà vaincu le seigneur des ténèbres, il focalise l’attention de personnes puissantes et mystérieuses, il possède une marque distinctive plutôt classe sur le front, et est destiné à devenir un grand sorcier. Il reçoit là un sacret paquet de bonbons ! Mais Rowling joue ici le contraste. Dès le chapitre suivant, Harry (devenu adolescent) doit avaler sa portion d’épinards : il vit une enfance opprimée chez des gens odieux, dort dans un placard et n’a pas d’amis.

Ex : toujours dans la série Harry Potter, le personnage de Neville Londubat est un bel exemple de jeu en déséquilibre bonbons/épinards. Rowling lui donne bien plus d’épinards que de bonbons, et ne lui accorde une sucrerie que quand le jeune homme est sur le point de devenir vraiment pitoyable. C’est bien peu (un geste de franche amitié envers Harry, ou son talent manifeste pour la botanique) mais cela suffit à faire ressentir aux lecteurs qu’il peut (qu’il va !) grandir. Plus on avance dans l’histoire, plus le dosage en bonbons évolue de façon subtile. Lors du combat final, l’épée de Griffondor vient à lui et il détruit l’horcruxe Nagini : ce moment sonne comme une énorme récompense méritée dans la tête du lecteur. 

Cet outil permet de dresser une cartographie plus objective de la perception d’un personnage au lieu de ne se baser que sur un ressenti personnel, forcément biaisé lorsqu’on est l’auteur dudit personnage.

À méditer

Le sucre tend à écœurer, à la longue : pour un personnage principal, l’idéal est que le cumul global reste toujours légèrement en faveur des épinards. C’est peut-être parce que les auteurs donnent trop de bonbons à leurs héros que les lecteurs préfèrent parfois certains personnages secondaires (quand ils ne préfèrent pas carrément l’adversaire).

Si tu souhaites un bel happy end, un bon gros bonbon final peut faire l’affaire, mais seulement si tu forces un peu la dose sur l’épinard avant le climax – sinon, hé, ça risque d’être bien trop sucré.

À noter que l’impact (la taille, la force) d’un bonbon ou d’un épinard dépend en grande partie du mérite du personnage. Glorifier un personnage qui ne le mérite pas aura un effet néfaste sur son image auprès du lecteur. Idem si tu rabaisses trop (ou trop souvent) un personnage qui ne semble pas le mériter. Plus un bonbon découle des actions directes du personnage et plus son effet sera puissant (s’il s’évade de prison après avoir franchi de nombreuses difficultés, ça a plus de force que si un personnage secondaire vient le libérer). De même, un élément négatif aura plus d’impact s’il découle clairement des actions du personnages (s’il perd une bagarre qu’il a lui-même cherchée et déclenchée, ça a plus de force que s’il a un accident de voiture lié au hasard).

À noter aussi que les bonbons des uns font parfois les épinards des autres : si deux personnages majeurs s’affrontent, celui qui gagnera recevra un bonbon, le perdant recevra des épinards. La façon dont le combat se déroule influe sur l’impact : si l’un des personnages gagne très facilement, son bonbon est important et l’autre reçoit des épinards en proportions ; si le duel est acharné et remporté de justesse, le butin bonbons/épinards est réparti de façon plus équitable. Comme dans l’exemple de Gotham pris plus haut, la tension qui découle de rivalités entre personnages dépend du fait que ce ne soit pas toujours les mêmes personnages qui remportent les bonbons (ou les épinards).

À noter enfin que bonbons et épinards peuvent provenir d’un nombre infini de situations. Si tu veux faire d’un personnage un excellent guerrier, tu peux faire en sorte qu’il n’obtienne que des bonbons dès qu’il se trouve en situation de conflit armé. Mais tu peux (tu devrais ?) compenser par des épinards dans d’autres types de situations.

***

L’intérêt de l’outil pour l’auteur est de prendre conscience de l’impact des événements liés au personnage sur le lecteur. Ce que le personnage est n’est pas la seule cause de l’amour ou du désamour du lecteur : ce qu’il fait ou ce qui lui arrive compte pour beaucoup. Or, c’est le lecteur qui ressent le goût du texte ; lui qui sourit de plaisir à chaque bonbon, lui qui grimace à chaque bouchée d’épinards. Et il associe ce goût au personnage en question.

Tu te doutes bien qu’il n’y a pas de règle mathématique ou de formule toute faite. Tout ce qui est sûr, c’est qu’il faut les deux – bonbons ET épinards – pour qu’un personnage reste dans les mémoires et gagne les faveurs du public. Penser en ces termes peut t’aider à mieux visualiser ces relations de causes à effets, et ce pour chacun des protagonistes.

M’enfin, ce n’est que mon avis.
(Et celui de Mythcreants).


Voici deux exemples de personnages trop gâtés en bonbons ou trop chargés en épinards. Ils sont pourtant les héros de séries de fantasy très populaires.

Trop de bonbons : Kvothe (Le Nom du Vent – Patrick Rothfuss)
Oren Ashkenazi, éditeur chez Mythcreants, présente Kvothe comme le personnage le plus chargé en bonbons qu’il ait jamais vu. Glorifié à l’excès, ce personnage excelle à tout ce qu’il fait. Un prince fae étudie auprès de lui, un scribe vient recueillir son histoire (en trois jours, alors que les scribes ne passent qu’une journée maximum avec les gens ordinaires). Kvothe apprend le langage du scribe en une heure (!), puis lui raconte son histoire. Il est un maître en musique, en magie (le plus doué de l’école, bien qu’aussi le plus jeune des étudiants)… Etc. Le livre est rédigé à la première personne et Kvothe est tout sauf modeste. Il n’a aucune gêne à exprimer à quel point il est doué. En dépit de l’immense popularité de la série, Kvothe est aussi réputé pour être un cas d’école de Mary Sue (tapez donc « Kvothe Mary Sue » sur Google).

Trop d’épinards : Fitz Chevalerie (L’Assassin Royal – Robin Hobb)
Je suis moi-même un grand amateur de cette série de Robin Hobb, que j’ai adorée. Mais quand on discute de cette histoire entre fans, une remarque revient encore et toujours : ce Fitz, quand même, quelle tête à claques ! Pourtant à première vue, il semble bien garni en bonbons. Après tout, il est entraîné à devenir un assassin doué (classe !), possède non pas une mais DEUX magies (ce qui le rend unique). Hélas ces éléments de glorification sont atténués par le fait qu’il en hérite sans le vouloir et qu’ils sont présentés comme des malédictions (il est élevé en assassin parce qu’il est un bâtard renié et mal-aimé, son pouvoir du Vif est très mal vu, son pouvoir de l’Art provoque des jalousies et un apprentissage forcé difficile). Et puis, surtout, Fitz s’en prend plein la figure à longueur de temps et enchaîne les échecs douloureux (il échoue à peu près à toutes les choses qui lui tiennent à cœur et on attend en vain que l’auteur lui accorde son quart d’heure de gloire). Conjugué au fait que le récit est à la première personne et qu’il passe beaucoup de temps en complaintes à ruminer sa culpabilité et ses échecs, vous obtenez un personnage parfois pénible. Pas étonnant qu’on lui préfère le Fou ou Umbre.

Pour aller plus loin, articles (en anglais) sur le site de Mythcreants :
– Cinq personnages avec trop de bonbons,
– Sept personnages de plus avec trop de bonbons,
Cinq personnages avec trop d’épinards.


« Alors, c’est bon ?
— De façon assez surprenante, le mélange marche assez bien ! »


Les concepts de cet article proviennent de la théoricienne en dramaturgie Chris Winkle, publiés à l’origine sur le site de Mythcreants :

(13 commentaires)

  1. Intéressant! Je soupçonne qu’on pourrait même établir des typologies spinacho-bonbonesques, comme celle de Spider-Man, qui ne récolte que des bonbons comme héros, et que des épinards comme type normal, ou celle d’Othello dont la quête active de bonbons ne lui permet de récolter que des épinards.

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  2. J’adore cet article, très clair et bien illustré, il va bien m’aider ! Je suis totalement d’accord avec l’excès d’épinards sur Fitzchevalerie, mais cela ne m’a pas empêchée d’apprécier l’œuvre, contrairement aux overdoses de sucre qui ont pu passer entre mes mains …

    Aimé par 1 personne

    1. C’est aussi pour cela que j’ai choisi ces deux exemples : cela montre bien qu’on peut *quand même* écrire de bons livres à succès avec de tels personnages (j’ai adoré la série de l’Assassin Royal). Je pense que ta remarque est vraie pour beaucoup de lecteurs : quitte à choisir, on préfère encore un personnage avec trop d’épinards qu’un enfant gâté gavé de bonbons. Ce dernier archétype est pourtant, hélas, plus fréquent chez les écrivains novices. Bon courage pour tes propres écrits ! 🙂

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