Inventer des mots : les (rares) cas où cela est utile

« Tu es vraiment spilmato quand tu t’y mets.
— Pardon ? »


Nous autres, auteurs de littérature de l’imaginaire, plaçons nos histoires dans des univers nouveaux. Nous créons des mondes, des peuples, des animaux, des objets et des technologies, et parfois il peut nous arriver de vouloir créer des langues et des mots nouveaux.

Hélas, ce qui est amusant pour l’auteur ne l’est pas forcément pour le lecteur, et un mot inconnu dans un texte provoque immanquablement un arrêt dans le flux de lecture. en conséquence, c’est souvent une mauvaise idée de parsemer tes écrits de mots inventés, mais il existe aussi quelques cas où cela peut avoir son intérêt.

Passons ça en revue.

1. Désigner quelque chose de nouveau

Pour ton univers de fantasy, tu as imaginé une bien drôle de créature, une sorte de machin poilu à cinq pattes qui rampe au sol. Cet animal n’appartient à aucun bestiaire terrestre, mais il est courant dans le monde de ton livre : il te faut bien le baptiser, n’est-ce pas ?

Cela vaut pour les objets, les créatures, même les concepts : si c’est réellement nouveau et que ça n’a pas d’équivalent dans notre monde réel, oui, tu peux lui donner un nom. Cela ne signifie pas que tu dois. Vérifie d’abord que tu en auras l’usage (si ta créature n’apparaît qu’une fois pour ne jamais revenir dans le livre, tu peux sans doute te passer de l’affubler d’un nom).

Attention : si le mot que tu créés est traduisible en français, l’inventer est juste une absurdité. Si ton personnage mange du pain tandis qu’il voyage à cheval, il est ridicule d’écrire qu’il mâche du deir sur la selle de son magnifique aurik-akor. Considère ta langue inventée comme une langue étrangère : si cette langue était de l’anglais, tu n’écrirais pas que ton personnage mange du bread tandis qu’il chevauche son horse ? Eh bien, c’est pareil.

Il est à noter qu’inventer un nom pour quelque chose ne signifie pas forcément inventer un mot de toutes pièces. Il est souvent plus efficace d’utiliser des termes réels pour construire une désignation imaginaire, soit en les combinant soit en utilisant la connotation qu’ils impliquent.

Exemple 1 : tu te rappelles de ta créature bizarre décrite plus haut ? Si tu la nommes « étoile de terre » (en référence à l’étoile de mer que nous connaissons tous) ce sera bien plus clair et facile à mémoriser pour le lecteur que si tu l’appelles un xiarp. Un animal qu’on désignerait sous le terme de gueulard-sauteur serait plus évocateur qu’un lukis. Dans L’Assassin Royal (Robin Hobb), Fitz consomme régulièrement de l’Écorce Elfique. Dans Dune (Frank Herbert), la combinaison que portent les Fremen s’appelle un Distille. Tu ne pourras pas recourir à cette tactique de façon systématique, mais souviens-toi que dans la vraie vie aussi nous avons des rouge-gorges, des martin-pêcheurs ou des saules pleureurs. 

Exemple 2 : dans certains romans de SF, on peut croiser des mots comme « artilect » (contraction des termes « intellect » et « artificiel »). Dans un roman post-apo j’ai aussi croisé le mot « antech » (contraction de « antique » et « technologie »). Là encore, ces combinaisons de mots existants fournissent des indications au lecteur, le guident dans la compréhension et l’aident à la mémorisation.

Si tu inventes vraiment un mot de toutes pièces, rends-toi service : choisis-le court et facile à prononcer. Cela aidera ton lecteur à s’en souvenir, et tu limiteras les chances que ce terme sonne de façon ridicule. Tu devrais éviter les combinaisons de lettres improbables, les apostrophes et tirets, ou autres bizarreries que tu trouverais fun – à moins bien sûr que tu ne leurs trouves une justification et un sens. De façon générale, mieux vaut faire simple.

2. Désigner quelque chose d’anachronique

Je t’ai encouragé dans le premier point à n’inventer un mot que lorsque tu voulais désigner quelque chose de vraiment nouveau, mais imaginons désormais que tu souhaites désigner quelque chose déjà connu de ton lecteur, mais qui semblerait déplacé dans ton univers ?

Il peut s’agir d’unités de mesures (il est étrange de parler d’heures et de minutes dans un univers de fantasy), de concepts (comme le suffrage universel ou la biodiversité), ou encore d’exclamations (super !).

Néanmoins, il faut quand même chercher longtemps pour trouver une situation dans laquelle tu seras vraiment obligé d’inventer un terme : la plupart du temps, tu peux t’en sortir par un équivalent ou un synonyme simplement plus adapté.

À noter tout de même que les exclamations et les jurons font souvent l’objet de petites inventions de la part des auteurs. Cela peut apporter de la couleur et de la cohérence aux dialogues, même si pour cela il vaut mieux que ton mot inventé ait un sens précis et un lien avec ton monde pour être crédible. Un terme monté de toutes pièces aura rarement l’impact espéré.

Exemple : une insulte du genre « espèce de tamkati ! » t’oblige à expliquer ce qu’est un tamkati, et tant que l’aspect péjoratif de ce terme ne sera pas fortement ancré dans l’esprit du lecteur, il n’aura que peu d’impact.

Mieux vaut souvent détourner des mots réels ou des injures existantes. Cela évite de créer des mots à partir de rien : souviens-toi qu’un mot inventé, tu dois l’expliquer. Et moins tu dois expliquer, mieux c’est.

Exemples : Dans les Mémoires du Grand Automne, le juron « Cendres ! » évoque à la fois la crainte des incendies dans un monde forestier ainsi que le fléau des pucerons cendrés (un adversaire récurent).

Si dans ton livre deux peuples se font la guerre, une insulte du type « fils de XXX » (où XXX est le nom du peuple ennemi) est claire sans avoir besoin d’explications.

3. Montrer et faire partager la confusion du personnage

Il y a un autre cas de figure où utiliser des mots étranges et inconnus peut avoir un intérêt : lorsqu’on souhaite faire partager au lecteur l’incompréhension du personnage.

Attention : cela ne fonctionne que si le personnage de point de vue ne connaît pas la langue en question, et qu’il est donc aussi perdu que le lecteur. Dans ce cas, ne pas traduire fait sens, car ni le personnage ni le lecteur ne savent de quoi il est question. Si le personnage comprend la langue et qu’il est possible de traduire le mot, on retombe dans la situation décrite au point N°1.

Utiliser des mots nouveaux peut être un bon moyen de plonger le lecteur dans une ambiance dépaysante et déstabilisante en jouant justement sur l’inconnu.

Exemple : dans Dune, Paul Atréides doit se faire une place parmi les Fremen, mais pour cela il doit rapidement déduire et comprendre leur culture. Le lecteur joue à ce petit jeu en même temps que le personnage et cherche à savoir à quoi correspondent leurs mots, leurs expressions et leurs coutumes. Tu noteras néanmoins que peu de mots sont de totales inventions d’Herbert : outre l’exemple du Distille déjà évoqué plus haut, on remarque que l’auteur utilise plusieurs termes issus de langues arabiques (il joue ainsi sur l’ambiance et cela sert à caractériser les Fremen, mais ce sont des termes empruntés, pas inventés). Même le terme de krys ne sort pas de nulle part : le dictionnaire parle d’un petit poignard maltais, tandis que Krystallos en grec signifie « verre » et « cristal » (et c’est bien l’aspect de ce poignard fremen fabriqué avec une dent de ver des sables).

Utiliser des mots inconnus peut aussi servir l’intrigue voire même masquer un mystère central. Combien de récits d’aventure sont construits autour de mots étranges dont les personnages cherchent à découvrir la signification ?

Exemple : dans Le Seigneur des Anneaux (Tolkien), la traduction d’une gravure donne lieu à une énigme qui doit ouvrir la porte des mines de la Moria. C’est finalement Frodon qui comprend l’erreur de traduction et permet à la communauté de l’Anneau de poursuivre son périple.

***

D’une manière générale, même s’il s’agit d’un petit plaisir coupable en littérature de l’imaginaire, soit prudent lorsque tu te lances dans la création de mots. Assure-toi que c’est bien une nécessité pour ton récit, et n’oublie pas que le rôle de l’auteur est le plus souvent de véhiculer ses idées de la façon la plus directe possible. Inventer un mot de toutes pièces répond rarement à cette exigence.

M’enfin, ce n’est que mon avis.


« Tu me coupes une tranche de porc-sifflard ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Aucune idée. »


Signature_blogTu trouves les articles de Stéphane utiles ? Remercie-le en lui payant un café sur
tipeee-1

 

(16 commentaires)

  1. Il y a une catégorie d’auteurs de fantasy, qui, je crois, ne seront jamais satisfaits tant qu’ils n’auront pas écrit leur roman entièrement dans une langue fictive inventée par leurs soins, tant ils sont tombés amoureux de leurs petites inventions. Il y a un solipsisme de l’auteur d’imaginaire, ça c’est sûr.

    Pour eux, et pour tous le autres, merci pour cet article, qui est aussi utile qu’un porc-sifflard.

    Aimé par 2 personnes

    1. « Niarck N’nairnurfl, iranktö R’raconiteurien, oh oh O’ouh !!! G’grignou plasttrion, G’granigniou ! »

      oui, sur 800 pages, ça doit fatiguer 🙂

      mais je note le porc-sifflard et il n’est pas exclus que je te l’emprunte un de ces jours (sil veut bien venir avec moi)

      Aimé par 2 personnes

  2. Merci pour cet article, comme toujours très intéressant ^^ c’est une question que je me pose régulièrement en ce moment, comme je me suis lancée dans une histoire mettant en scène plusieurs mondes, dont le notre.
    Cependant, je me demandais (et c’est une vraie question ^^): doit-on toujours expliquer le sens d’un mot inconnu? Si le mot en question à une quelconque importance dans l’histoire, il parait évident que oui, mais si ce n’est pas le cas? Dans une insulte, par exemple, « fils de tamkati! », je n’ai pas l’impression qu’on a besoin de savoir ce qu’est un tamkati pour comprendre l’idée, et même, en tant que lectrice, j’ai l’impression que je trouverais cela drôle d’une certaine façon, de voir des personnages d’insulter avec des mots que je ne comprends pas et me demander avec une curiosité amusée ce que peut bien être un tamkati 🙂 peut-être cela dépends-t-il du contexte?
    Bref, merci pour le partage ^^

    Aimé par 1 personne

    1. Bonjour ! En ce qui me concerne, j’invite tous les auteurs à se montrer extrêmement prudent au sujet des choses qui leur semblent évidentes mais qui ne le sont pas pour le lecteur. Si tu es certaine (je dis bien « certaine » à 100%) que le contexte est limpide, pourquoi pas. Mais comment juger de la nature de l’insulte sans autre élément ? Même si le contexte permet de comprendre que c’est quelque chose de pas très gentil, ça reste vague. Est-ce vraiment injurieux ? Gentillet ? Grossier ? L’impact n’est pas le même quand tu traites quelqu’un de « fils de benêt ! », « fils d’ivrogne ! » ou « fils de pute ! ». Si le personnage de point de vue ne comprend pas la langue non plus, tu peux t’amuser à perdre le lecteur (cf. § 3), mais si le personnage comprend les nuances, le lecteur devrait les comprendre aussi sous peine d’être tenu à l’écart (c’est ainsi qu’on créé de la distance narrative, et c’est rarement une bonne chose). M’enfin, ce n’est que mon avis.
      🙂

      J’aime

      1. Merci pour cette réponse ! Dans ma tête, j’imaginais un contexte ou la réception de l’insulte serait assez claire (un blanc dans la salle, la personne devient pale et s’étrangle de rage, etc), mais effectivement c’est quelque chose qui doit être bien réfléchie, pour ne pas tomber dans une variante du « pêché d’orgueil » dont tu parlais autre part 🙂

        Aimé par 1 personne

  3. Merci pour cet article ! Je viens de me lancer dans la fantasy (mon premier roman était un policier contemporain) et je ne me sens pas vraiment une âme de linguiste. Pour l’instant j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas inventer trop de mots, mais je culpabilisais un peu… En lisant de la fantasy, on finit par avoir l’impression qu’inventer au moins 3 langages différents est une obligation^^.
    Merci d’avoir justifié ma réticence première^^

    J’aime

    1. Pour être honnête, ma propre mère m’a fait remarquer que mes livres sont truffés de mots inventés : lorsqu’on créé un univers de fantasy, il est difficile de ne pas le faire sauf à rester dans un monde médiéval classique. Cela peut apporter de la crédibilité à un monde. Mais c’est un piège où il est incroyablement facile de tomber.

      J’aime

    1. Alors, oui, mais :
      1) n’est pas Damasio qui veut, et en dépit de ses inventions de vocabulaire, le lecteur attentif devine et comprend le sens du texte (la plupart du temps 😉) ;
      2) si le talent de Damasio est reconnu par la critique et les amateurs de littérature, son style est ce qui lui rend difficile un succès vraiment populaire (il n’y a qu’à voir le grand nombre de notes « 1 étoile » sur Amazon pour La Horde du Contrevent). De nombreux lecteurs s’agacent et jugent cette façon d’écrire prétentieuse et hautaine. Damasio s’en moque. À toi de faire ton choix pour ton livre, et de trouver ta façon d’inventer des mots sans rendre ta prose obscure.
      🙂

      J’aime

        1. La vérité c’est qu’il n’y a pas de « règle » : tous ces conseils d’écriture sont essentiellement des invitations à réfléchir à sa pratique personnelle. Tant que tu sais pourquoi tu inventes un mot, tant que tu sais ce que tu fais et pourquoi tu le fais ainsi, tout est possible.
          🙂

          Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire