« On fait une intro ?
— Je ne sais pas… fais-moi un jet de persuasion pour voir ? »
Bonjour, je m’appelle Stéphane et je suis un ancien rôliste.
(Bonjour Stéphaaane !)
J’ai été meneur de jeu pendant une bonne quinzaine d’années, auteur de scénarios, animateur de forum roleplay. Je l’ai même susurré ici et là, je suis présentement en train d’écrire un jeu de rôles (c’est le projet qui m’occupe le plus cette année). De Jean-Philippe Jaworski à Estelle Faye, de Lionel Davoust à Raphaël Bardas à… à peu près qui tu veux (n’est-ce pas Julien Hirt ?), une grande partie des auteurs qui font l’imaginaire français d’aujourd’hui ont au moins joué un peu. La passerelle semble logique. Lorsqu’on est un meneur de jeu expérimenté et/ou un auteur de scénario habitué, on sait créer des aventures liées entre elles pour former des campagnes, imaginer et interpréter des personnages, bâtir des univers entiers. Et pourtant, même si ce sont des activités cousines, il y a une profonde différence entre l’écriture pour un jeu de rôles et l’écriture d’un roman de fiction :
Contrairement à un roman de fiction, en jeu de rôles ce n’est pas le meneur de jeu qui décide des actions des héros.
De ce simple point découlent plusieurs conséquences qui rendent les récits rédigés par des rôlistes assez reconnaissables. Comment reconnait-on un roman écrit par un rôliste ? Voici quelques indices.
1. Du worldbuilding solide
C’est un cliché qui revient souvent : en littératures de l’imaginaire on dit que les auteurs-rôlistes produisent des univers mieux construits, plus complets, plus solides. Leurs systèmes de magie ou leurs technologies, par exemple, tiennent mieux la route. Pourquoi cela serait-il vrai ? Eh bien, il y a l’expérience d’avoir lu ou joué à plusieurs jeux de rôles et d’avoir navigué dans de nombreux mondes différents, bien sûr (ça compte, l’expérience). Mais surtout : un meneur de jeu ne contrôle pas les héros ; ce sont les joueurs qui le font.
De cela découlent deux points :
- en jeu de rôles, si quelque chose existe dans l’univers, les joueurs vont vouloir l’exploiter. Il faut donc en prévoir les règles précises de fonctionnement ;
- les joueurs ne sont pas idiots. S’ils peuvent tirer parti d’une situation (un sortilège, un objet technologique, une particularité sociétale ou géologique) ils le feront. Ainsi, les auteurs-rôlistes sont entraînés à bien réfléchir leurs univers et leurs histoires pour en repérer les failles car ils savent qu’ils ne peuvent pas forcer les personnages à négliger des possibilités évidentes ou à faire de mauvais choix.
Ainsi, si le roman que tu lis dépeint un système de magie aux règles bien définies, des mécaniques super précises, des éléments de background réglés au millimètre, tu as peut-être affaire à un auteur-rôliste.
Ex :
Un auteur-rôliste réfléchirait sans doute à deux fois avant de créer un sortilège aussi accessible que transplaner ou une potion si facile à concevoir que le polynectar. Parce que si Harry Potter et ses amis oublient parfois de façon fort opportune qu’ils peuvent transplaner pour se sortir des situations difficiles, des joueurs de jeux de rôles ne le feraient pas et les scénarios deviendraient vite injouables.
2. Du worldbuilding inutilisé
Un meneur de jeu ou un auteur de jeu de rôles est habitué à développer tous les aspects de son univers, à créer beaucoup de détails, avant même de penser à y faire jouer des scénarios. En fait, il crée même l’univers comme s’il s’agissait d’une encyclopédie, sans tenir compte des histoires qui s’y dérouleront : ce point-là viendra après. Il agit ainsi parce que les joueurs peuvent faire n’importe quoi, aller partout, et que les meneurs de jeu doivent être parés à toutes éventualités ; parce que les joueurs vont potentiellement jouer des années dans cet univers et qu’il leur faut de la matière à explorer.
Cela ne pose pas de problème : quand ils lisent un manuel de jeu de rôles, les joueurs ne sont pas dérangés par tout ce foisonnement et savent bien que la plupart des éléments sont de l’habillage. Le « background » présenté dans le livre servira peut-être au prochain scénario, ou peut-être plus tard, ou peut-être jamais. Cela donne toujours plus envie d’explorer le monde !
Dans un roman, c’est plus compliqué : si un élément se trouve dans le livre, le lecteur s’attend à ce qu’il ait une importance dans l’histoire. La maîtrise de l’exposition est bien plus technique et importante en écriture de romans, car pour conserver l’attention du lecteur il vaut mieux ne pas le surcharger d’informations inutiles.
Ainsi, si l’univers du roman que tu lis semble plus vaste que l’histoire qu’il contient, tu as sans doute affaire à un auteur-rôliste.
Ex :
Dans Les Mondes-Miroirs de Vincent Mondiot et Raphaël Lafarge, l’exposition nous présente plein d’éléments caractéristiques du monde, comme des arches de pierre géantes qui relient des continents ou des statues énormes qui donnent l’air de créatures antiques pétrifiées. Le roman ouvre sur une scène d’action liée à une étrange maladie super contagieuse, et tel que c’est présenté on a l’impression qu’elle va être « la » grande menace du récit. Pourtant non : aucun de ces éléments n’a de rapport avec l’histoire du roman et on n’en saura pas plus sur eux. Peut-être dans un autre tome. Ou celui d’après. Ou peut-être jamais.
3. Les héros réagissent aux événements plus qu’ils ne les créent
C’est comme ça que ça se passe en jeu de rôles : le meneur de jeu présente une situation, un problème ; les joueurs y réagissent en disant ce que leurs personnages font et ainsi de suite. Lorsqu’il créé un scénario de jeu de rôles, le meneur de jeu ne peut pas savoir ce que voudront faire ses joueurs. L’intrigue d’un scénario de jeu de rôle est (le plus souvent) construite selon un principe de personnages « en réaction » à des situations qui leur sont extérieures, pour la simple et bonne raison que pour être commercialisé ou diffusé à grande échelle, le scénario doit pouvoir être joué par de nombreux personnages différents et s’adapter à tous les joueurs.
Dans un roman de fiction, le plus souvent, c’est la volonté du protagoniste qui fait l’histoire, ses désirs et son besoin qui génèrent l’intrigue. En général, celle-ci ne peut pas (ne devrait pas ?) fonctionner avec un autre protagoniste. Le héros d’un roman n’est pas un personnage de jeu de rôles : il n’est pas interchangeable, lui.
C’est en partie pour cela que certains meneurs de jeu préfèrent soit improviser complètement les aventures qu’ils font jouer à leurs amis en leur laissant une totale liberté, soit leur préparer des scénarios sur-mesures construits autour de leurs personnages-joueurs. Ces deux façons de faire replacent les personnages des joueurs au centre du récit et leur redonnent le rôle de moteur de l’action, comme dans un roman.
Ainsi, si les héros du roman que tu lis réagissent à l’histoire plus qu’ils ne la génèrent, tu as peut-être affaire à un auteur-rôliste.
4. Les personnages vraiment moteurs sont… les personnages secondaires
En jeux de rôles, le meneur n’a pas la mains sur les héros. Lui, son truc, c’est d’interpréter les « personnages-non joueurs » : les adversaires, les alliés, les figurants. C’est donc souvent par leur biais que le meneur présente l’histoire et la déploie ; par leur entremise qu’elle avance.
En conséquence, les personnages secondaires de romans écrits par des rôlistes sont souvent plus détaillés que la moyenne… et souvent plus importants pour l’intrigue que les héros. Ce sont eux les véritables moteurs de l’histoire. Ils sont plus complexes que les héros… et sont parfois plus puissants, plus compétents ou plus « classes ».
Ainsi, si tu as l’impression que les personnages intrigants qui font avancer l’histoire sont d’autres personnages que les héros, tu as sans doute affaire à un auteur-rôliste.
Ex :
Dans Les Chevaliers du Tintamarre de Raphaël Bardas, les trois lascars qui servent de héros commencent l’aventure dans une auberge (ce qui est déjà un indice énorme :)) et l’un d’eux a été témoin d’une scène étrange dans une ruelle. Ce petit bout d’accroche va suffire à les embarquer dans une histoire rocambolesque : ils n’ont pas de réelle motivation personnelle et pendant les deux-tiers du récit ils ne comprendront rien à ce qu’il se passe. En fait tous les personnages du récit ont un lien avec l’intrigue… sauf eux. Les héros sont comme des chiens fous qui déboulent dans un jeu de quilles : ils interagissent avec une histoire qui n’est pas la leur.
5. Les scènes pivots ou les climax sont basés sur des épreuves physiques
En jeux de rôles, les moments clefs et de tension sont des moments où les joueurs font face à des obstacles et des challenges qu’ils doivent vaincre grâce à leurs compétences (c’est-à-dire : quelques bons jets de dés). Peu importe ce que le personnage tente d’accomplir, au fond : la réussite d’un jet de dés suffit à provoquer l’adrénaline du joueur qui bat la difficulté annoncée par le meneur. C’est le côté « jeu » de « jeu de rôles ». Les personnages des joueurs évoluent au fil des parties d’un point de vue chiffré (au niveau de leurs caractéristiques et compétences), mais très peu (voire pas du tout) au niveau psychologique.
Mais le lecteur de roman n’est pas un joueur et il n’interprète pas le personnage : il ne fait que l’observer. Lors d’un tournant du récit, il attend une avancée dramaturgique, une évolution psychologique des personnages, des dilemmes moraux. Il attend que la situation change la donne. Il s’attend à ce que le personnage fasse des choix et évolue en quelqu’un de différent à cause de ce qu’il traverse.
Ainsi, si tu as l’impression que les moments clefs sont essentiellement des passages d’action – si les héros réussissent à vaincre grâce à leurs compétences plutôt qu’en fonction des choix qu’ils font -, tu as sans doute affaire à un auteur-rôliste.
C’est devenu un petit jeu lorsque je lis un auteur de fantasy qui m’est inconnu : quand je repère ces indices, je file sur internet pour vérifier le background de l’auteur pour vérifier ma théorie.
M’enfin, ce n’est qu’une théorie…
🙂
« J’ai raté mon jet tout à l’heure pour l’intro mais je peux retenter pour la conclusion, non ?
— Vas-y.
— …
— Alors ?
— Échec critique. »
Super intéressant 😄 Je ne suis pas très familier du milieu rôliste et j’ai trouvé cet article éclairant. En fait les deux milieux sont hyper-connectés…
Je suis un grand fan de Jaworski mais j’avoue ne m’être jamais demandé en quoi sa pratique pouvait influencer sa manière d’écrire.
Et toi? En tant que romancier et rôliste, qu’est-ce que tu préfères dans les deux disciplines?
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Les indices que je cite ici trahissent *le plus souvent* un rôliste, mais cela ne signifie pas que tous les rôlistes écrivent ainsi. Jaworski est un rôliste – son Vieux Royaume est d’abord un univers de jeu de rôles – mais ce n’est pas flagrant quand on lit ses romans (quoi qu’il y a peut-être du worldbuilding « en trop » dans Gagner la guerre qu’il n’y a pas dans Rois du monde, par exemple).
De mon côté, j’avais justement coupé avec le jeu de rôles lorsque je me suis décidé à écrire des romans (j’avais conscience, quelque part, que ce n’était pas la même chose). J’aime la dramaturgie et la narration, raison pour laquelle je me suis tourné vers la littérature… mais j’ai toujours aimé les jeux, et l’aspect ludique du jeu de rôles (son partage des histoires en live avec ses amis) est incomparable. Ce sont des pratiques cousines, mais très différentes. Tous les romans ne se prêtent pas à des adaptations jeu de rôles, et vice versa. J’imagine très mal un jeu de rôles du Grand Automne, par exemple, ça n’aurait pas beaucoup de sens.
🙂
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Merci pour ta réponse 😊
C’est très intéressant de voir comment tu abordes les deux disciplines.
Et j’imagine que pour toi, l’une nourrit l’autre? Je veux dire par là : tu considères que c’est un « plus » d’être rôliste, dans ta pratique de l’écriture (de fantasy)?
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Merci pour tes commentaires ! 😉
À partir du moment où les deux pratiques sont liées tout en étant différentes, la réponse est assez claire : cela apporte des avantages (les auteurs auraient beaucoup à apprendre de la pratique du jeu de rôles) mais tend aussi bien des pièges si on ne perçoit pas bien où les divergences se situent. Julien Hirt (auteur et rôliste) m’a dit préparer un article sur ce point : à suivre chez lui bientôt !
😉
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Effectivement, je viens de voir ça sur Twitter!
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Ah, dans Gagner la guerre, il y a ce passage que j’ai trouvé un peu gênant où les protagonistes se rendent dans un petit village, qui semble être le décor de campagne de Jaworski et où il en profite pour nous présenter les PJ, ce qui n’a pratiquement aucun impact sur l’intrigue. Si rien d’autre ne l’avait démasqué auparavant, ces pages s’en chargent.
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C’est vrai, je m’en souviens maintenant ! Tu as tout à fait raison. Et oui, il y a définitivement un vernis de jeu de rôles sur Gagner la guerre (qu’il n’y a pas du tout sur Rois du monde).
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Intéressant! Ton article m’inspire la réflexion que l’approche est peut-être légèrement différente pour un rôliste plutôt joueur ou pour un rôliste plutôt maître de jeu… Ça m’est déjà arrivé, quand je rencontre d’autres joueurs dans le même délire que moi, d’écrire des scènes complémentaires qui font évoluer la psychologie des personnages et leurs interactions (un peu comme en forum RPG). Et puis un jour, on s’est pris au jeu d’écrire une histoire en s’inspirant de la campagne au complet. On s’est rendu compte de plusieurs choses :
1. Adapter une campagne pour en faire une histoire écrite, c’est un travail colossal, car la visée n’est absolument pas la même. Il faut trier entre les éléments importants pour l’histoire, ceux pertinents pour l’ambiance et ceux carrément inutiles. Ça rejoint un peu ton point sur le worldbuilding foisonnant, mais c’est surtout au niveau de l’intrigue que ça peut poser problème, parce qu’il faut éliminer (ou relier au reste) plein de péripéties isolées.
2. Les personnages principaux sont effectivement plus réactifs qu’actifs, par contre, avec l’approche «forum RPG», c’est beaucoup plus naturel de les percevoir chacun comme le héros de leur propre histoire. Leur psychologie et leurs points de conflits surgissent très nettement. (Ça doit dépendre du type de joueur j’imagine, selon si on est porté ou non sur le développement psychologique des personnages). Et effectivement, nos personnages secondaires sont détaillés à souhait ^^
3. Pour l’action : ça demande pas mal de diversification pour ne pas finir en baston à chaque fois :p C’est pas mal le gros point noir pour l’instant.
Je ne conseillerai pas de se lancer dans un projet pareil, mais pour ma part, ça a été extrêmement formateur, tant du point de vue de l’écriture que de la construction dramatique (ton blogue m’a un peu aidée à démêler certains points d’ailleurs, merci) 🙂
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En fait, l’écriture dépend beaucoup de « qu’est-ce qu’on écrit » et « pour qui ». Lorsque des joueurs écrivent de façon romancée les histoires qui arrivent à leurs personnages (par exemple sur des forums) ils écrivent essentiellement pour eux-mêmes et leurs amis : un lecteur extérieur peinerait à y comprendre quelque chose et à y trouver du plaisir (c’est hélas ce que j’ai ressenti en lisant « Les Mondes-Miroirs » que je cite dans l’article, et c’est absolument sans surprise que j’ai découvert que les auteurs étaient des rôlistes qui avaient romancé leurs aventures sur table : ça se sent énormément). C’est peut-être l’un des pièges qu’il faut savoir esquiver quand on passe de l’écriture-passion de roleplay à l’écriture de roman.
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article très intéressant ; rien de tel qu’un univers bien construit, cohérent, sans faille (sur ce point, le seigneur des anneaux a été ma première grande claque). Sauf que quand j’imagine trop le décor, j’ai tendance à me perdre dedans et à oublier de m’intéresser à l’intrigue.
mais faisons un test si tu veux bien : Stéphane, selon tes critères de détection, suis-je un rôliste ?
https://carnetsparesseux.wordpress.com/2020/04/21/les-six-cents-mille-contes-davril-jeu-de-loie/
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Un joueur de jeux de société et de plateaux, au moins ? 😀
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