Promesses et sentiment de progression

« Nos intro pourries, ce sont des promesses ?
— Je ne sais pas, mais en dépit des années, elles n’évoquent clairement pas un sentiment de progression… »

En visionnant des vidéos de l’auteur américain Brandon Sanderson sur l’écriture de fiction, un sujet m’a frappé par la façon dont il l’abordait et l’expliquait ; quelque chose que je savais, quelque part, mais que je n’avais pas vraiment vu exposé de façon aussi centrale ailleurs : le fait que les romans qui sont des « page turner » reposent sur une paire indissociable, un couple formé par les promesses que l’on fait au lecteur d’une part, et la façon dont le récit progresse d’autre part. Réflexions.

Des promesses, toujours des promesses

Les premiers chapitres d’un livre donnent le ton du récit, présentent les personnages et amorcent le récit (voir l’article sur les débuts d’histoires). Ainsi, le début d’un roman fait des promesses tacites, que le lecteur s’attend à voir tenues. Brandon Sanderson explique que, bien souvent, les auteurs novices n’ont pas vraiment conscience des promesses qu’ils font… ce qui les rend inaptes à les tenir. En réalité, les promesses commencent avant même la lecture : quand les gens achètent votre livre, ils le font en raison des promesses faites par le titre, la couverture, le synopsis et toute la communication faite autour du livre. Mais restons donc focalisés sur l’aspect narratif.

Il suffit de pas grand-chose pour faire une promesse : deux phrases maladroites entre deux personnages font miroiter une romance, une confrontation avec un adversaire charismatique appelle à une revanche, un focus sur la phobie de l’eau du protagoniste laisse à entendre qu’il y aura une scène en lien avec cette peur, etc.

Exemple : dans Le Seigneur des Anneaux, l’une des promesses tacites est qu’on verra l’anneau de pouvoir détruit et Sauron vaincu. Quand on apprend qu’Aragorn est l’héritier légitime du Gondor, cela nous promet une intrigue liée au trône du Gondor. Quand on découvre un Boromir aux abois dès le Conseil d’Elron, on s’attend à un développement lié à son désir d’utiliser l’anneau au lieu de le détruire.

Objectifs, enjeux… et promesses

J’ai souvent parlé sur ce blog de l’importance de clarifier au plus tôt pour le lecteur les objectifs des personnages (leurs désirs, leurs besoins) ainsi que les enjeux associés (ce qu’ils ont à gagner en les atteignant, ce qu’ils ont à perdre dans le cas contraire). C’est important au niveau narratif, mais ça l’est aussi pour une autre raison un peu plus méta : de façon implicite, les objectifs et les enjeux sont des promesses que l’auteur fait au lecteur au sujet de ce qu’il se passera par la suite.

Pourquoi c’est important

L’horizon d’attente d’un lecteur est important pour des raisons bêtement psychologiques : il est bien plus facile de satisfaire quelqu’un en lui faisant miroiter quelque chose qu’on compte effectivement lui donner. Et comme le cerveau humain est parfois bizarre, un individu est souvent déçu de ne pas recevoir quelque chose qu’on lui a promis, même si ce qu’on lui donne à la place est de bonne qualité.

Exemple : si on promet à un enfant pour son anniversaire une voiture téléguidée, on va faire monter l’attente chez lui de la voiture téléguidée. L’excitation va grimper, et quand il va recevoir la voiture en cadeau, il sautera au plafond. S’il reçoit à la place un avion téléguidé – parce que tu as changé d’avis au moment de l’achat et que tu as trouvé que l’avion serait encore plus cool – tu risques de le décevoir.

Chaque fois que le récit évolue – que les personnages changent d’objectifs ou que les enjeux sont modifiés – l’auteur fait de nouvelles promesses. Au-delà de l’attachement aux personnages et de la compréhension de l’intrigue, il est donc important pour l’auteur d’avoir conscience des promesses qu’il fait à son lecteur, afin de s’assurer qu’il va les tenir.

Un sentiment de progression

Si on considère qu’un récit est un voyage, alors la promesse que tu fais au lecteur est la destination. Il s’embarque avec toi parce que cette destination le motive. Bien sûr, pour ne pas le décevoir, mieux vaut que le voyage l’amène à bon port. Et pour conserver sa confiance – pour qu’il ne saute pas du train en route – l’idéal est que le lecteur éprouve constamment un sentiment de progression ; qu’il ait pleinement conscience des progrès que l’histoire a faits depuis le point de départ par rapport à la destination. Les meilleurs « page turner » possèdent l’équivalent de panneaux d’information dans le métro ou le tram : à chaque chapitre on sent le truc avancer et progresser dans la direction qu’on nous a promise.

Ainsi, non seulement un auteur a intérêt à avoir conscience des promesses qu’il fait, mais aussi doit-il s’assurer que chaque chapitre comporte des marqueurs qui permettent au lecteur de sentir la progression de l’histoire. Même si tu écris un chapitre dans lequel tu sais que tu as placé des éléments capitaux, le lecteur peut avoir l’impression que « l’intrigue n’avance pas » parce qu’il n’arrive pas voir en quoi ces éléments concourent aux promesses que tu lui as faites. Ton histoire contient une romance, un voyage initiatique pour la maîtrise d’un pouvoir magique et une enquête sur le père disparu du personnage ? Fais en sorte qu’à chaque chapitre il y ait clairement de l’avancement sur au moins un de ces points (plusieurs, si possible) ; que le lecteur sente le train avancer.

Un exemple détaillé

Brandon Sanderson donne un exemple éloquent au sujet des promesses et du sentiment de progression, lié à l’écriture de l’un des tomes de sa série The Stormlight Archives. Dans une partie de l’histoire qu’il était très excité d’écrire, ses personnages se trouvaient à un point A et devaient se rendre en un point B. Les personnages rencontraient évidemment des obstacles dans leur voyage, mais… tant et si bien qu’ils étaient de plus en plus détournés de leur trajectoire. C’était voulu : Brandon Sanderson s’arrangeait en fait pour les mener vers un point C, où ils allaient retrouver d’autres alliés et ennemis pour une grosse bataille. Résultat ? Alors que Sanderson était ravi de la façon dont il avait mené l’intrigue jusqu’à sa bataille épique au point C, ses bêta-lecteurs ont détesté cette partie de l’histoire.

Il a alors réalisé son erreur : en fixant clairement l’objectif des personnages comme de se rendre au point B, il avait fait une promesse aux lecteurs. De façon inconsciente, les lecteurs s’attendaient effectivement à des obstacles et des difficultés, mais ils s’attendaient aussi à ce que les personnages les surmontent pour arriver au point B ; ils avaient de bonnes raisons de s’y rendre, vous comprenez ? Que leur route soit complètement déviée et parte dans une tout autre direction les avait complètement décontenancés (« et le point B, alors ? »). Plus le voyage les entraînait ailleurs – plus les marqueurs de progression se détournaient du point B – plus les lecteurs se lassaient, un peu comme les enfants en voiture, façon « quand est-ce qu’on arrive ? »

Qu’est-ce que Sanderson a fait ? Eh bien, dès le début du chapitre, il a fait en sorte que les personnages obtiennent une information cruciale sur ce qui allait advenir au point C. Il a ainsi créé un dilemme chez les personnages : devaient-ils continuer vers B ? Bifurquer vers C ? Les personnages n’étant pas tous d’accord, cela a créé du conflit, de la tension, et a permis de souligner les enjeux et de redéfinir les objectifs. Les personnages ont décidé de se rendre à C, parce que cet objectif était plus important et les enjeux plus dramatiques. Auprès des lecteurs, tout a changé : la promesse était différente – en l’occurrence, Sanderson promettait désormais clairement à l’avance une grosse bataille épique au point C, ainsi qu’un moyen pour les personnages de rejoindre le point B ensuite. Alors, les péripéties changeaient de sens : les événements et marqueurs pointaient soudain dans la bonne direction au fur et à mesure que les personnages s’approchaient du point C. La bataille épique enthousiasma les lecteurs… tout simplement parce qu’elle avait désormais la forme d’une promesse tenue, et non d’un cheveu sur la soupe hors de propos.

De la difficulté de subvertir

Les auteurs adorent la subversion : il paraît que surprendre le lecteur est à la mode, et que lui fournir ce qu’il attend est ringard. En conséquence, beaucoup d’auteurs font exprès d’orienter leur histoire dans une direction pour, soudain, retourner la table d’un violent coup de pied et donner tout autre chose à la place. Malheureusement, ça ne marche pas toujours, loin de là. La raison, déjà expliquée plus haut, est psychologique : trahir des attentes est toujours délicat.

L’une des solutions repose sur un travail de manipulation : entre la promesse et sa résolution, il faut que l’histoire dérive subtilement vers une autre promesse plus intéressante. En gros, si tu souhaites offrir un avion téléguidé au lieu de la voiture, cela revient à passer les semaines avant l’anniversaire à sous-entendre que les avions, c’est super cool. Plus que les voitures, même. En plantant la graine, en l’arrosant, en faisant évoluer l’idée dans la tête du destinataire, on lui donne envie d’autre chose que la promesse initiale, parfois même sans qu’il le réalise. En quand il ouvre son paquet, boum. Exaltation. Concrètement, dans un récit, cela revient à placer des indices intelligents en amont pour préparer la subversion ; à déverrouiller une serrure et entrebâiller une porte, qui va peu à peu s’ouvrir pour donner accès à une partie inattendue du récit.

Une autre solution est d’utiliser la subversion au sujet du voyage, pas de la destination. Cela signifie que tu comptes bien tenir tes promesses initiales, mais pas de la façon dont le lecteur s’y attend. C’est par exemple le cas du film Shrek, qui subvertit complètement le conte de fée. Et pourtant, l’histoire commence bien par « Il était une fois » et se termine bien par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». La promesse est tenue, mais – en subvertissant tous les tropes des contes de fée – l’histoire ne s’y prend pas comme on s’y attendait. Au fond, c’est cela qui est jubilatoire : le fait que les auteurs tiennent toutes les promesses (il y a une histoire d’amour, une malédiction vaincue et même un dragon) d’une façon radicalement différente.

Une autre solution encore est la générosité : tu offres la voiture téléguidée, mais alors que le gamin saute de joie, tu sors un second paquet, parce que tu lui offres aussi l’avion. Il est rare qu’on te reproche de donner plus que ce que tu as promis… à condition de donner quand même ce que tu as promis.

***

Quand on parle de promesses, on ne parle bien sûr pas d’éléments de l’intrigue, plutôt d’éléments de dramaturgie. Cet article sur les promesses ne signifie donc pas que tu ne peux pas surprendre le lecteur. Dans beaucoup d’histoires, comme les thrillers, le fait qu’il y ait des rebondissements incroyables est l’une des promesses de base, et c’est leur absence qui décevra le lecteur. Et au contraire, surprendre le lecteur grâce au contenu du livre est bien plus facile si l’auteur a conscience de ce mécanisme de promesses et de progression : il est difficile de surprendre quelqu’un qui s’attend à tout et à rien, et la surprise repose généralement sur le fait de déjouer les attentes – or, les attentes, c’est justement toi qui les crées.

Le début de ton roman fait un certain nombre de promesses : sur le fond et sur la forme ; sur le style et le ton, sur les personnages et les thématiques. As-tu bien conscience des promesses que tu fais ? Est-ce que tu les tiens ? Est-ce que le récit distille bien régulièrement des marqueurs qui laissent entendre qu’on se rapproche de ces promesses ? Prends le temps d’y songer, parce que si un lecteur a acquis ton livre et en a débuté la lecture, c’est qu’il s’attendait à quelque chose… et s’il a abandonné sa lecture ou ne l’a pas appréciée, c’est qu’il n’a pas eu ce qu’il voulait.

M’enfin, ce n’est que mon avis…

(7 commentaires)

  1. J’avais étudié le concept d’horizon d’attente et de contrat de lecture lors de mes cours de littérature en prépa, mais je n’y avais jamais pensé en accord avec cette idée de progression et c’est diablement intéressant ! De même pour la subvertion, je me souviens d’une discussion où j’essayais vainement d’exprimer ce que tu as si bien expliqué ici: la subvertion doit quand même repondre aux attentes initiales du lecteur, et non leur donner l’impression qu’ils se sont trompés de livre !

    Merci pour cet article (et tous les autres 🙂 )

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  2. Bonjour, merci pour cet article clair et utile (comme chaque fois :-)) sur promesses et progression du récit, un bon complément aux notions de mystère et suspense pour les ‘page turners’.

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