Multiplier les personnages de points de vue

« On est deux !
– C’est ton point de vue… »

L’utilisation de multiples personnages de points de vue dans un roman est un outil qui peut se révéler d’une grande puissance… quand on l’utilise pour les bonnes raisons et dans les bonnes situations, ce qui est rarement le cas. Pourquoi cela ? Eh bien, parce que cet outil est souvent mal compris et donc très mal utilisé par les auteurs. Et parce que – hélas pour lui – c’est un outil surtout connu au prisme d’œuvres qui ne sont pas du tout de bons exemples à suivre. Viens, on en parle.

L’utilité des points de vue multiples

On parle d’avoir plusieurs personnages de points de vue différents lorsque l’auteur change de personnage de point de vue d’un chapitre sur l’autre. Quel est l’intérêt ?

Quand on écrit à la première personne ou à la troisième personne focalisée avec un unique personnage, on peut rencontrer un problème scénaristique, qui est qu’on est « piégé » dans ledit personnage. On ne peut raconter que ce qu’il expérimente, et il doit donc être présent lors de tous les événements importants de l’histoire, dans toutes les scènes. On est, de plus, limité à sa seule opinion et vision des choses.

Quand on écrit en omniscient, on peut passer d’un personnage à un autre en permanence, tout montrer en même temps, et on n’a donc pas ce problème… mais cela provoque une immense distance narrative, très préjudiciable à l’immersion.

Utiliser des points de vue multiples a l’avantage de conserver une narration immersive (le plus souvent une troisième personne focalisée, un personnage spécifique par chapitre) tout en permettant à l’auteur de montrer d’autres scènes, des actions auxquelles les autres protagonistes ne participent pas, et d’exposer d’autres facettes du monde et de l’intrigue. C’est aussi un excellent moyen d’approfondir des personnages, puisque cela immerge le lecteur à chaque fois dans la tête d’un protagoniste différent. Au lieu d’un unique héros, on apprend à connaître toute une galerie de portraits et de psychologies, en particulier les uns par rapport aux autres.

C’est un donc un outil qui peut se révéler d’une grande puissance… quand on l’utilise pour sa force, et non pour sa réputation. Hélas, les auteurs connaissent surtout des histoires à points de vue multiples qui faussent leur perception… et donc leur usage de la chose.

Comment l’outil est généralement utilisé

Le problème des points de vue multiples, c’est que c’est un outil essentiellement connu grâce aux séries télé (qui ne fonctionnent pas de la même façon que les textes écrits) ou à des œuvres du même acabit que Games of thrones de GRR Martin. On y suit les aventures de personnages qui se trouvent dans des situations très différentes (parfois dans des pays ou continents différents), chacun suivant sa propre intrigue, alors qu’ils ne sont pas près d’interagir avant très longtemps (voire jamais).

Ainsi, utiliser des points de vue multiples est devenu pour les auteurs synonyme de « cela me permet de raconter plusieurs histoires différentes dans un même bouquin ». Les auteurs pensent que, tant qu’ils rassemblent les personnages à la fin, ça marche, et que tout va bien. Pire, ils pensent même que c’est à ça que ça sert, que c’est justement le but des points de vue multiples. Or, rien n’est plus faux. Il y a plusieurs gros inconvénients à procéder ainsi – des inconvénients que les succès des séries télé ou d’œuvres comme Games of thrones occultent. Or, Games of thrones n’est pas célèbre grâce à sa gestion des points de vue multiples de narration, il est célèbre malgré ça (grâce à d’autres qualités qui n’ont rien à voir avec ce sujet).

Le problème des histoires multiples

Une très large majorité des lecteurs du monde lit un livre à la fois. Il est rare qu’on lise un chapitre d’un livre, puis qu’on le pose pour lire un chapitre d’un autre livre, puis qu’on lise un chapitre d’un troisième livre, avant de revenir au premier, etc. La raison en est simple : une histoire utilise certaines mécaniques pour accrocher le lecteur et le retenir. On en a parlé de nombreuses fois sur ce blog : les objectifs du personnage (désirs, besoins), les obstacles qui s’opposent à lui, les enjeux, le sentiment de progression dans son intrigue. Un auteur fait généralement beaucoup d’efforts pour impliquer le lecteur, pour créer de l’attachement au personnage et l’intéresser à ce qui lui arrive.

Or, intégrer un nouveau point de vue de narration signifie intégrer un nouveau personnage, avec ses propres objectifs, obstacles et enjeux. Par principe, si tu as été bon avec ton premier personnage, le deuxième part donc avec un gros handicap : alors que tu avais tout fait pour accrocher le lecteur à ton premier personnage, tu l’en arraches de force pour tenter de reproduire l’exploit avec un autre. Cela ne veut pas dire que tu ne peux pas intéresser le lecteur à ton deuxième personnage, ou à un troisième, mais :

  1. Cela te demande une réelle compétence de dramaturge pour que chaque personnage soit intéressant (le début, c’est toujours difficile, et en procédant ainsi c’est comme si tu enchaînais plusieurs débuts).
  2. Cela demande au lecteur – même si tu es doué – bien plus d’efforts pour s’engager. La plupart des lecteurs préféreront certains personnages à d’autres, et auront envie de reposer le livre à chaque fin de chapitre.

Ainsi, se contenter de procéder ainsi – juste « raconter plusieurs histoires différentes dans un même livre » en alternant les chapitres – cela n’apporte que des désavantages. Ce n’est pas infaisable. C’est juste peu efficace. Et surtout, tu te prives de la véritable force de l’outil.

Le plus grand avantage des points de vue multiples

Un roman à points de vue multiple devrait n’être qu’une seule histoire solide (des brins tressés ensemble pour former une corde), pas plusieurs fils disparates exigeant du lecteur qu’il patiente jusqu’à un hypothétique nœud final. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’on appelle ce genre de livre « un roman choral » : les protagonistes ont chacun leur voix, mais ils sont censés chanter ensemble la même chanson.

Et en vérité, si tu sais faire ça, tu compenses les désavantages cités plus haut. Si l’histoire du deuxième personnage tourne autour de la même ligne directrice que celle du premier, si les intrigues sont clairement les mêmes, si les points de vue montrent différentes facettes d’une même aventure, et si les actions d’un personnage ont des conséquences directes sur l’autre, alors tu n’arraches pas le lecteur au premier personnage pour parler du deuxième : tu continues de parler du premier grâce au deuxième, et vice versa. Les efforts que tu as dépensés sur le premier personnage et l’attachement du lecteur ne sont pas perdus, ils sont exploités et étendus. Les fils se tressent et se renforcent l’un l’autre. Changer de chapitre n’est plus un déchirement pour le lecteur, car il sait que – quel que soit son personnage favori – il peut apparaître dans ce chapitre, ou que son histoire peut être influencée par ce qu’il va s’y passer.

Comment savoir si ton livre est une histoire ou plusieurs ?

De manière générale, méfie-toi beaucoup si tes personnages de points de vue se trouvent tous loin les uns des autres géographiquement. C’est le premier gros indice qui laisse à penser que tu utilises peut-être bien l’outil de la pire des façons.

Une histoire, c’est une ligne directrice forte, dans laquelle plusieurs scènes s’enchaînent les unes avec les autres dans une relation de cause à effet. Si tu as un récit à points de vue multiples entre les mains, que se passe-t-il si tu supprimes certains chapitres de certains personnages ? Si cela n’a aucun impact sur les autres chapitres des autres personnages, c’est mauvais signe. Retirer un chapitre dans un roman devrait avoir un impact sur les suivants, quel que soit le personnage de point de vue, car tous les chapitres devraient être liés dans un même mouvement.

Exemples :

Si ton roman raconte 1) comment un jeune prince doit réagir au décès soudain de son père le roi, tandis que 2) dans une île isolée, une femme apprend les rudiments de la botanique pour trouver un remède au mal qui ronge son mari, et que 3) dans le monde des dieux, deux êtres surnaturels se querellent… tu as trois histoires, trois fils distincts. Peut-être as-tu prévu qu’ils se réunissent plus tard (dans le dernier tome de ta série de sept livres), mais pour l’instant il n’y a aucun rapport entre les fils. C’est beaucoup de travail pour toi, beaucoup d’efforts pour le lecteur, et la multiplicité des points de vue ne te sert concrètement à rien.

La plupart des récits à POV multiples (analogie)

Si ton roman raconte 1) les états d’âme d’un gardien de cellule au sujet de l’emprisonnement de sorcières dans son donjon, tandis que 2) une sorcière est traquée, arrêtée puis placée au cachot sous la surveillance dudit gardien, tandis que 3) à la maison du gardien, sa fille de huit ans découvre ses pouvoirs, mais les dissimule à sa mère… tu as bien un fil directeur clair, une seule histoire avec plusieurs acteurs.

Les bons récits à POV multiples (analogie)

Ce que peuvent apporter des points de vue multiples

Voici ce que peut apporter à ton roman l’usage de points de vue multiples… à condition de s’en servir pour ne raconter qu’une seule histoire :

  • De la nuance : utiliser plusieurs personnages qui agissent et ont des réflexions sur un même sujet ou une même situation, cela te permet d’apporter plusieurs points de vue sur ledit sujet, et de nuancer un propos.
  • De la chair aux personnages : si tes personnages interagissent les uns avec les autres, il est possible de montrer au lecteur comment ils se perçoivent eux-mêmes, mais aussi comment les autres les perçoivent. Cela te permet d’empiler les couches et d’approfondir les personnages.
  • De l’ironie dramatique : si les personnages sont impliqués dans les mêmes événements, certaines peuvent connaître des informations que les autres ignorent, et cela permet de les communiquer au lecteur. Tu as ainsi de nombreuses possibilités de créer de la tension ou d’autres émotions grâce à l’ironie dramatique.

***

La plupart des sagas de fantasy à points de vue multiples commencent « de la mauvaise façon », avec des protagonistes déconnectés les uns des autres. Heureusement pour certains, les personnages finissent généralement par se rencontrer et se réunir autour du fil d’intrigue principal, et le récit gagne alors en force. Mais cela est dommage, car il est d’autant plus important d’utiliser la force des points de vue multiples au début, là où tu as le plus de chances de perdre ton lecteur.

C’est par exemple le cas de la série à rallonge de Brandon Sanderson, Les Archives de Roshar. Au début, on a l’impression d’avoir des personnages déconnectés les uns des autres, chacun vivant sa ligne d’intrigue, et ils ne sont pas au même endroit. Il faut être un lecteur un peu tenace pour persévérer. Mais heureusement, les protagonistes majeurs se rencontrent les uns les autres assez tôt dans la série, du moins par petits groupes. Ils ont alors énormément d’interactions entre eux, de plus en plus, et ils sont bien engagés dans une seule et même histoire. Même quand un personnage qu’on adore n’est pas le personnage de point de vue, on a beaucoup de chance de le voir apparaître, ou d’entendre parler de lui, ou d’apprendre des choses qui le concernent plus ou moins directement. Sanderson utilise à fond les forces et les avantages de ses points de vue multiples (nuance, approfondissement des personnages, ironie dramatique). Même quand il nous place soudain dans la peau d’un antagoniste, la scène nous renvoie à un ou plusieurs des protagonistes, et ne sert qu’à montrer une nouvelle facette d’une seule et même grosse intrigue principale.

Alors que si, au contraire, tu racontes plusieurs histoires différentes pendant longtemps, si chacun de tes personnages vit sa propre aventure de son côté et que les protagonistes ne se retrouvent tous ensemble qu’au climax, autant écrire un livre pour chacun.

Il existe des contre-exemples. Je pense au diptyque des Seigneurs de Bohen, d’Estelle Faye. C’est un contre-exemple, car les protagonistes principaux vivent des lignes d’intrigue géographiquement éloignées, et la plupart ne se rencontrent jamais (même pas à la fin des romans). Et pourtant, c’est un contre-exemple qui n’en est pas un : via ses choix de narration et les événements, Estelle Faye fait en sorte qu’on n’oublie jamais qu’on a affaire à une seule et même ligne directrice et qu’on vit essentiellement la chute d’un Empire. On a conscience des conséquences des actions de certains personnages sur ce que vivent les autres. Chaque petite histoire joue sur la grande, avec un H majuscule, dans laquelle tout le monde est empêtré. Ce que prouve cet exemple, c’est simplement qu’il est possible d’écrire une histoire à points de vue multiples avec des personnages géographiquement distants, tant qu’on se souvient qu’on écrit UN livre, c’est-à-dire UNE histoire.

M’enfin, ce n’est que mon avis.

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