[Que sont les articles « 4 Pages pour une Narration » ? C’est expliqué ICI]

Aujourd’hui, place aux quatre premières pages d’un roman de fantasy intitulé Wyld, de l’auteur canadien Nicholas Eames. L’objectif de l’exercice que je te propose est de mieux comprendre les différents types de narration, comment les écrire, et ce que chaque narration implique comme résultat dans un texte. Si tu ne connais pas bien les narrations de base, je t’encourage à lire ou relire la série d’articles Choisir sa narration.
Je t’invite à lire ces premières pages en gardant en tête les questions suivantes : quelle est la narration employée (pronoms, temps des verbes, points de vue) ? Qu’est-ce que cette narration permet, dans ce chapitre, qui n’aurait pas été possible (ou plus difficilement) avec une autre narration ? Comment l’auteur compose-t-il avec les difficultés de cette narration ?
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Narration employée
Dans les trois premiers articles de la série, nous avons rencontré les trois narrations les plus fréquentes sous la forme d’extraits que j’ai tenté de choisir les plus typiques possibles. Mais évidemment, la vérité, c’est qu’il existe de multiples nuances, des variantes, des cas particuliers. Wyld – je pense que tu l’auras ressenti avec ces quatre pages – est un roman techniquement rédigé avec un narrateur omniscient.
Pourtant, nous allons voir qu’il y a une différence de taille entre l’omniscient utilisé ici et celui que nous avons vu avec Les Chevaliers du Tintamarre.
Nous avons ici un texte rédigé à la troisième personne, avec un conteur qui commence par nous présenter le personnage de Clay Cooper. Rien que ce départ nous rappelle Les Chevaliers du Tintamarre avec une formule classique de l’omniscient : description de personnage (qui se concentre surtout sur l’aspect extérieur) puis action.
En revanche, ces pages sont un bon exercice pour voir si tu perçois bien la différence entre narrateur omniscient et narration focalisée. Dans Les Chevaliers du Tintamarre c’était facile : il y avait plusieurs personnages et il était assez évident que le narrateur n’en était aucun des trois. Ici, le narrateur reste centré sur Clay Cooper et ne s’en écarte jamais. Alors, on pourrait dire que c’est une narration focalisée, n’est-ce pas ? Pourquoi est-ce que j’affirme que nous sommes en omniscient et non en focalisé ? C’est en grande partie une question de distance narrative.
- Première phrase : te souviens-tu de l’article Comment désigner ses personnages dans son récit ? Le simple fait que le personnage soit ici mentionné par son prénom + son nom (et pas seulement son prénom) est un gros indice en soit. Si le texte était rédigé du point de vue du personnage, l’auteur n’aurait utilisé que son prénom. Avec le nom, immédiatement, l’auteur nous tire en arrière et nous place dans une position de spectateur qui découvre Clay Cooper de l’extérieur.
- Premier paragraphe : la description du personnage se concentre sur son physique et est faites depuis l’extérieur. On peinerait à imaginer que les images utilisées soient celles pensées par le personnage. Le torse en tonneau cerclé de fer ? Les chopes en tasses de porcelaine ? La mâchoire en lame de pelle ? Son ombre qui s’étend derrière lui ? Ce sont bien des points de vue externes.
- Second paragraphe : le personnage est désigné par son nom de famille seul (et non par son prénom). C’est quelque chose qu’on fait quand on parle de quelqu’un (comme quand on parle de Macron ou de Zidane), pas quand on pense à soi-même. Cela paraît anodin et pourtant ça ne l’est pas ! Vise un peu le passage suivant : « Un casque limitait le champ de vision, étouffait les sons et vous donnait l’air passablement idiot. Il était hors de question que Clay Cooper porte un casque. » Le rendu serait subtilement différent si on enlevait simplement le nom de famille « Cooper » : sans le nom de famille, on aurait l’impression qu’il s’agit de la pensée (consciente) du personnage, d’une réflexion qui traverse sa pensée à cet instant ; avec le nom, c’est une explication externe, fournie par le narrateur omniscient, et il est peu probable que le personnage soit en train de penser à son casque au moment où il croise Pip.
- De manière générale, nous n’avons quasiment pas accès aux pensées du personnage de Clay Cooper (ça participe à son côté taciturne). Ses attitudes et ses répliques sont très parlantes et on se fait une idée de ce qu’il a en tête, mais nous n’avons pas de phrases focalisées qui nous font suivre ses réflexions en direct.
- Il y a de la blagounette dans l’air, et si parfois on ne sait pas trop si c’est le narrateur qui se moque ou s’il s’agit des pensées de Clay (« jeta un coup d’œil en direction de Pip – qui eut la bonne grâce de rougir de honte »), cela dérive de plus en plus (« — J’y. Crois. Pas, insista Barbiche, bien décidé à montrer que dans le domaine de la surenchère, il ne craignait personne. »)
Je pense que l’humour sous-jacent du livre se ressent déjà, même s’il est encore « light » dans ce premier chapitre. Wyld est un roman bourré de trucs drôles, c’est de la fantasy pleine d’action, qui sait se faire émotionnelle et sentimentale, mais qui a surtout vocation à faire rire. À la façon d’un Pratchett ou d’un Adams, l’auteur utilise l’omniscient pour déployer son univers dingue. De nombreuses descriptions, traits d’humour ou clins d’œil ne peuvent pas être autre chose que la prose d’un narrateur omniscient.
Et pourtant, du début à la fin, nous resterons centrés sur Clay Cooper et nous ne le quitterons jamais. La narration est bien omnisciente et distante, mais ancrée sur un unique personnage. C’est assez atypique, d’où son intérêt.
Présentation ou Représentation ?
Si tu as lu l’article consacré à ce sujet et si tu as déjà fait l’exercice sur les précédents articles de la rubrique « 4 pages pour une narration », ta réponse devrait être automatique : narrateur omniscient ? Distance narrative ? Humour ? Nous sommes dans un texte de Présentation. Le narrateur nous raconte une histoire, à nous lecteurs, et s’amusera à nous glisser tout un tas de clins d’œil que nous seuls pouvons comprendre.
Tu en as déjà un aperçu dans ces quatre pages avec le titre du roman et la mention des « roquebandes » : le livre est une immense parodie qui joue sur le mélange improbable entre fantasy et rock’n’roll. L’auteur usera de l’ironie dramatique pour faire sourire le lecteur initié (c’est bourré de références, et je suis sûr d’en avoir manqué un paquet). Si tu aimes la fantasy, l’humour et les concerts de rock, tu peux y aller les yeux fermés.
Temps de la narration
Nous sommes là face à un récit à la troisième personne rédigé au passé.
Comme souvent, pas de surprise ni de recherche d’originalité de ce côté-là. Le passé est le temps du récit par excellence, le plus transparent pour la plupart des lecteurs. C’est le choix par défaut d’une histoire : tant que le texte n’a pas besoin d’un autre temps pour une raison précise, mieux vaut écrire au passé, et c’est ce que fait l’auteur de Wyld.
Qu’est-ce que cette narration permet dans ce chapitre ?
Le plus gros point fort de l’omniscient est sa « mobilité » : le narrateur n’est pas rivé à un seul personnage et il peut exprimer les pensées de plusieurs personnages d’une même scène. En conséquence, cet extrait a de quoi étonner : le narrateur ne quitte pas Clay Cooper d’une semelle dans ces quatre pages (et je te confirme que ça durera tout le livre).
Un autre avantage de l’omniscient est de faciliter la narration sur une longue période de temps et/ou de nombreux lieux et/ou avec de nombreux personnages. Alors certes, le récit racontera un long périple, mais cela ne durera pas des années. On voyagera de lieu en lieu mais le narrateur ne nous fera pas « sauter » d’un endroit à un autre. Il restera collé aux basques de Clay Cooper.
Alors, pourquoi diable l’auteur utilise-t-il l’omniscient ? Pourquoi n’emploie-t-il pas la focalisation interne, qui nous rapprocherait de Clay Cooper et nous apporterait plus d’immersion ? Pourquoi s’encombrer de cette distance narrative ?
Souviens-toi, la distance narrative est un inconvénient sur certains sujets, mais c’est aussi une force : cette distance peut aider l’auteur à créer un décalage nécessaire au rire. Le narrateur peut commenter l’histoire, utiliser des métaphores ou comparaisons improbables, dédramatiser des situations qui pourraient autrement être considérées comme choquantes. Terry Pratchett. Douglas Adams. Ironie dramatique. Etc.
La voilà, la réponse : si Nicholas Eames utilise l’omniscient, c’est parce que son objectif premier est d’abord de nous fournir un récit humoristique. Ce livre est en premier lieu un pastiche de fantasy à la sauce rock ; ensuite seulement un roman d’action et d’aventure. Et donc, il n’a pas trop le choix : l’omniscient est la seule narration capable de lui permettre cet univers et ces opportunités d’humour.
Mais alors, pourquoi se focaliser sur Clay Cooper au lieu d’utiliser la flexibilité de l’omniscient ? Quitte à choisir l’omniscient, pourquoi ne pas utiliser toutes ses armes ? Eh bien je pense que c’est le moyen qu’il a trouvé pour limiter les mauvais côtés de l’omniscient.
Comment l’auteur évite-t-il les écueils ?
L’omniscient a donc plein d’avantages que l’auteur n’utilise pas. Est-ce que cela l’aide à en gommer les inconvénients ? Tel qu’il s’y prend, oui, je le crois.
Le plus gros défaut du narrateur omniscient est la distance narrative qu’il impose, puisqu’il intercale un narrateur (le conteur) entre le lecteur et l’action. Le lecteur « flotte » au-dessus des événements et a conscience qu’il y a « quelqu’un » qui lui raconte une histoire. Il se retrouve donc métaphoriquement « plus loin » de l’action, comme dans les gradins d’un théâtre.
L’astuce qu’utilise Eames, c’est de rester aux côtés d’un unique personnage. Le lecteur est toujours « dans les gradins » ; le décor de la scène change à chaque chapitre ; mais le protagoniste principal, lui, ne quitte jamais le devant de la scène. Cela crée un point d’ancrage pour le lecteur. De plus, l’auteur se contente d’utiliser l’omniscient pour son besoin principal : l’humour. Il renonce, volontairement, à ses autres facettes. Il ne saute pas vers d’autres lieux ou d’autres personnages. Dès qu’il a terminé avec une vanne, il revient à Clay Cooper. Le livre commence avec Clay et se termine avec Clay.
En omniscient, les deux autres façons de conserver l’attention du lecteur en dépit de la distance narrative sont :
- Avoir une intrigue accrocheuse, solide et percutante ;
- Avoir du style.
Nicholas Eames livre ici un travail réglé au millimètre : chaque chapitre est court, « raconte quelque chose », se termine par un cliffhanger. C’est d’une grande maîtrise et rondement mené. Ce roman pourrait très bien être publié sous forme de série littéraire, 1 chapitre = 1 épisode. L’histoire tient bien la route, c’est super efficace. Quant au style, la promesse initiale est tenue : c’est super fun, inventif, les références au rock sont là, on ne s’ennuie pas une seconde.
Beaucoup d’auteurs voudraient bénéficier en même temps de la souplesse de l’omniscient et de l’immersion de la focalisation, mais ce n’est pas en mélangeant les deux narrations qu’on peut y parvenir. Si Eames avait rédigé son livre en focalisé en se permettant ici et là quelques écarts de narration pour faire ses blagues, cela n’aurait pas fonctionné car nous aurions senti le décalage et le mélange des narrations. Le résultat aurait été fouillis et flou. Puisqu’il tenait à l’humour, il a donc fait son choix : il a utilisé l’omniscient, sciemment et sans se débiner. Mais comme il en connaissait les défauts, il a fait en sorte de n’exploiter que ce dont il avait besoin pour réduire au maximum l’impact de ses mauvais côtés. Il exploite à fond l’humour que lui permet l’omniscient, et compense la distance narrative par un texte super bien construit et très fun. La marque d’un auteur qui, techniquement, sait très bien ce qu’il fait.
M’enfin, ce n’est que mon avis 😉
Et toi, que t’évoque cet extrait ? Que penses-tu de cette narration ? Qu’as-tu à dire sur ce passage ? As-tu des questions ? Discutons-en en commentaires !
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J’apporte mon petit grain de sel 😉
D’abord, j’ai adoré l’article. Tu ne te contentes pas d’un exercice pratique, tu développes une vraie réflexion sur l’importance des choix qu’un auteur peut faire.
Quand j’ai commencé à écrire, j’étais très influencé par les méthodes de G.R.R. Martin, qui affirmait écrire en point de vue interne à la troisième personne parce que ça lui permettait d’imiter la « vraie vie », où on suit un personnage et où on ne change pas tout le temps de point de vue.
J’ai compris trop tard qu’il n’y a pas de choix ultime en écriture. Tout dépend du récit et de ce qu’on veut faire avec. Je me suis rendu compte que le point de vue omniscient servait beaucoup plus mon propos, notamment en me laissant décrire les réactions des différents personnages dans une même scène.
Tout ça pour dire que ce genre d’articles est d’utilité publique et qu’il ne faut jamais imiter les choix de son auteur favori sans réfléchir 😅
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Tu as tout dit ! C’est d’autant plus vrai que de nombreux auteurs qui débutent n’ont absolument pas conscience qu’il existe plusieurs narrations techniquement très différentes et ne comprennent pas pourquoi ce qu’ils écrivent « ne marche pas ». Ils imitent leurs lectures habituelles sans réaliser que leur histoire a peut-être besoin de tout autre chose. J’espère être utile ! Moi j’aurais adoré lire ça il y a dix ans. 😉
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Tout cela est très intéressant, l’exemple me parait particulièrement bien choisi.
En ce qui concerne ta réflexion au sujet de l’humour, je me dis qu’il pourrait être judicieux de jeter à l’occasion un regard sur les liens entre les genres / les registres et les modes de narration.
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« À l’occasion » 😀
(Je crois que j’ai mis le doigt dans un engrenage infernal ;))
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Un vivier, une aubaine, un gisement, une mine d’or ! 😉
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