Créer une fiction : le budget de l’attention

Quand on écrit – et a fortiori quand on écrit des littératures de l’imaginaire – nous disposons d’un gros avantage sur les médias audiovisuels : nous possédons un budget illimité pour tout ce qui est décors, personnages et effets spéciaux. Pas la peine de posséder de l’argent en millions : nous ne sommes absolument pas limités en termes de créativité, et nous pouvons mettre dans notre roman absolument tout ce qu’on veut. Tout ce qu’on veut, oui, certes, en théorie. Mais est-ce vraiment vrai ? Ne sommes-nous pas limités tout de même, tant en quantité qu’en complexité de création ? Réflexions.

J’ai participé récemment à une table ronde pour le festival Nice Fictions (elle s’intitulait « Les Legos d’un univers romanesque » et parlait de worldbuilding, c’était en langue anglaise et on peut la regarder ici), et un sujet est revenu sur la priorité que chaque auteur donne à certains éléments qui lui plaisent ou l’intéressent plus. Or, il est important de rappeler que créer une fiction, cela revient effectivement à faire des choix. Nous pouvons mettre de tout dans un livre, mais pas tout mettre à la fois. Notre budget n’est pas illimité. Il n’est pas ici question d’argent, mais bien d’attention du lecteur. Rien n’est impossible en création littéraire, surtout si le livre est épais ou qu’on se lance dans une série avec de nombreux tomes. Pourtant, on ressent bien qu’il y a effectivement des limites à ce qu’on peut faire, en particulier en termes de foisonnement et de complexité.

Foisonnement et complexité

Par foisonnement, j’entends « quantité » : le nombre de mes personnages, le nombre de pays dans mon univers fictionnel, le nombre de pouvoirs dans mon système de magie, le nombre de rebondissements dans mon intrigue, le nombre de points de vue dans ma narration, etc.

Par complexité, j’entends « détails » : la profondeur de mes personnages, le niveau de description de mes lieux, les règles précises de mes pouvoirs magiques, les intrications de mes intrigues, la richesse de mon style, etc.

Nous pouvons choisir notre menu dans tout ça, avec une grande variété de mix, mais il est extrêmement difficile (pour ne pas utiliser le terme « impossible ») de tout avoir : dans un roman, avoir un grand foisonnement empêche généralement d’avoir une grande complexité, et vice versa ; par exemple, choisir d’avoir beaucoup de personnages nous empêche de leur accorder beaucoup de temps à chacun, et donc de les approfondir. C’est mécanique. Et la limite est en fait double : l’auteur est limité (par l’espace dont il dispose et par sa compétence) et le lecteur est limité (par sa mémoire et sa capacité d’attention).

Limites de l’auteur

Nous sommes déjà limités par notre média : des mots sur du papier, qui occupent un certain nombre de pages. Nous pouvons un peu jouer avec la taille d’un roman, voire étendre notre histoire sur plusieurs tomes, certes… mais cela touche aux limites du lecteur (voir plus loin), et même si cela augmente un peu nos marges de manœuvre, cela ne nous affranchit pas non plus de toutes contraintes. Les choix demeurent.

Et puis, de façon plus humble, nous sommes aussi limités par notre compétence, ou plutôt devrais-je dire « nos compétences », parce qu’écrire un roman de fiction en demande un paquet. Peut-être sommes-nous très doués avec les personnages, un peu moins avec notre style ; peut-être qu’on adore créer des systèmes de magie, mais que donner vie à des lieux via les descriptions n’est pas notre truc. Vouloir « tout avoir », c’est penser que nous sommes capables de tout faire… et de tout faire bien. C’est ambitieux.

Limites du lecteur

Même amateur de littérature et grand dévoreur de romans, le lecteur a une vie. Il a un budget d’attention qu’il peut investir dans une histoire fictionnelle, mais ce budget est limité. Même habitué des univers imaginaires, des termes inventés et des noms originaux, le lecteur a une mémoire, et elle aussi est limitée. On ne peut pas lui balancer cent noms de personnages, une ribambelle de lieux, un système de magie d’une grande complexité, une intrigue à quatre niveaux, un texte qui change de narration à chaque chapitre, et espérer qu’il retire une bonne expérience de tout ça.

Quant aux séries en plusieurs tomes, on ne peut pas espérer que le lecteur se souvienne de tous les détails si nous avons écrit de nombreux ouvrages qui se suivent, avec un an ou plus de délai entre chaque sortie. En l’occurrence, le lecteur a aussi un budget financier, et augmenter notre nombre de tomes pour avoir plus d’espace de création, c’est aussi courir le risque de perdre des lecteurs en route.

Pression créatrice

Cet article donne peut-être l’impression d’enfoncer des portes ouvertes, et pourtant : beaucoup de novices passent des années à concevoir un univers de fantasy ultra complet et éminemment détaillé avant d’écrire leur histoire, ou me demandent parfois conseil pour enchâsser plusieurs narrations différentes dans un même roman. Cette ambition de performance, du « tout complexe et ultra détaillé » (et évidemment du « tout parfait »), on la retrouve très souvent chez les gens qui souhaitent écrire des livres, et elle est nuisible.

Elle est compréhensible, néanmoins : quand nous lisons les textes des autres, on découvre des choses merveilleuses. Des univers fouillés, des personnages extraordinaires, des intrigues intelligentes, des styles superbes, des magies innovantes, et c’est un tourbillon qu’on essaie d’égaler. Néanmoins, c’est parce que nous sommes confrontés à toutes ces lectures à la fois : chaque roman a en réalité « fait ses choix ». Peut-être le décor nous semble-t-il d’une incroyable richesse et d’une grande profondeur, mais c’est parce qu’il y a finalement peu de lieux différents qui sont décrits, permettant à l’autrice de travailler ses détails ; peut-être qu’on a trouvé cette intrigue un peu simple, mais c’était parce que l’auteur voulait avoir la place de creuser ses personnages.

En fantasy en particulier, nous sommes aussi trompés par les séries américaines à rallonge : quand les Anglo-saxons rédigent des sagas en douze tomes, évidemment qu’ils ont (mécaniquement) plus de budget que nous, plus de place pour y mettre plus de choses. Mais commercialement, en France, il est compliqué de vendre de longues séries, et nous devons généralement nous contenter de formats un peu plus modestes, le plus souvent de un à trois tomes : c’est déjà un beau budget, mais ça demande de réfléchir à ses investissements.

Faire des choix en toute conscience

Nous n’avons pas le choix : nous devons faire des choix (ah ah !). Donc, quitte à devoir les faire, autant en avoir conscience et se prendre un peu de temps lors de la phase préparatoire pour se poser « des questions de gestionnaires ». Choisir, c’est prioriser, et c’est aussi renoncer.

  • Qu’est-ce qui est important pour moi (dans l’absolu, mais surtout sur CE projet-ci) ?
  • Qu’est-ce que je peux me contenter de garder « simple » sur cet ouvrage ?

« Simple » ne signifie pas « mauvais », et quand on acquiert un peu d’expérience, on parvient souvent à faire des choses très bonnes avec des choses simples – c’est comme en cuisine. Une narration simple, c’est aussi une narration conventionnelle facile à lire ; un décor simple et familier, c’est aussi moins d’exposition à faire et plus de place pour l’action ; etc.

De plus, faire clairement le tri entre « les éléments que je vais tenter de garder ‘basiques’ » et « les éléments que je veux vraiment travailler en profondeur et mettre en exergue », ça permet de gagner du temps, ou du moins de mieux gérer ce temps en l’occupant à des tâches importantes pour le projet. C’est aussi un moyen de progresser étape par étape dans sa pratique de l’écriture, en se focalisant par exemple sur le travail d’un point faible particulier ou en bossant une narration différente à chaque nouveau projet. Se limiter à deux ou trois priorités fortes, c’est enfin une façon d’être plus efficace – en tout cas, cela me permet à moi de mieux diriger mes efforts et de clarifier mon travail, pour moi et pour mes lecteurs.

Exemple : pour le projet de La Brume l’emportera, mes notes de 2021 listaient deux grandes priorités, qui étaient 1) la relation entre les deux protagonistes (avec le désir de les creuser beaucoup et de développer le trope « ennemies to friends ») et 2) le travail sur la narration (avec ce fort désir en moi d’écrire un récit à la première personne au ton très oral). Aujourd’hui, certains chroniqueurs évoquent parfois une intrigue pas si compliquée, ou ont remarqué qu’il y avait peu de personnages majeurs dans le récit ; en revanche, à une quasi-unanimité, tout le monde loue le duo Maramazoe-Keb et la réussite de la narration. On ne peut pas tout avoir, mais sur ce roman, j’ai obtenu ce que je voulais.

***

On peut en mettre, des choses, dans un roman de 400 ou 500 pages ! On peut y mettre des mondes entiers, des peuples en pagailles et des gens à la pelle, des créatures fabuleuses et des pouvoirs surnaturels, des cultures et des mythologies, des jolis mots et des divergences de points de vue. On peut en mettre, des choses, mais… pas tout à la fois. En avoir conscience et se fixer des priorités est un bon moyen de garder le cap pendant l’écriture d’un projet et d’atteindre ses objectifs. Nous avons nos limites d’auteurs, et les lecteurs ont les leurs. Plutôt qu’un énorme buffet all inclusive à la qualité inégale, peut-être qu’un roman gagne à devenir un plat signature personnel, pour lequel l’auteur a fait des choix assumés sur ce qu’il voulait (et pouvait) donner.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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(10 commentaires)

  1. Bonjour Stéphane !

    Merci de rappeler qu’écrire « c’est faire des choix ». Je crois que c’est pour m’aider à faire les « bons » choix que l’étape de construction du plan m’est devenue indispensable. Il y a toujours des choix qui s’imposent encore dans le processus d’écriture, mais les plus importants sont faits en amont. Me poser la question « de quoi je veux parler exactement avec ce projet ? »

    Le parallèle que tu fais avec la cuisine me parle (non, je ne suis pas une gourmande… bon, d’accord, si) Un plat très simple devient incroyable avec juste LA bonne épice. Et l’on est souvent surpris de la simplicité des ingrédients qui composent un plat d’apparence complexe. Quant au buffet à volonté… ils peuvent vite être écœurants.

    Je n’ai en revanche jamais poussé mes réflexions jusqu’à poser clairement les deux ou trois priorités fortes à travailler sur mon projet. Je vais y réfléchir pour mon premier jet actuel. Si ça me fait revenir en arrière, d’avance, je ne te remercie pas ! ahah ! ^^

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    1. Je t’y encourage, à réfléchir aux priorités : parfois on réalise après coup qu’on a passé beaucoup de temps sur un truc trivial, alors qu’on voulait réussir un truc spécifique qu’on a finalement un peu négligé. Pour les Mémoires du Grand Automne, j’avais des priorités très différentes de La Brume l’emportera. Par exemple, la narration était un truc très important pour moi dans la Brume, alors que j’avais décidé de faire le plus simple et transparent possible pour le Grand Automne. La structure était complexe pour le Grand Automne (surtout au niveau du cycle global) alors qu’elle est très basique pour la Brume. Etc. Savoir « qu’est-ce que je fais simple » vs « sur quoi je porte mes efforts », ça m’a jusqu’ici beaucoup aidé.

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  2. Voilà qui me fait réfléchir et m’enlève un poids : je trouve les descriptions de lieux fastidieuses et elles ne sont pas ma priorité. Hop, je vais les faire « simples ». Merci ! 🙂 Par ailleurs, les références dans plusieurs articles à La Brume l’emportera m’ont convaincue de l’avancer de quelques places dans ma liste « à lire asap ». J’ai été très touchée par les Mémoires du Grand Automne, j’ai donc hâte de découvrir votre nouvel univers. 😉

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    1. J’espère ne pas avoir laissé entendre dans l’article qu’on pouvait se débarrasser de tout ce qu’on n’aimait pas d’un claquement de doigts (rires). Mais il existe en effet plusieurs façons d’aborder cet article : soit on met la priorité sur ses points forts, et on met de côté là où on se sait moins bon ; soit le contraire, pour progresser ; soit on met la priorité sur ce qui nous semble important pour un projet particulier (c’est ce que je conseille). Certains types de livres gagnent à avoir des descriptions détaillées et travaillées, d’autres marchent très bien avec des descriptions courtes et simples. Mieux vaut choisir en fonction du projet plutôt qu’en fonction de ses goûts personnels (sinon on fait toujours la même chose et on évolue peu). Bonne écriture ! Et bonne lecture, alors 😉

      (Un merci spécial pour les Mémoires du Grand Automne : pas mal de gens se remettent à lire le cycle en ce moment, ça fait très très plaisir 🙏)

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      1. Oh non, il ne s’agit pas de m’en débarrasser ni de les bâcler, je vais juste me mettre moins de pression sur ces descriptions puisqu’elles ne sont pas ma priorité ici. Mais c’est vrai aussi, j’ai tendance à faire toujours la même chose… Je serai plus vigilante à l’avenir, merci encore pour ces précieux enseignements ! 🙂

        Vraiment ravie de lire que les Mémoires du Grand Automne trouvent leur public, pour ma part elles ont toute leur place dans ma bibliothèque à côté de Sanderson et Robin Hobb ! 😉

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  3. Merci pour cet article! J’aime beaucoup cette manière de mettre des mots sur quelque chose qu’on qualifierait « d’évident » après la lecture… Mais auquel on n’aurait jamais pensé avant de le lire!

    Et ça ma permit de mettre le doigt sur des sensations de lectures qui m’interloquaient : j’apprécie chaque lecture de l’Assassin Royal / Cités des Anciens / Aventuriers de la Mer (Robin Hobb), alors même que je trouve l’intrigue brouillonne.

    En revanche, je prend assez peu de plaisir à la relecture de la série Fils des Brumes (Brandon Sanderson), alors que j’avais adoré la première…

    Ton article m’a permis d’identifier pourquoi. Le cœur des bouquins de Hobb, ce sont les personnages : on vit réellement avec eux toutes leurs émotions. Le récit est un peu comme la vie : on ne sait pas trop ce qui va se passer après, et de toute façon cela n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue dramaturgique. L’important, c’est de l’avoir vécu.

    En général, j’oublie vite les détails de l’intrigue, et les redécouvre à chaque nouvelle lecture… Parce que ces détails (pour la plupart) n’ont pas grande importance. En revanche, les émotions sont toujours les mêmes.

    Fils des Brumes, c’est l’exact inverse. Les personnages sont très bien caractérisés, mais on vit très peu de choses avec eux. Ils évoluent, mais le narrateur se contente presque de nous le dire directement. En caricaturant Avant il était triste, mais il a trouvé un nouvel objectif et il n’est plus triste. Ces évolutions sont bien pensés, mais on les observe de loin.

    En revanche, l’intrigue est millimétrée, avec une pelote de fil de mystères dosés, entrelacés et tous résolus au bon moment, (d’ailleurs, très belle illustration d’un bon usage du mystère, je ne sais plus si tu avait parlé de cette œuvre dans l’article en question) avec plein d’indices balancés à gauche à droite, mais tous avec la promesse implicite (et tenue) « il y a bien une explication à ça, continue à lire ». Et bien sûr avec plein de gros retournements de situation.

    A lire une première fois, c’est génial. Mais vu que les mystères sont le cœur du livre, et forment une structure très bien pensé et très cohérente… on les retient tous (ou presque). Et cela rend la relecture bien moins passionnante

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    1. Excellentes remarques de bout en bout. Il y a de nombreuses façons d’écrire des romans, et même dans un genre donné (au hasard : la fantasy) on peut avoir de nombreuses priorités différentes en tant qu’auteur qui vont avoir des rendus très différents pour le lecteur. Et on ne peut pas tout faire à la fois. Très bons exemples !

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  4. Effectivement la complexité pour la complexité, la performance pour la performance, ça ne sert à rien la plupart du temps. Personnellement je n’arrive pas à écrire un texte long sans jongler avec les points de vue mais j’en ai retiré un de mon roman (le quatrième et dernier) parce qu’il ne servait à rien dans l’intrigue et j’en ai fait une nouvelle dans le même univers. J’ai aussi simplifié la temporalité en réduisant les flash-backs, ce qui a en plus l’avantage de ne pas spoiler le lecteur. Enfin, j’ai retiré le pathos pseudo philosophique des trois personnages restants pour me concentrer sur leurs aventures et mieux coller à leur ressenti en tant qu’individus avec leur propre parcours. Pour mon autre projet, j’ai décidé de faire plus simple dès le début !

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