Quand ça ne marche pas pour nous

Il existe un grand écart entre le monde de l’édition tel que les auteurs souhaiteraient qu’il soit, et le monde de l’édition tel qu’il existe en réalité. C’est un engrenage productif bien plus grand que nous, une machine qui avance avec ou sans nous, le plus souvent au détriment de nous voire SUR nous. J’en ai connu, des gens qui écrivaient et qui ont arrêté de le faire ; j’en connais, des gens qui écrivent encore mais en souffrent terriblement. Nous doutons toutes et tous. Je doute. Alors, quand ça ne marche pas pour nous, que faire ? Réflexions personnelles.

Tandis que le blog cherche d’ordinaire à rassembler des articles orientés vers les aspects techniques de l’écriture, ce post relève plutôt de la pensée personnelle – une façon pour moi de réfléchir, parce que j’ai l’impression de mieux y parvenir à l’écrit. Nous sommes toutes et tous différents, mais je pense que nous sommes beaucoup à partager les mêmes doutes et les mêmes craintes, et peut-être que cette page évoquera quelque chose d’utile ou de positif chez certaines et certains.

Quand ça ne marche pas

Il me semble qu’un paradoxe sous-tend la création artistique. D’un côté, nous autres auteurs aimerions que le succès ne dépende que de nous, et qu’il ne soit que le résultat d’une écriture talentueuse ou compétente ; mais d’un autre côté, cette idée est si terrifiante que nous ne sommes pas vraiment prêts à l’accepter.

Imaginons : nous rencontrons l’échec – peut-être le refus d’un éditeur pour une publication, ou le flop d’un roman qui, pourtant publié, ne se vend pas. Quelle explication au phénomène préférons-nous envisager ?

a – L’échec est lié à des facteurs indépendants de nous (l’éditeur, la com, le contexte, les libraires, les influenceurs, les réseaux sociaux, la concurrence, etc.)

b – Le livre n’a pas été pris / ne s’est pas vendu parce que l’histoire contient des défauts plus embêtants et/ou plus nombreux que ses qualités.

Croire en la réponse a permet de préserver son image de soi et d’amortir le choc émotionnel, mais cela conduit à une voie sans issue où nous nous sentons de plus en plus impuissants et amers.

Croire en la réponse b est forcément très difficile à vivre pour l’ego, mais cela signifie aussi que le succès est encore sous notre contrôle, et qu’en s’améliorant, nous pourrons réussir (après tout, les exemples d’auteurs très célèbres qui ont subi un grand nombre de rejets en début de carrière sont légion).

Alors, réponse a ou réponse b ? Évidemment, chacun convient que les compétences en écriture sont un facteur de succès, oui. « Oui, mais » : c’est un facteur qui a bien peu de poids face aux autres facteurs, ceux qui ne dépendent pas de nous. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

Un monde binaire

À l’évidence, la compétence d’un auteur n’est pas la seule responsable de son succès ou de son échec. Par exemple, le marketing est absolument crucial. Et le nombre de facteurs (et d’acteurs humains) qui interviennent là-dedans est immense ! Sans surprise, la plupart des auteurs qui évoquent leurs parcours finissent par dire, à un moment ou un autre, quelque chose comme : « J’ai surtout eu de la chance ».

C’est la moins risquée des réponses – celle qu’on fait toutes et tous. Je l’utilise régulièrement, et je le fais avec une grande sincérité : dans mon parcours, jusqu’ici, j’ai bel et bien eu beaucoup de chance. Mais si nous donnons cette réponse, c’est surtout parce que c’est extrêmement compliqué d’en donner une autre ; extrêmement compliqué d’oser dire (d’oser se dire, ou de dire aux autres) que nos succès et échecs nous appartiennent. Réussite ? De la chance. Pas de réussite ? Hé, la faute à pas d’chance.

Le sujet reboucle sur l’un de mes anciens articles intitulé La gentille technique contre le grand méchant romantisme : le monde perd ses couleurs et devient noir ou blanc. Un livre est soit « génial » (à lire absolument), soit mauvais (sans intérêt, on peut même se permettre de le basher sur les réseaux). Il n’y a plus d’entre-deux. Un livre noté 3 étoiles sur une plateforme quelconque n’est pas « dans la moyenne », il est « bof ». La moindre remarque, même mineure, devient un sous-entendu à peine voilé pour dire « laisse tomber, ce livre n’est pas bien ». Et cette polarisation nous touche nous aussi, créatifs. Nos jugements et comportements oscillent entre les deux extrêmes : les egos surdimensionnés qui réussissent (tout simplement parce qu’ils sont bons), et les « imposteurs » victimes du célèbre syndrome (qui échouent tout simplement parce qu’ils sont de gros nuls).

Politique d’exclusion

Mais peut-on vraiment croire que tout est si simple ? Que tout s’exclue toujours naturellement ? C’est le jeu très à la mode des polémiques (qu’elles soient littéraires ou pas), qui s’amusent par principe à opposer des paires de propositions comme si elles étaient mutuellement exclusives. C’est le fameux adage « le chemin est plus important que la destination » : est-il donc si impossible d’emprunter un chouette chemin pour se rendre vers une chouette destination ?

Faut-il écrire pour soi ou pour les autres ?
Doit-on répondre à nos propres attentes ou à celles des éditeurs, libraires et lecteurs ?
Doit-on écouter sa créativité ou se former aux techniques de l’écriture ?

Les deux, mon capitaine. La réponse, c’est « les deux », ça a toujours été « les deux », ça sera toujours « les deux » : ce ne sont pas des propositions qui s’excluent. Au contraire, elles se complètent. Il est même probable (c’est du moins mon avis) que là réside tout l’intérêt d’une expression artistique : trouver cette fameuse zone où les cercles se recoupent – essayer d’atteindre ce lieu où tout le monde se retrouve et où chacun prend son pied.

Quand ça ne marche pas (bis)

Alors, pour en revenir à la question posée plus haut, vaut-il mieux croire en la réponse a ou la réponse b ? Si ça ne marche pas pour nous, est-ce la faute du monde de l’édition ou la nôtre ? Eh, très probablement les deux – là encore, ces propositions ne s’excluent pas, et la probabilité que ce ne soit que l’une ou que l’autre est quand même sacrément réduite (et ça vaut aussi pour expliquer un succès).

J’en ai bien conscience : nous ne sommes pas tous égaux devant le système, et à la jonction des cercles, la cible est plus étroite pour certains d’entre nous que pour d’autres. Il y a de réels privilèges pour un créatif à aimer ce que le plus grand nombre aime, à vouloir faire ce qui est justement tendance en ce moment, à être cet artiste auquel la plupart des gens s’identifient : milieu social, éducation, goûts personnels ou encore environnement influent sur tout ça. En tant que créatif, on est ce qu’on est. Mais… hé, j’ai un peu de mal à croire que cette fameuse zone cible n’existe pas du tout. C’est ce qu’on essaie de vous faire croire, ou ce que vous essayez de vous faire croire. Vous pensez que votre cercle est à mille lieues des autres ? Qu’il ne se recoupe nulle part, avec personne ? C’est une blague que vous vous faites afin de conjurer la tension à laquelle vous êtes soumis, une façon de justifier la réponse a parce que la réponse b est trop intimidante, un cul-de-sac dans lequel vous a piégé notre monde polarisé.

C’est bien gentil de dire ça, mais si ça ne marche pas pour nous, que faire ?

  • Probablement vérifier notre niveau d’envie, déjà – parce que la cible dont je parle plus haut se trouve à la conjonction de notre plaisir et de celui des autres, et que s’il n’y a plus d’envie de notre côté, autant faire autre chose de notre temps.
  • Se souvenir que le succès n’est pas la fin : ce n’est qu’un moyen – un moyen pour nous d’occuper notre temps à l’activité de création dont nous avons besoin. Mais le but, c’est écrire parce qu’on aime ça et que ça comble un besoin.
  • Chercher à s’améliorer techniquement afin de mieux réussir ce qu’on cherche à faire, évidemment… mais peut-être aussi chercher à viser plus juste : à n’écrire que pour soi ou à n’écrire que pour les autres, on manque forcément l’un des cercles, dans l’histoire.
  • Recommencer. Un bon roman peut très bien ne jamais trouver d’éditeur ou faire un flop ; plusieurs bons romans d’affilés ont plus de chances de trouver finalement une oreille attentive.

***

Nos sociétés sont dures avec les créatifs et tout ce qui touche à la culture, et les prévisions météo pour les années à venir sont plutôt sombres. Comme beaucoup de secteurs, l’édition souffre de tout un tas de choses, de concentrations des pouvoirs, d’appétits financiers et d’agendas politiques – pas mal de bonnes raisons de finir par se dire « Oh, et puis merde, à quoi bon ? » Néanmoins, quand on a la chance (ah ah :)) d’entrer dans le milieu, on rencontre aussi, à tous les niveaux de la chaîne du livre, des tas d’acteurs humains formidables et de gens passionnés. Quant au public, il a encore, je le crois, envie et besoin de lire des livres. Et cela tombe bien, parce que nous, de toute façon, nous avons envie et besoin de les écrire.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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(3 commentaires)

  1. Salutations !

    Je connais surtout le volet « écriture en jeux de rôles »* , et je reconnais tes problématiques. J’ai des créations perso non publiée, et mes publications sont toutes adossées à un projet d’éditeur (principalement les gammes « Ombres d’Esteren » et « Dragons/Fateforge ».

    ■ sans communication efficace sur le projet, il n’existe pas, n’a aucune chance d’être connu du public → pitch, image évocatrice, comparaisons inspirantes
    ■ le contexte de publication et l’actualité du monde du jeu jouent énormément, le « bon moment » et on ne le contrôle pas à l’avance
    ■ sans bonne couverture, peu de chance que le livre soit ouvert
    ■ … mais sans un contenu solide, au mieux on vend des livres de base « accidentellement », en revanche la gamme a peu de chances de fonctionner durablement
    ■ … et difficile de faire du bon travail sans s’impliquer, mettre de soi, s’approprier le dossier

    Tes trois grands cercles (aspirations de l’auteur, de l’éditeur, du public) paraissent convaincants, mais dans les faits, les cibles sont multiples et mouvantes.

    ■ il existe plusieurs éditeurs, avec des moyens (communication, diffusion) différents, et des aspirations distinctes
    ■ le public est contrasté
    ■ et tout ce beau monde évolue ! Exemple : le succès post mortem de Van Gogh, ou des éditions / rééditions des années après d’un auteur tombé dans l’oubli.

    Quand j’écris « maintenant », mon texte s’adresse en réalité à un public futur dans un ou deux ans ; quant à l’éditeur qui signe un contrat, il communiquera et diffusera à 6 mois, 1 an, 2 ans, et sur une période de plusieurs années. Un écrit (roman, jeu de rôles, etc.) est un objet qui se nourrit du passé de l’auteur (sa mémoire, ses apprentissages), son état d’esprit lors de l’écriture, puis le pari d’un éditeur un peu plus tard, et la réaction du public encore après.

    Le facteur « temps » est définitivement immaitrisable. En revanche, il autorise de garder espoir, retenter, … Enfin, en gardant à l’esprit que des dizaines de milliers de nouveautés annuelles n’aident pas à découvrir quelque chose qui pourrait nous plaire et dont on ignorait l’existence ! 😅

    🍵📚

    (*) je travaille sur l’ensemble de romans au nom de code In-Existence, avec journal d’écriture sur mon blog ^^, mais je ne serais pas concernée par la soumission à éditeur avant une bonne année.

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    1. Je le dis souvent, et tu fais bien de le rappeler : le monde de l’édition vit dans un autre espace-temps (rire). Tout est long, à commencer par la création. Les gens « savent », mais ne se rendent pas compte que quand un livre sort, l’écriture remonte à loin, et cet aspect n’est pas facile à gérer pour la personne qui crée.
      🙂

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  2. Tout a changé pour moi quand j’ai décidé de chercher le bon éditeur pour mon projet plutôt que d’écrire en collant aux attentes de certains éditeurs. Il n’y a que les nouvelles que j’arrive à écrire sur commande et encore, seulement en prenant les appels à texte qui m’inspirent.

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