[4 Pages pour une narration] Révolution dans le Monde Hurlant, Julien Hirt

Aujourd’hui, place aux quatre premières pages du roman de fantasy Révolution dans le Monde Hurlant, de Julien Hirt. L’objectif de l’exercice que je te propose est, comme dans les précédents articles de la rubrique, de mieux comprendre les différentes narrations, comment les écrire, et ce qu’une narration particulière implique comme résultat dans un texte donné.


[Que sont les articles « 4 Pages pour une Narration » ? C’est expliqué ICI]

MondeHurlant_intro

Je t’invite à lire ces premières pages en gardant en tête les questions suivantes : quelle est la narration employée (pronoms, temps des verbes, points de vue) ? Qu’est-ce que cette narration permet, dans ce chapitre, qui n’aurait pas été possible (ou plus difficilement) avec une autre narration ? Comment l’auteur compose-t-il avec les difficultés de cette narration ?

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Narration employée

Autant que je t’en informe tout de suite : dans ce roman, Julien Hirt déploie à loisir plusieurs narrations différentes au fil des chapitres. On y retrouve pas mal de chapitres à la première personne (l’héroïne, Tim Keller, nous racontant son histoire au passé), mais aussi des chapitres à la troisième personne qui s’intéressent à d’autres personnages du récit. Au milieu de ce foisonnement narratif, il y a aussi d’étranges interludes, tels que ces quatre premières pages, qui forment un cas bien assez rare pour qu’on en parle aujourd’hui.

Si les premières lignes sont rédigées à la seconde personne du pluriel, on découvre bien vite que nous sommes en fait dans un texte à la première personne… mais une première personne très étrange, puisque – si le narrateur utilise bel et bien le « je » et s’adresse à nous directement avec des « vous » – il semble omniscient. D’évidence, celui ou celle qui nous parle n’est pas un personnage ordinaire, mais plusieurs indices nous indiquent qu’il s’agit d’un personnage quand même. Cette narration est donc une narration à la première personne. Mais étudions ensemble ses particularités : c’est un bel exemple qui prouve qu’en narration bien des choses sont possibles, tant que le contexte s’y prête et qu’on sait ce qu’on fait. Lisez-vous tous les jours des premiers chapitres aussi efficaces que celui-ci ?

« Qu’est-ce qui vous amène ici ? » n’est-il pas un délicieux incipit ? Les toutes premières lignes, rédigées à la seconde personne du pluriel, ont de quoi décontenancer : ce n’est pas une entrée en matière très conventionnelle pour un roman, d’autant plus que les deux premiers paragraphes ne sont qu’une succession de questions.

Pourtant, après trois paragraphes qui ont déjà fait sortir notre esprit de notre corps pour nous placer dans le livre, vient la phrase « ne partez pas si vite, je vous en conjure », et le « je » nous raccroche à une narration plus conventionnelle. Ok : quelqu’un nous parle.

L’assemblage des deux – et ce que le narrateur nous dit – est pourtant étrange à plus d’un titre. La première chose, c’est qu’il ne semble pas nous raconter son histoire, mais la nôtre, car il nous place dans un décor imaginaire : « Les mains moites, vous voici au pied de cet immeuble à présent ». Qui est donc la voix qui nous parle ? L’auteur du livre ? Un personnage ? « Non, je ne suis pas qu’une voix dans votre tête, mais ça, c’est un sujet que nous aurons le temps d’aborder plus tard ». Cette phrase et la façon dont il nous parle de la situation nous incitent à penser qu’il s’agit d’un personnage du livre… mais un personnage atypique. Nous sommes dans un roman de fantasy, et il y a clairement là quelque chose de surnaturel ou de magique à l’œuvre.

Mais, puisque je te parle souvent de focalisation, ne remarques-tu rien de particulier ? D’un côté, le narrateur semble connaître énormément de choses, y compris des événements qui vont se produire. Cela donne une impression d’omniscient, comme dans un conte oral. Et en même temps, nous sommes dans une sorte de focalisation interne de notre propre tête, et le narrateur nous explique ce que l’on voit, ce que l’on fait, ce que l’on remarque ou déduit… au fur et à mesure qu’il déplace notre avatar imaginaire dans le décor. La phrase « Suivez-moi, plutôt » nous confirme, au passage, que le narrateur est bel et bien dans le livre, et qu’il est donc une forme de personnage qui nous tient par la main pour la visite de ce lieu inconnu. Mais il nous faut grimper les étages, arpenter les couloirs et entrer chez l’héroïne pour savoir ce qui s’y trouve.

Bref : cette introduction au roman est atypique, mais pourtant tout est clair. Aussi bizarre que la situation puisse paraître, nous sommes dans un décor imaginaire, accompagné d’une entité qui nous fait faire le tour du propriétaire, et qui nous informe qu’une histoire va bientôt commencer et se dérouler sous nos yeux.

Présentation ou Représentation

Pour rappel, on parle de présentation lorsque les acteurs échangent avec les spectateurs : apartés, sourires et clins d’œil ponctuent leurs tirades. On dit qu’il n’y a pas de « 4ème mur » entre les acteurs et les spectateurs. D’évidence, ici, nous sommes donc en présentation et c’est même l’exact but de ces quatre pages : un narrateur vient nous présenter l’histoire que nous nous apprêtons à suivre.

La particularité est que le narrateur n’est pas externe au récit, mais semble faire partie de l’histoire (ou, au moins, appartenir au monde de fantasy où se déroule l’aventure) : on a donc une impression de théâtre, comme ces acteurs qui mettent soudain leur jeu de scène sur « pause » pour se tourner vers le public et s’adresser à lui directement.

Temps de la narration

Dans ce chapitre précis, nous sommes face à un texte rédigé au présent.

L’excentricité de cette introduction sert à nous attirer (nous lecteurs) dans le livre, et le narrateur nous prend par la main pour nous mener (là, maintenant, tout de suite) sur le lieu où l’aventure commence : « Mieux vaut se hâter, donc, si vous ne voulez pas tout rater ». Cela sert à créer un sentiment d’immédiateté et d’urgence. Néanmoins, pour ton information, sache que les autres narrations utilisées dans le livre sont rédigées au passé, un temps du récit bien plus commun.

Qu’est-ce que cette narration atypique permet dans ce chapitre ?

Pourquoi diable choisir une narration si inhabituelle pour le premier chapitre d’un roman ? À mon sens, l’efficacité du procédé est si lumineuse que les réponses me paraissent évidentes. Et elles sont si nombreuses que je crains d’en oublier…

  • Faciliter l’exposition : il est toujours difficile de créer une ambiance, de décrire des lieux et de présenter des personnages en même temps que l’histoire se déroule. L’avantage d’un narrateur omniscient est de pouvoir le faire aisément, mais souvent au prix d’une certaine distance narrative. L’étrange mix « narrateur omniscient qui nous parle en direct » a la force de l’omniscient sans ses inconvénients. Au lieu de survoler les événements de loin, il nous pousse de plus en plus près de l’action dans un effet de zoom (le quartier, le bâtiment, l’appartement, la chambre, l’héroïne). On en arrive jusqu’à scruter de près les cicatrices de la jeune femme. En outre, et juste avant que le récit ne commence, il nous a très précisément donné la disposition des lieux, qui aura son importance dans la scène d’action qui suivra.
  • Donner le ton : l’omniscient donne un aspect « fable » qui crée une atmosphère particulière, en cohérence avec une œuvre de fantasy. Ce ton est renforcé par le discours lui-même : le narrateur (qui se fait volontiers conteur) nous dit clairement que nous sommes ici pour être spectateurs d’une histoire. Il dresse la scène, brosse les protagonistes, et se retire quand l’action commence.
  • Poser les bonnes questions : ce narrateur qui sait tout n’hésite pas à nous pointer du doigt les éléments censés nous intriguer et nous intéresser. Il nous tient la main dans la découverte des lieux et clarifie la situation. Cela est particulièrement rassurant. Par exemple, la phrase « Non, je ne suis pas qu’une voix dans votre tête, mais ça, c’est un sujet que nous aurons le temps d’aborder plus tard » valide la pertinence de notre question et nous promet une réponse pour plus tard, ce qui nous permet de poursuivre la lecture sans plus nous en préoccuper. Sans le narrateur, certains éléments pourraient nous apparaître confus : les objets étranges que l’héroïne possède et qui paraissent incongrus dans le décor, ou encore l’apparition soudaine du sabre sur le lit alors qu’il ne s’y trouvait pas l’instant précédent. Le narrateur nous dit en substance : « oui, tout cela est bizarre, mais sera expliqué dans l’histoire. Ayez confiance, je vous ai dit tout ce que vous aviez besoin de savoir, vous êtes prêts à lire ce livre ».
  • Utiliser l’ironie dramatique : comme le narrateur sait tout (et en particulier le futur), il n’hésite pas à user de l’ironie dramatique pour titiller notre curiosité. Un bon exemple se situe dès la deuxième page quand le narrateur nous présente le jeune garçon qui vit dans l’appartement d’à côté : « Permettez-lui de savourer ses derniers instants de quiétude. Dans quelques instants, il va lui arriver quelque chose d’épouvantable ». Idem quand on aperçoit l’héroïne pour la première fois et que le narrateur nous suggère de la laisser dormir : «  Son réveil sera déjà bien assez brutal ». Ce stratagème permet de faire monter la tension jusqu’à la fin du chapitre, puisqu’il crée une attente chez le lecteur. Nous avons envie de savoir ce qu’il va se passer.
  • Jouer sur les niveaux de lecture : un autre point (peut-être le premier ?) est que ce narrateur qui appartient à ce monde de fantasy s’adresse à nous de la même façon qu’un auteur envers son lecteur. Il y a une double lecture ici : ses encouragements ou mises en garde répondent à nos inquiétudes de lecteur dans le monde réel. Les premières questions des premiers paragraphes font échos à notre expérience de lecteur : pourquoi avons-nous acheté et ouvert ce livre ? À cause du poisson volant sur la couverture ? À chaque nouveau roman, les premières pages nous donnent soit envie de poursuivre la lecture, soit d’arrêter. On retrouve ces questions-là dans le texte : « Encore un peu et vous allez tourner les talons et oublier toute cette histoire, pour donner à votre vie une tournure plus raisonnable ». Peut-être ferions-nous mieux d’arrêter la lecture de ce bouquin de fantasy bizarre et ouvrir un roman plus sérieux ? Puis le narrateur nous agrippe : « Il est trop tard pour manquer d’audace : vous avez pris votre décision ». Notre guide est prévenant : « Un peu de nervosité au moment de pousser la porte d’entrée ? Une hésitation, même ? C’est normal, vous n’avez aucune idée de ce qui vous attend… » et nous félicite aussitôt d’un « bravo » dès qu’on lit une ligne de plus.

Cette narration est atypique pour une raison simple : il est nécessaire qu’elle ait un sens et qu’elle soit possible dans le récit, ce qui est très rare. Peu de récits peuvent disposer d’un personnage omniscient capable de s’adresser au lecteur directement. Néanmoins, c’est le cas dans le Monde Hurlant de Julien Hirt, et le personnage qui s’adresse à nous est en effet l’instigateur de l’histoire, ce qui le place à mi-chemin entre auteur, conteur et personnage ; une aubaine dont Julien Hirt tire les bénéfices avec ces quatre pages très accrocheuses.

Si tu as cinq minutes, je te conseille de relire ces quatre pages à la lumière de tout ce dont nous venons de parler, afin de mieux réaliser les différents effets que le texte a sur toi. Tu repéreras d’autres exemples des points cités ci-dessus.

Comment l’auteur évite-t-il les écueils ?

La difficulté de cette narration, comme je viens de le dire, réside surtout dans le fait que bien peu de romans peuvent se la permettre : je pense qu’il n’y a qu’en fantasy qu’il soit possible de retrouver un personnage appartenant au récit, mais omniscient, capable de s’adresser au lecteur et de parler de l’histoire comme d’une histoire.

Passé cet écueil, on obtient une narration double qui compense ses propres défauts :

  • L’omniscience du narrateur offre une grande souplesse, une grande clarté, la possibilité d’user d’un ton original et savoureux, de créer facilement du mystère et de la tension grâce à l’ironie dramatique. En dépit de son omniscience, le narrateur se retient de nous raconter des choses et passe au contraire du temps à nous montrer de nombreux détails de l’appartement. Même s’il nous guide sur ce que nous sommes censés penser de la situation, toutes les descriptions sont précises et formelles, réalisées avec assez de justesse pour que notre vision de la scène soit cohérente avec ce qu’il souhaite nous montrer.
  • L’usage de la première personne et le fait qu’il nous interpelle directement créent une complicité entre narrateur et lecteur, un côté intime qui casse la distance narrative associée d’ordinaire aux récits omniscients. L’effet de zoom du chapitre nous approche au plus près de l’héroïne. Le narrateur nous tient la main et nous rassure… tout en nous donnant l’impression lointaine qu’il vient de nous jouer un tour.

Cette narration est peu commune : il y a donc peu de chances que tu puisses l’utiliser dans tes propres histoires. Néanmoins, cela prouve bien qu’en écriture tout est possible, tant que cela se justifie dans l’univers et le récit. En temps ordinaire, ouvrir une histoire de cette façon est impossible ou incohérent, et un auteur novice qui aurait cette idée en tête serait sans doute submergé de conseils pour changer sa façon de faire. Mais, dans le cas de ce livre, l’univers permettait à l’auteur de le faire… et son obsession pour traiter de la fiction à travers la fiction le lui imposait presque. On se retrouve avec un roman un peu ovni, contenant une multiplicité de narrations, aussi fourmillantes et riches que les peuples et cultures du Monde Hurlant. Et Julien Hirt nous montre qu’il sait écrire chacune d’entre elles et en tirer le meilleur, parce qu’il les utilise de façons différentes pour des objectifs distincts.

M’enfin, ce n’est que mon avis.

***

Discutons-en en commentaires ! Que t’évoque cet extrait ? Que penses-tu de cette narration ? Qu’as-tu à dire sur ce passage ? As-tu des questions ? Peut-être même que Julien Hirt y répondra !   😉

Si tu veux lire un peu plus que ces quatre premières pages et avoir un aperçu des autres narrations qu’il utilise, sache que Julien Hirt met à disposition les premiers chapitres du livre ICI.

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(4 commentaires)

  1. J’épluche le blog du Fictiologue depuis quelque temps déjà, je t’y vois beaucoup au détour des commentaires. Logique que je finisse par traîner chez toi, donc.

    Et je ne regrette pas le détour, Stéphane. Ce billet explicite beaucoup de choses que j’avais pu ressentir (j’ai lu le livre et ceux qui précèdent) sans tout à fait les comprendre.

    Maintenant, je pose tout de même des questions :

    – Cette narration polymorphe serait-elle née du besoin de reporter l’explication de certains éléments anciens (le sabre de fiction par exemple) pour entrer plus vite dans l’action ? Le côté « 4e mur transparent » s’est-il imposé ensuite au fil de la rédaction ?

    – Julien aurait-il plutôt choisi d’emblée de traiter de la porosité entre fiction et réalité, ce qui l’aurait conduit à ce type de narration ?

    Bien entendu, je tombe peut-être tout à fait à côté du schmilblick dans un cas comme dans l’autre. Ce qui serait bien mon style d’ailleurs.

    En attendant, merci pour cet article. Au vu de sa qualité, je reviendrai probablement te lire d’autre un jour ou l’autre.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci de ton passage et de ton commentaire ! 🙂
      En revanche, je ne suis qu’auteur, pas mentaliste : si on peut parfois deviner ce qui a motivé un écrivain à utiliser une narration plutôt qu’une autre, on n’a aucun moyen de s’en assurer (mais peut-être Julien te répondra-t-il :))
      Je me borne dans ces articles à creuser le résultat (« cette narration-ci à ce moment-là, qu’est-ce que ça donne ? ») sans vraiment chercher le procès d’intention. Mais mon petit doigt me dit qu’effectivement, avoir un récit autant centré sur le principe même de fiction et de narration était une excuse toute trouvée pour cet étonnant exercice de style.

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