Définir le degré de réalisme de nos histoires

Si la plupart des auteurs ont déjà entendu parler du concept de « suspension consentie d’incrédulité », cela n’empêche pas les commentaires – sur tous les types d’histoires – d’être remplis de nombreuses critiques concernant le réalisme ou la crédibilité. La raison en est simple : c’est un sujet compliqué. Pourquoi réfléchir au degré de réalisme de notre histoire ? Comment ça fonctionne dans la tête du lecteur ? Qu’est-ce qu’on peut faire ou ne pas faire en fonction de ce choix ? Réflexions.

L’un des problèmes avec le concept de « suspension consentie d’incrédulité », c’est le terme « consenti » : comme si c’était au lecteur de faire l’effort de croire en notre histoire (sous-entendu : s’il n’y croit pas, c’est de sa faute). En particulier lorsqu’on est auteur en littératures de l’imaginaire et qu’on écrit de la fantasy, du fantastique ou de la science-fiction, on a parfois tendance à rejeter en bloc les critiques au sujet du réalisme : n’écrit-on pas justement de l’imaginaire pour éviter de ce soucier de ça ?

Pourtant, évidemment que c’est un sujet ! Le lecteur n’est pas en faute : quand il lit une histoire, il ne choisit pas ce qu’il croit ou pas. Il y a une composante subconsciente et émotionnelle à ce qu’il va accepter comme crédible et ce qu’il va rejeter.

Pas vraiment un problème de réalisme

Dans les cartoons, on voit des personnages se prendre des pianos sur la tête ou faire des chutes depuis de hautes falaises, puis se relever avec des étoiles qui tournent autour de leurs têtes. Pourtant, personne ne va critiquer cette « absence de réalisme ». Alors que, dès qu’un film historique ou de science-fiction sort au cinéma, les éternels débats reprennent et s’étendent à l’infini sur les réseaux : parce que tel événement n’est pas historiquement correct, ou que telle péripétie n’est scientifiquement pas possible.

Le problème n’est donc pas tant le « niveau de réalisme » en lui-même, mais les attentes que nos histoires créent chez nos lecteurs, et la façon dont nous y répondons – une énième manifestation des promesses et de la façon dont nous les tenons.

Les lecteurs lisent des livres pour l’expérience que ceux-ci promettent

Pourquoi y a-t-il tant de genres et de types d’histoires ? Parce qu’il y a un public pour chacun d’eux. Nous lisons des comédies pour rire et nous détendre ; des trucs horrifiques pour nous faire peur ; des drames pour regarder en face l’esprit humain ; des romances pour nous réchauffer le cœur de l’intérieur ; etc. Chaque livre, dès sa couverture, son titre et sa quatrième de couverture, fait des promesses. Celles-ci vont très vite être renforcées par les premiers chapitres. Et chaque fois que l’histoire va ensuite sortir du cadre de ces promesses, ça va créer de la gêne chez le lecteur et le sortir du récit.

Un ouvrage de science-fiction un peu hard et un bouquin de space opera peuvent bien présenter tous les deux des histoires qui se déroulent dans l’espace : le lecteur n’en attend pourtant pas la même chose du tout. Il ne peut donc pas s’y passer les mêmes choses, car le lecteur acceptera certains éléments dans l’un qu’il rejettera dans l’autre (elle est peut-être ici, la suspension consentie d’incrédulité : « je consens à tolérer ce que tu m’as implicitement promis, mais si ça sort du contrat de départ, je ne suis plus d’accord »). Dans un space opera, les vaisseaux peuvent tirer des lasers qui font piou-piou et exploser dans l’espace ; dans un livre de science-fiction, non.

Ainsi, quand on est auteur, réfléchir avant d’écrire au positionnement de notre curseur de réalisme, c’est vraiment très important – pas tant pour le réalisme en lui-même que pour définir en toute conscience ce qu’on peut mettre dans notre histoire ou ce que nous devrions éviter, au risque de gâcher l’expérience du lecteur. Evidemment, il y a là quelque chose d’éminemment personnel : il est impossible de satisfaire 100% des lecteurs sur cette affaire de réalisme, crédibilité ou plausibilité. En revanche, nous pouvons, en y réfléchissant, améliorer nos histoires afin d’éviter la plupart de ces critiques. Cela passe en particulier par :

  • Tenir compte des codes de genre
  • Anticiper et définir à l’avance ce qui est possible ou pas
  • Être constant

Tenir compte des codes de genre

Un lecteur s’embarque dans une histoire avec des attentes implicites sur ce qu’il peut s’y passer ou pas, et la plupart de ces attentes proviennent du genre du livre et de tout ce qui y est associé. Le lecteur a donc une sorte de « système de croyance » construit sur la base des autres histoires qu’il a consommées jusqu’ici, et qui établit ses attentes pour ce livre en particulier. S’il s’engage dans un roman de fantasy épique et qu’il y croise des dragons énormes qui volent, il ne risque pas de se plaindre du manque de réalisme ; alors que s’il démarre un bouquin de hard SF, l’impossibilité physique d’une créature si imposante le choquera (« Gnagnagna, impossible, elle devrait s’écrouler sous le poids de ses propres organes, gnagnagna… »)

Même si nous tentons de créer un univers original pour notre histoire, la crédibilité de l’ensemble dépendra tout de même de ce que le lecteur a déjà vu ou lu ailleurs, par extension : c’est parce qu’il a déjà vu plein de créatures énormes et bizarres dans d’autres bouquins de fantasy qu’il est prêt à accepter la créature 100% originale que nous avons imaginée pour ce nouveau roman.

Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas « briser les codes » d’un genre, juste qu’il ne faut pas venir se plaindre si le lecteur critique le fait de ne pas avoir eu ses attentes satisfaites : s’il a acheté ce roman historique parce qu’il s’attendait à lire un roman rigoureusement historique, un twist fantastique risque fort de lui déplaire, même si le livre est excellent par ailleurs.

En termes de réalisme et de crédibilité, mieux vaut donc ne pas labelliser notre roman avec un genre si on n’est pas prêt à en tenir les promesses.

Anticiper et définir à l’avance ce qui est possible ou pas

La principale arme pour l’auteur d’imaginaire, c’est l’anticipation et ce qu’on appelle en anglais le foreshadowing : le fait de placer tôt des explications ou des éléments qui seront utiles pour la résolution de certains nœuds du récit à venir. Si les personnages vont utiliser plus tard une combinaison qui les rend invisibles pour s’infiltrer chez l’antagoniste, créer un contexte en amont qui explique qu’une telle technologie existe et comment elle fonctionne permet de créer l’attente dans la tête du lecteur et diminue le risque qu’il rejette cette technologie lorsqu’elle sera en action dans le récit. C’est en particulier important pour toutes les choses « nouvelles » que nous créons en littératures de l’imaginaire : technologie, pouvoirs magiques, espèces imaginaires, etc.

Bon nombre de critiques au sujet du réalisme visent en réalité des « solutions faciles » utilisées par l’auteur pour sortir ses personnages de situations compliquées. Cela renvoie parfois au fait que les obstacles créés sont trop élevés pour que les personnages les franchissent de façon satisfaisante : l’auteur est obligé de tricher, alors le lecteur se plaint d’un manque de réalisme ou de crédibilité – alors que le véritable problème est plutôt d’ordre dramaturgique. Mais au fond, tout est lié : dans certaines histoires à faible réalisme (comme les histoires de super-héros), nous n’avons aucun problème à croire qu’un personnage « se dépasse » alors qu’il est dos au mur, et réussisse soudain quelque chose dont il était incapable auparavant ; alors que dans un récit plus réaliste, il apparaît idiot qu’un personnage tente une même action en espérant (et en obtenant) un résultat différent.

Être constant

Car justement, bon nombre de critiques sur la crédibilité pointent des événements qui se passent d’une certaine façon à un moment du livre, et se passent différemment à d’autres. Si les personnages peuvent utiliser un sort de téléportation au chapitre 3, pourquoi ne l’utilisent-ils pas pour échapper à l’adversaire au chapitre 18 ? Comment se fait-il que le héros ne soit plus capable d’agir après avoir pris un coup de poing, alors qu’il a continué à se battre alors qu’il avait pris une balle ? S’il existe des aigles géants capables de transporter les personnages au loin, pourquoi les héros ont-ils été obligés de voyager à pied pendant toute l’histoire ?

La croyance du lecteur repose sur un ensemble de règles imaginaires, et les règles, c’est fait pour être respecté : si elles ne s’appliquent qu’à certains moments et pas à d’autres, ce ne sont plus des règles… et alors plus rien n’a de sens. L’auteur a donc tout intérêt à choisir d’entrée de jeu ce qui est possible ou pas dans son univers et son histoire, puis à respecter ces règles de façon constante et uniforme au cours de son récit.

Quelques sujets particuliers à considérer

Tous ces conseils peuvent paraître abstraits, alors voici quelques points plus spécifiques auquel il est utile de réfléchir avant de commencer à rédiger son histoire.

La gestion des blessures

Un indicateur particulièrement puissant pour le lecteur du niveau du réalisme d’un livre, c’est la façon dont l’histoire traite les blessures des personnages. Est-ce qu’il suffit de taper sur la tête d’un personnage pour qu’il s’effondre inconscient pendant une heure ? Est-ce qu’un personnage peut continuer à courir ou se battre avec deux balles dans le corps et une plaie au couteau à l’abdomen ? C’est un sujet avec lequel les auteurs sont souvent laxistes, parce qu’ils veulent de la tension (le T du concept de ANTS) – et c’est bon pour la tension que les protagonistes s’en prennent plein la poire. Mais d’un autre côté, les auteurs ne veulent pas non plus que leur héros devienne non fonctionnel au moindre coup reçu ou soit obligé de se reposer un mois entre chaque bagarre.

Les lecteurs sont tout à fait prêts à suivre des histoires où les héros continuent d’agir bien qu’ils aient reçu des coups terribles ou qu’ils aient été fauchés par une explosion trente secondes plus tôt… si et seulement si l’histoire ne place pas le curseur de réalisme trop haut.

Les lois de la physique

Ce point regroupe plein de sous-sujets, qui sont plus ou moins importants selon le type de récit qu’on écrit, mais qui méritent donc qu’on y réfléchisse en amont. Cela peut passer par les lois régissant le voyage spatial si on écrit de la SF réaliste, mais aussi des règles plus basiques qui peuvent avoir un impact sur des scènes d’action classiques, comme le fait que deux corps tombent à la même vitesse indépendamment de leur poids, et qu’un personnage ne peut donc pas sauter dans le vide à la suite d’un camarade qui tombe pour le rattraper. On en revient aussi à notre histoire de dragon si énorme qu’il ne pourrait pas exister en réalité sans s’effondrer sur lui-même, ou des ailes d’une créature pas du tout assez grandes pour la faire voler de façon crédible.

Les lecteurs sont tout à fait prêts à suivre des histoires où les lois de la physique sont complètement bafouées… si et seulement si l’histoire ne place pas le curseur de réalisme trop haut.

Les espèces intelligentes non humaines

Ce sujet concerne aussi bien les extraterrestres de nos récits de SF que nos créatures mythologiques ou imaginaires peuplant nos récits fantastiques ou de fantasy : plus il y en a – et plus elles sont traitées de façon humanoïde –, et moins le curseur de réalisme doit être élevé si on veut y croire. En science-fiction réaliste, il est possible de trouver des formes de vie extraterrestres, et il est même envisageable d’avoir une espèce consciente ou intelligente… mais il semble peu crédible que ces espèces soient très nombreuses, et encore moins qu’elles nous ressemblent. Si nous avons envie de créer plein d’espèces extraterrestres et qu’elles se comportent comme des humains, il faudra probablement s’orienter vers du space opera à la StarWars plutôt que vers de la SF à la Premier Contact.

D’ailleurs, au sujet de StarWars, avez-vous remarqué à quel point les extraterrestres sont discrets et recalés à l’arrière-plan dans la série Andor ? Justement parce que cette série visait un degré de réalisme bien plus élevé que les autres films et séries de la franchise : c’est ainsi que les extraterrestres (mais aussi les pouvoirs jedi ou les éléments de comic relief comme les personnages idiots ou les robots rigolos) ont été mis de côté.

Le réalisme historique

Entrent dans cette catégorie les éléments liés au niveau technologique et culturel de certaines époques où nous plaçons nos récits, ou dont nous nous inspirons pour nos histoires. Ce n’est pas parce qu’on écrit une fantasy dans un monde imaginaire qu’on peut rejeter les critiques pour anachronisme : nos univers ont beau être fictifs et inventés, dans la tête du lecteur s’y appliquent néanmoins des logiques en arrière-plan. En particulier, l’intégration de certaines technologies (par exemple l’invention de l’imprimerie, de l’automatisation mécanique…) implique des évolutions sociétales qu’il est difficile d’ignorer. Ou bien, l’existence d’une certaine technologie suppose que si le progrès technique est assez avancé pour avoir ceci, alors on a aussi forcément cela. Il n’est pas si facile de créer un univers contenant des éléments technologiques datant de la Renaissance tout en conservant d’autres aspects qui eux remontent à plusieurs siècles en arrière… mais ce n’est important que si nous promettons un ouvrage très rigoureux au niveau historique, n’est-ce pas ?

Les lecteurs sont tout à fait prêts à suivre des histoires où les personnages utilisent des ordinateurs tout en se battant avec des épées… si et seulement si l’histoire ne place pas le curseur de réalisme trop haut.


Écrire une histoire crédible de bout en bout est affaire de réalisme sans être vraiment affaire de réalisme. C’est surtout une histoire d’attentes (plus ou moins explicites) qui sont respectées… ou pas. Cela concerne autant le réalisme que le genre ou le ton du livre. Même s’il sera toujours impossible de satisfaire 100% des lecteurs, réfléchir à tout ça permet de limiter drastiquement les plaintes à ce sujet. Et mieux vaut le faire avant de commencer à écrire, car c’est assez compliqué de changer le niveau de réalisme d’une histoire en cours de route. Le début du livre « fixe des règles » dans la tête du lecteur, et trahir lesdites règles ensuite risque de provoquer une rupture de la crédibilité. Il ne faut pas croire : si le titre, la couverture et le synopsis de notre livre ne sont pas mensongers, nos lecteurs commencent nos histoires avec beaucoup de bonne volonté et sont généralement prêts à croire à tout ce qu’on va raconter… tant que nous restons dans le cadre que nous avons nous-mêmes défini et que nous ne trahissons pas nos propres promesses quant à ce qu’ils s’apprêtent à lire.

M’enfin, ce n’est que mon avis…

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