[Jamel Debbouze en tenue de Numérobis, penchant la tête de droite et de gauche face à Gérard Darmon :]
— Double esquive !
La problématique que j’aborde aujourd’hui se résume en une affirmation très simple : les scènes les plus difficiles à écrire sont, bien souvent, les plus nécessaires.
C’est peut-être le risque dont j’avais le moins conscience quand j’ai commencé à écrire, et celui qui m’a le plus marqué lors de la réécriture de mon premier roman (merci à mes bêta-lecteurs pour me l’avoir fait réaliser) : le fait qu’on esquive, le plus souvent de façon inconsciente, les scènes difficiles… alors que ce sont les plus importantes.
Dans un livre lu récemment, en parallèle de l’intrigue principale, le protagoniste apprend l’homosexualité de sa fille, et va être amené à passer du temps avec le couple. L’auteur n’a pas voulu tomber dans le cliché du père qui serait opposé à l’homosexualité de sa fille, et c’est tout à son honneur. Le protagoniste prend donc la nouvelle avec le sourire, sa relation avec sa fille continue d’être harmonieuse, il rencontre l’amoureuse de cette dernière et tout va super bien, il séjourne plusieurs jours dans leur appartement sans moment de gêne ni tension… Et ce, jusqu’à la fin.
Or, pourquoi créer une intrigue secondaire de cette envergure si elle n’a aucune conséquence ? Lorsque le père apprend l’homosexualité de sa fille, l’auteur fait une promesse tacite au lecteur : il lui dit qu’il va traiter ce sujet, et qu’il va « se passer quelque chose » autour de ce thème. Sauf que ce n’est pas le cas : l’auteur ne semble pas avoir pu se résoudre à ce que l’homosexualité pose un problème à ses personnages et à son histoire. Cela peut paraître une noble attitude, sauf qu’on ne traite pas un thème sans créer un nœud et montrer comment on peut le défaire. Ce serait comme vouloir dénoncer le racisme en racontant l’histoire de deux peuples qui vivent en parfaite harmonie, sans aucune friction…
Il y a là, clairement, « évitement ».
Certaines scènes sont plus souvent esquivées que les autres.
La mort d’un proche par exemple : il n’est pas rare pour les héros de roman de perdre un être cher au cours du récit. Tu pourrais te dire que les auteurs sont des sadiques qui prennent plaisir à ces scènes, mais sache qu’en vérité, bien souvent, ils les craignent. Et pour cause : elles sont très difficiles à écrire sans tomber dans le mélodrame. La solution de facilité est alors d’esquiver, par exemple à l’aide d’une ellipse (on retrouve alors le héros plusieurs heures, jours, semaines après la terrible nouvelle). C’est l’auteur qui, pudiquement, détourne les yeux de l’individu touché par le drame… sauf que faire mourir un proche du personnage est censé avoir un intérêt, au niveau de la dramaturgie. Ne pas en montrer les conséquences directes sur le héros, c’est carrément du gâchis.
Les disputes, elles aussi, sont de superbes sujets d’évitement, ainsi que tous les dialogues à forts enjeux émotionnels. Les bonnes disputes sont montrées de l’intérieur, les mots sont dits et ils font mal. Seulement, c’est compliqué à écrire. Difficile à faire « sonner juste ». Alors, là encore, parfois l’auteur esquive : il se contente d’un résumé du genre « ils se disputèrent violemment et lui passa la nuit sur le canapé », et on passe au chapitre suivant. Or, sans entendre les arguments des uns et des autres, comment le lecteur peut-il « participer » et se faire son opinion ? En évitant la scène, l’auteur tient le lecteur à distance, ce qui ne crée rien d’autre que de la frustration.
Tous ces éléments ci-dessus ont un point commun : il s’agit de conflits.
Et… c’est bien naturel, très humain, de vouloir esquiver les conflits.
À part les conflits physiques (la plupart des auteurs ADORENT écrire des scènes d’action), les conflits sont difficiles à écrire, justement parce qu’ils contiennent une grosse charge émotionnelle ; parce que, pour bien les rédiger, il faut se mettre à la place des personnages, et que dans ces circonstances, ce n’est pas agréable. Alors, ces scènes, on a tendance soit à les esquiver complètement, soit à limiter notre investissement dedans (recours aux phrases clichés, qui ne sont rien d’autre que la matérialisation d’une distance mise entre l’auteur et sa page).
Or, ce sont les conflits qui font l’histoire. Bien entendu, là encore, je ne parle pas des bagarres : je parle des conflits de valeurs, d’opinions, de croyances, d’intérêts, de sentiments. Toutes ces choses qui nous gouvernent vraiment au quotidien, et qui nous tiennent à cœur. Une histoire sans conflits n’a aucun intérêt. S’il y a des conflits, mais que l’auteur les esquive, le livre perd beaucoup de sa force.
Concrètement ?
— dans tes récits, vérifie que tu n’esquives pas les conflits. S’il y a des tensions et du drame, assure-toi que tu les montres, et que tu ne te contentes pas de les évoquer à l’aide de jolies métaphores.
— si tu n’arrives pas à écrire ta scène de conflit, demande-toi si le problème est vraiment rédactionnel : l’auteur a vite fait d’accuser son manque de style ou de maîtrise littéraire. Or, d’expérience, la plupart des difficultés liées à un conflit viennent plutôt de personnages mal caractérisés. Donc, d’abord, vérifie les personnages en conflit : leurs objectifs, besoins, désirs sont-ils bien clairs, bien posés ? Y a-t-il bien conflit ? Sur quoi (objectif, valeur, opinion…) ? Il y a de fortes chances que remettre tout ça à plat résolve beaucoup de choses et te donne les arguments/pensées/sentiments de chacun (indispensables à l’écriture de la scène).
— enfin, il n’y a ni secret ni miracle : il faut serrer les dents et y aller. Rentrer dans le tas. Ce n’est pas toujours très agréable, c’est difficile à écrire, tu peux penser que ton texte sonne faux, mais je suis persuadé d’une chose : il vaut mieux écrire un conflit avec maladresse que de ne pas l’écrire du tout.
M’enfin, ce n’est que mon avis.
« On est obligés de faire une petite conclusion ici ? Elles sont souvent pourries.
— Ne pas le faire, ce serait de l’évitement.
— Si tu le fais, on va finir par être en conflit… »
Encore une fois, très bon article par sa façon de nous amener à nous poser les bonnes questions et à reconsidérer nos pratiques d’écriture.
Merci Stéphane, et bonne continuation dans tes projets.
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Merci ! Et c’est en effet la seule ambition de ces posts : faire réfléchir… (aussi bien vous… que moi :))
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Excellent et tellement vrai !
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Eh bien je suis bien d’accord ! Les conflits, c’est ce qui fait toute l’histoire, qui te fais choisir un camp. Comment peut-être préféré un personnage à un autre s’ils ne donnent pas chacun leur opinion ? Après, je me doute bien que ce n’est pas le but même d’un conflit, mais c’est pour cette raison que je les adore !
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Excellent article ! Merci Stéphane ! Je suis complètement d’accord avec ce que tu en dis. Tout l’intérêt d’un roman c’est les conflits, et leur résolution (ou pas). Donc les éviter en fait perdre la saveur du récit…
J’avais une scène de dispute dans mon roman que j’avais grand mal à écrire. Je l’ai laissé de côté. Et ce n’est que plus tard, comme tu le dis très bien, quand mes personnages ont eut leur caractères bien définis, que la scène a été plus facile à écrire. Je trouve aussi que ces disputes sont hyper importantes pour que chacun apporte ses arguments et que le lecteur puisse mieux comprendre les raisons des protagonistes et éventuellement s’y attacher ou au contraire, les blamer.
Super article ! Tu y as tout dit !
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