L’atmosphère était propre, dénuée de toute trace de contamination bactérienne. Elle orienta une des caméras binoculaires du plafond, observa avec intérêt l’ensemble compliqué de tuyaux, de bras articulés, de réservoirs emplis de liquides à la texture gluante, organique, qui couvrait tout l’espace disponible. Ou presque : au milieu, connectée à l’appareillage par plusieurs grappes de cathéters tendus par une intense circulation de fluides, se trouvait une énorme masse de chair rose et lisse, accrochée au plafond comme une pièce de boucherie. L’organe artificiel avait la forme d’une poire, comme une poche tendue par un poids trop important pour elle. La chose se trouvait en état de stase depuis plus d’un siècle.
Oikè lança une série d’instructions. Le système lymphatique et sanguin qui l’entourait changea la composition des liquides qu’il pompait. Juste sous la paroi charnue, des veines épaisses comme un bras se mirent à saillir, et une odeur d’ammoniac et de sang se répandit. Des poches se remplirent et se vidèrent en rythme, libérant des substances organiques, de plus en plus vite, faisant tressauter l’ensemble. Le moment de la délivrance arrivait.
Les tissus se déchirèrent, dans un bruit écœurant de viande arrachée, et des sucs transparents commencèrent à suinter jusqu’à former une flaque gluante d’ichor, souillée de traces de sang. L’objet tout entier fut pris de mouvements convulsifs, d’une intensité croissante, et, tout à coup, quelque chose à l’intérieur creva. Le monstrueux placenta se contracta une dernière fois pour relâcher son fardeau, un être qu’il avait gardé en lui pendant des années, à présent un étranger. Du sang gicla jusqu’au plafond de métal lisse. Un corps, vivant, nu, adulte, semblable à celui d’un humain de sexe féminin, glissa sur le sol.
Oikè l’observa, fascinée, luttant contre un sentiment à la lisière du mysticisme. Il ne s’agissait pas d’une femme : son code génétique était un mixte de plusieurs espèces animales de la planète des origines. Mais l’imitation, effet d’une subtile ingénierie génétique, était, de l’extérieur, parfaite — quand bien même n’aurait-elle pas résisté à une observation attentive des organes internes. Son cerveau avait été atrophié à dessein, à l’exception des fonctions reptiliennes les plus primitives. Ce n’était pas un individu autonome. Étendue par terre, couverte de morceaux de placenta et de liquides nauséabonds, tachée de sang, elle s’agitait, secouée de spasmes sans signification, puis un cri rauque indiqua que les poumons venaient de subir la morsure de l’air.
Un ergatès monté sur des pattes d’insecte entra en cliquetant dans la cabine. Il observa la chose étendue par terre, prit le temps de vérifier les proportions et les paramètres vitaux. Des aiguilles surgirent de son torse, plus rapides que l’éclair, pour effectuer de minuscules incisions, ramener des prélèvements infinitésimaux pour analyse. Lorsqu’il fut satisfait de son examen, l’ergatès s’approcha. Des appendices de préhension et des outils chirurgicaux, scalpels et fraises, firent leur apparition. Des bras articulés se saisirent sans ménagement du corps par les membres et le cou, puis l’allongèrent, s’assurant de son immobilité. L’automate enfonça alors une lame en carbone monomoléculaire dans le cuir chevelu, découpa les chairs et les os du crâne avec une facilité déconcertante. Insensible aux réactions désordonnées de la créature, il retira la boîte crânienne et commença la longue et complexe opération consistant à vider l’intérieur du crâne des tissus cérébraux préexistants.
Puis il commença à construire le support de conscience. Cela dura des heures. Pendant tout ce temps, la patiente ne cessa de pousser des gémissements étouffés, dénués de sens, sans qu’à aucun moment l’ergatès ne réagisse, occupé qu’il était à insérer dans le crâne un ensemble de cristaux de données, de processeurs et de mécanismes d’alimentation en énergie et de microréfrigération. Puis il se lança dans un patient travail de suture pour connecter la machine au système nerveux du corps. Sous le regard d’Oikè, les aiguilles et les pinces virevoltaient, comme les doigts d’un pianiste, se livraient à un travail de précision. Il s’agissait, pour le chirurgien automate, d’établir des interfaces entre chaque terminaison nerveuse et les différents appareils informatiques introduits par ses soins. La colonne vertébrale, le cerveau reptilien, les nerfs optiques, mille autres points de contact qui auraient dû croître de manière naturelle — tout cela devait assurer l’intégration de l’âme computationnelle et de la chair biologique.
Latium – Romain Lucazeau (extrait)
[Que sont les articles « Extraits » ? C’est expliqué ICI]
Ressenti personnel
Je parcourais ma bibliothèque en me demandant quels auteurs français m’avaient filé des claques ces deux dernières années quand mes yeux sont tombés sur Latium, de Romain Lucazeau. Aussitôt m’est revenue cette scène de venue au monde, une naissance à la fois violente et froide.
Pour replacer Latium dans son contexte, le roman décrit un monde futuriste dont l’être humain est absent : l’Homme a disparu depuis longtemps, laissant essentiellement derrière lui des IA immortelles mais désœuvrées.
Dès le premier paragraphe cette scène conjugue éléments organiques (bactérienne, masse de chair rose, poche) et technologiques (caméras binoculaires, appareillage, connectée). L’absence de contamination bactérienne suggère une ambiance hospitalière, mais la comparaison « comme une pièce de boucherie » nous fait plus penser à un lieu de mort qu’à un lieu de vie.
D’ailleurs, ce qui va naître dans cette scène nous fait languir dans l’inquiétude. Le texte joue sur la peur de l’inconnu en le désignant par des termes vagues (la chose, l’ensemble, l’objet). Il en rajoute avec des mots comme fardeau, étranger, monstrueux. Ce n’est qu’après ces trois paragraphes introductifs qu’intervient la délivrance, que l’on « voit » ce qui était jusqu’ici caché. L’auteur se veut enfin factuel et précis : « Un corps, vivant, nu, adulte, semblable à celui d’un humain de sexe féminin ».
Mais ce n’est pas une femme non : je te l’ai expliqué, dans Latium, l’être humain n’existe plus. Alors le texte nous le souligne, afin que nous comprenions bien que la créature qui vient de prendre vie ici ressemble à un humain mais n’en est pas un.
Aussitôt, ce paragraphe très biologique est compensé par une partie ultra-technologique. Nous assistons, avec un mélange de fascination mêlée d’horreur, à l’opération sans anesthésie à laquelle se livre l’automate. Et c’est au dernier paragraphe que nous comprenons à quoi nous venons véritablement d’assister : à la naissance d’un être hybride, au corps biologique et au cerveau technologique. Comme l’est ce passage. Voire peut-être même le roman tout entier.
« L’enfer est pavé d’adverbes »
Romain Lucazeau a-t-il lu cette célèbre citation de Stephen King ? Peut-être. Quoi qu’il en soit il sait tout ce que je t’ai expliqué sur les adverbes dans cet article focus.
Il y a à peine plus de 3% d’adverbes dans ce passage, pour 0 (zéro) adverbes en -ment. Depuis que je m’amuse à faire des stats, c’est le taux le plus bas que j’ai rencontré. Comme quoi il est tout à fait possible d’écrire des textes compliqués, avec des phrases longues et complexes, en étant précis… sans avoir recours aux adverbes.
Et toi, que t’évoque cet extrait ? Qu’as-tu à dire sur ce passage ?
Discutons-en en commentaires !
Brrr, ce passage est glaçant ! Je ne m’attendais pas du tout à tomber sur un truc pareil et j’ai été scotchée par la minutie sordide de cette opération 🤢 Après, en effet, il y a un côté fascinant. On a envie de savoir pourquoi le personnage se fatigue à bidouiller un être organique fonctionnel si c’est pour lui enlever le cerveau – d’ailleurs, comment peut-elle survivre, cette pauvre créature ?
Niveau forme la seule chose qui m’a fait tiquer est la répétition de « organique » qui revient très souvent dans les premiers paragraphes.
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« Latium » n’est pas de la SF pour enfant, c’est certain 😉
Quant à l’objectif d’Oikè, c’est un peu l’un des mystères qui sert de fil rouge au roman, puisque la créature que l’on voit naître ici sera la protagoniste principale que l’on va suivre tout le récit. Pour les intrigués, vous n’avez donc plus qu’à lire ce space opera « ovni » de plus de neuf cents pages, littéraire et philosophique, qui mime le théâtre de Corneille 😉
Oui, les stats le montrent, il y a pas mal de répétitions sur ce passage. J’étais étonné mais très intéressé par cette analyse de texte. C’est un roman qui a été salué par la critique, et qui a obtenu le grand prix de l’Imaginaire ; et en même temps, sur les différentes plateformes, il récolte de nombreux commentaires « 1 étoile » pour un style lourd et pompeux… exactement comme des auteurs très littéraires comme Damasio ou Jaworski. Je le répète, j’ai adoré ce roman, mais je ne le conseillerai pas au premier venu.
🙂
PS : ça me redonné envie de lire un peu de SF, et j’ai particulièrement envie de vous faire découvrir Catherine Dufour. Je pense que je vais relire l’un de ses romans, et on en reparlera dans un prochain article [EXTRAIT]. Question style, elle aussi m’avait filé un bon paquet de baffes… 😉
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