Comment désigner ses personnages dans son récit ?

Imaginons que notre personnage s’appelle Marc, qu’il s’agit d’un grand brun, trentenaire et motard. Est-il pertinent d’utiliser ces substantifs comme sujets de nos phrases ? À l’évidence, écrire quelque chose comme « le motard mit les gaz à fond » permet d’éviter de répéter le prénom « Marc » à tout bout de champ, mais cela pose des problèmes bien plus graves, alors qu’il existe des moyens bien plus simples de procéder. Réflexions.

Dans un article sur la distance narrative, j’avais rédigé l’extrait suivant :

Tandis qu’elle préparait son thé, Hélène chantonnait un vieil air enfantin. Elle se demanda d’où ce refrain lui venait : elle ne se souvenait pas l’avoir entendu depuis longtemps. L’institutrice supposa qu’il devait s’agir d’un vieux dessin animé, ou bien d’une publicité.
À cause de la pluie, il faisait sombre dans la cuisine, aussi décida-t-elle d’allumer le néon au-dessus de l’évier. Le tube clignota une fois puis projeta sa lumière froide et clinique sur le plan de travail. La jeune femme sourit et goûta son breuvage. Elle sentit sur sa langue la saveur du tilleul et la pointe d’acidité du citron. « Oh, quelle splendeur ! » pensa-t-elle.

Dans ce passage, il n’y a qu’un seul et unique personnage, mais en seulement quelques lignes, celui-ci est désigné de quatre façons différentes : Hélène, elle, l’institutrice, la jeune femme.

Pourquoi les auteurs agissent ainsi ?

La principale raison est la crainte de se répéter – générer des répétitions est l’une des terreurs des écrivains. Pour certains, utiliser plusieurs fois « Hélène » dans le court extrait ci-dessus semblerait « une faute » et quelque chose de fastidieux à lire. Certains auteurs se servent également des substantifs pour glisser des éléments d’exposition : dans l’exemple ci-dessus, cela permet de véhiculer à la fois la profession d’Hélène et sa jeunesse.

Quels problèmes cela pose-t-il ?

Cela pose deux problèmes majeurs. Le premier est un alourdissement de la charge mentale du lecteur, à qui l’auteur impose de collecter des pièces de puzzle et de les assembler. Dans l’extrait, désigner le personnage tout du long par son prénom serait très simple. Multiplier les substantifs, en revanche, exige du lecteur qu’il associe ces derniers à Hélène (puis qu’il s’en rappelle, car l’auteur va certainement réutiliser « institutrice » et « jeune femme » plus loin dans le texte). Cela est généralement une grande source de confusion : à la première lecture de l’extrait ci-dessus, le substantif « l’institutrice » peut laisser croire qu’il y a un autre personnage dans la pièce. À chaque fois, le lecteur doit fournir l’effort de se remémorer à quoi le substantif renvoie, et faire l’association d’idée : même s’il n’y a qu’un seul magicien dans le récit, écrire « le magicien » au lieu d’utiliser le nom Gandalf demande une gymnastique d’esprit. De plus, c’est peu naturel, car ce n’est pas comme cela que nous agissons au quotidien avec les gens : si nous les connaissons, nous les désignons par leur noms et pronoms.

Le second problème est que cela génère de la distance narrative, puisque les substantifs sont des jugements externes : Hélène ne pense certainement pas à elle-même en utilisant ces qualificatifs d’institutrice ou de jeune femme. Cela donne ainsi l’impression au lecteur que quelqu’un porte ce regard sur Hélène, ce qui provoque de la distance narrative. C’est particulièrement néfaste pour la narration si celle-ci vise l’immersion (par exemple à la 3ème personne en focalisation interne, ou dans un récit à la 1ère personne au présent). Pour rappel, voici le lien vers un article sur la distance narrative, ainsi qu’un article sur comment la réduire.

Que faire à la place ?

Il s’avère que la réponse à ce problème est extrêmement simple : la façon la plus transparente de désigner nos personnages est celle que nous utilisons pour désigner les gens dans la vraie vie, à savoir leurs noms et pronoms. Et c’est tout.

Si un personnage est seul dans la scène (comme dans l’extrait ci-dessus), mentionner le prénom une fois suffit : il est ensuite évident pour le lecteur que le pronom « elle » renvoie à Hélène, et c’est tout à fait invisible. Si deux personnages de genres différents occupent la scène, les pronoms suffisent là aussi, puisque le lecteur ne les confondra pas. Si plusieurs personnages de mêmes genres sont dans la scène, cela devient plus compliqué, mais c’est une raison supplémentaire d’utiliser les prénoms afin de ne pas perdre le lecteur.

À noter que le problème de départ est un faux problème :

  • Les noms propres ne sont pas des répétitions (même les logiciels de correction spécialisés ne les comptent pas ainsi).
  • Il existe de très nombreuses façons de varier nos phrases pour éviter la redondance de la structure « sujet – verbe – complément », et donc d’éviter de répéter sans cesse la désignation du personnage (et justement, en premier lieu, il y a le fait de chercher à limiter les verbes de pensées et de perception comme expliqué dans l’article sur comment réduire la distance narrative).

Hélène prépara son thé en chantonnant un vieil air enfantin. Elle ne se souvenait pas l’avoir entendu depuis longtemps. D’où lui venait ce refrain ? D‘un vieux dessin animé ? D’une publicité ?
À cause de la pluie, il faisait sombre dans la cuisine, aussi alluma-t-elle le néon au-dessus de l’évier. Le tube clignota une fois puis projeta sa lumière sur le plan de travail. Elle en sourit et goûta son breuvage. Oh, cette saveur de tilleul et cette pointe d’acidité du citron, quelle splendeur !

Dans cette réécriture, il n’y a que quatre désignation du personnage (au lieu de neuf dans l’original). En particulier, supprimer les verbes de pensées et perceptions permet de varier les sujets des phrases. Le fait d’avoir seulement le prénom et le pronom du personnage rend la situation limpide (au lieu des quatre qualificatifs différents utilisés dans l’original).

La seule occasion où nous utilisons des substantifs dans la réalité, c’est quand nous ne connaissons pas la personne dont on parle.

« Tu te rappelles, le grand brun, là ?
— Celui qui portait une chemise bleue ?
— Mais non, l’autre, là ! L’ami de Julien !
— Celui qui est arrivé en retard ?
— Mais non ! Rah ! Celui était assis à côté de Charlotte à table ! »

Lorsque ma femme et moi avons emménagé dans notre résidence, nous avons fait la connaissance de nombreux chats du quartier. Sans connaître leurs noms réels, nous les avons très vite baptisés de surnoms afin de pouvoir parler d’eux facilement. Il est fréquent, en tant qu’auteur, de jouer avec ce principe : si le protagoniste rencontre quelqu’un qu’il ne connaît pas et qui demeure mystérieux une partie du récit, le protagoniste peut lui donner un surnom afin de faciliter sa désignation dans le récit.

Exemple : Dans sa novella Edgedancer, Brandon Sanderson nous conte l’histoire de Lift. Depuis des années, celle-ci est régulièrement confrontée à un personnage mystérieux et sombre qui la pourchasse. Lift l’a baptisé « Darkness » et cela facilite grandement l’écriture pour Sanderson, qui n’a pas besoin de complexifier ses phrases pour nous faire comprendre de qui il parle : Lift l’appelle Darkness, donc Sanderson le désigne par le nom « Darkness ». Et pour nous lecteurs, tout est simple et limpide.

Les désignations par profession ne fonctionnent que si la profession est la fonction même du personnage et que celui-ci reste anonyme. Si le protagoniste va passer commande chez le forgeron, ce personnage secondaire peut tout à fait être désigné par « le forgeron ». Nous le faisons au quotidien : nous évoquons le médecin, notre banquier, notre coiffeur. Mais cela ne vaut justement que pour des personnages de second plan, dont nous ne sommes pas assez familiers pour utiliser le nom : quand je parle de mon médecin de famille, la plupart du temps, je ne dis pas « le médecin », j’utilise son nom.

Quelques extraits

Extrait Harry Potter à l’École des Sorciers, JK Rowling

Lors du banquet de début d’année, Harry avait senti que le professeur Rogue ne l’aimait pas beaucoup. À la fin du premier cours de potions, il se rendit compte qu’il s’était trompé : en réalité, Rogue le haïssait. […]

Rogue commença par faire l’appel. Lorsqu’il fut arrivé au nom de Harry, il marqua une pause.

— Ah oui, dit-il. Harry Potter. Notre nouvelle… célébrité.

Drago Malfoy et ses amis Crabbe et Goyle ricanèrent en se cachant derrière leurs mains. Rogue acheva de faire l’appel et releva la tête.

Rogue est appelé Rogue. Il n’est pas « l’homme au visage dur et aux cheveux noirs ». Rowling n’écrit pas non plus « Le professeur commença par faire l’appel ». Pour Harry, il est « Rogue » et le restera du début à la fin du récit.

Extrait Le Trône de fer, GRR Martin

Le sourire de son frère flocula comme du lait qui tourne.

« Tyrion, dit-il sombrement, cher Tyrion, tu me donnes parfois lieu de me demander de quel bord tu es. »

La bouche pleine de pain et de poisson, Tyrion s’offrit une lampée de brune pour bien déglutir, puis glissa à Jaime un rictus de loup.

« Voyons, Jaime, cher Jaime, dit-il, tu me blesses, là. Tu sais à quel point j’aime ma famille. »

Dans certains chapitres des romans de Martin, Tyrion est parfois désigné comme « le nain », mais il s’agit alors de chapitres où le personnage de point de vue est quelqu’un qui connaît mal Tyrion (et souvent le méprise). Dans ce cas, le qualificatif « nain » vient au personnage POV plus spontanément que son nom. Mais sinon, il est désigné par… son nom.

Extrait Le Seigneur des Anneaux, JRR Tolkien

Aragorn posa alors la main sur la tête de Merry et, la passant doucement parmi les boucles brunes, il toucha les paupières, l’appelant par son nom. Et quand la fragrance de l’athelas se répandit dans la pièce, telle la senteur des vergers et de la bruyère à la lumière du soleil plein d’abeilles, Merry se réveilla soudain et dit :

— J’ai faim. Quelle heure est-il ?

— Celle du souper est passée, dit Pippin, mais je suppose que je pourrai t’apporter quelque chose, s’ils le permettent.

— Ils le permettent bien certainement, dit Gandalf. Et toute autre chose que ce Cavalier de Rohan pourrait désirer, pourvu qu’on puisse la trouver dans Minas Tirith, où son nom est en grand honneur.

— Bon ! dit Merry. Eh bien, j’aimerais d’abord un souper et après cela une pipe.

Mais un nuage passa sur son visage.

— Non, pas de pipe. Je ne crois pas que je refumerai jamais.

— Pourquoi donc ? demanda Pippin.

— Eh bien, répondit lentement Merry. Il est mort. Cela m’a tout remis en mémoire. Il a dit qu’il regrettait de n’avoir jamais eu le loisir de parler science des herbes avec moi. C’est presque la dernière chose qu’il m’ait dite. Je ne pourrai plus jamais fumer sans penser à lui et à ce jour, Pippin, où il est venu à cheval à l’Isengard et où il fut si poli.

Dans ce très court passage, il y a 4 mentions de « Merry » et 3 de « Pippin » : les noms ne sont pas considérés comme des répétitions !

***

Il est très rare qu’un roman se serve de substantifs pour désigner des personnages dont on connait les noms : il s’agit alors de romans qui usent d’une narration externe, comme un narrateur omniscient à la 3ème personne. C’est l’un des seuls cas où cela semble naturel… ce qui ne signifie pas que ça ne génère pas de confusion ! Quelle que soit la narration, si le lecteur connait son nom, il suffit de l’utiliser puis de se servir du pronom associé. C’est comme cela que nous agissons toutes et tous dans la vraie vie : c’est plus clair et fluide pour le lecteur, et ça lui demande moins d’efforts. Et si vraiment l’enchaînement paraît répétitif à la relecture, il y a probablement un travail à faire sur la structure des phrases et la description des actions : utiliser des substantifs ne règlera rien du tout.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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(7 commentaires)

  1. Je suis entièrement d’accord, les « la jeune fille » et autres me font souvent tiquer, et surtout les « le médecin » ou tout autre nom de métier dans un contexte n’ayant rien à voir avec la profession. Je trouve ça même un peu réducteur pour les personnages de les désigner par une unique caractéristique, sauf éventuellement si ça a un intérêt dans le contexte.

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