[4 Pages pour une Narration] Les Oubliés de l’Amas, de Floriane Soulas

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Aujourd’hui, place aux quatre premières pages d’un roman de science-fiction français intitulé Les Oubliés de l’Amas, de l’autrice Floriane Soulas. L’objectif de l’exercice est le même que dans les autres articles de la rubrique : mieux comprendre les différents types de narration, mieux appréhender comment les écrire concrètement, et mieux voir ce que chaque narration implique comme résultat dans un texte. Pour se remémorer les narrations les plus communes, voir la série d’articles Choisir sa narration.

Dans ces premières pages : quelle est la narration employée (pronoms, temps des verbes, points de vue) ? Qu’est-ce que cette narration permet, dans ce chapitre, qui n’aurait pas été possible (ou plus difficilement) avec une autre narration ? Comment l’autrice compose-t-elle avec les difficultés de cette narration ?

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Narration employée

La narration utilisée ici n’est pas particulièrement atypique. En imaginaire et chez les américains, elle est même très répandue de nos jours. Néanmoins, elle est étrangement moins fréquente en France, et elle est aussi beaucoup moins bien maîtrisée, raison pour laquelle j’ai décidé de proposer cet extrait d’un roman d’une autrice française proposant une très bonne troisième personne en focalisation interne.

Que le texte soit rédigé à la troisième personne, c’est assez évident : dès la première phrase, nous avons « Kat laissa le cargo s’éloigner » et la suite nous prouve qu’il s’agit bien de la protagoniste principale de ce chapitre (elle sera la protagoniste principale du livre entier). Ce qui est plus intéressant, c’est de comprendre ce qu’est la focalisation interne, comment celle-ci est gérée concrètement à l’écriture, et ce qu’une telle narration apporte par rapport à des narrations plus distantes comme un narrateur omniscient. Pour mémoire, cette rubrique proposait déjà un extrait rédigé à la troisième personne focalisée (Fils-des-Brumes, de Brandon Sanderson).

Donc, comment savoir si nous sommes ici en focalisation interne ou en omniscient ?

  • Premièrement, nous ne lâchons pas Kat d’une semelle (magnétique). Les phrases et descriptions se concentrent sur ses actions, ses ressentis et ses pensées. Lorsque le texte évoque d’autres personnages, c’est parce que Kat les voit ou les entend dans son communicateur.
  • Deuxièmement, l’autrice respecte ici les principes de l’article Comment désigner ses personnages dans son récit ? Elle n’utilise que deux façons de désigner sa protagoniste : son prénom (Kat) et le pronom « elle ». C’est tout. Il n’y a pas de qualificatif ou de jugement externe, pas de « la jeune femme fit ceci » ou « la technicienne fit cela ». Là où la plupart des descriptions en omniscient commencent par nous décrire le physique du personnage, il n’y a rien de tel dans cet extrait : nous sommes « à l’intérieur d’elle », dans la tête de Kat, et donc nous ne voyons pas à quoi elle ressemble pour le moment.
  • Troisièmement, tous les éléments sont décrits du point de vue de Kat, c’est-à-dire d’un point de vue biaisé par son caractère et ses pensées. Les seules réflexions internes auxquelles nous avons accès sont les siennes – pour les autres personnages, nous n’avons que leurs actions et leurs paroles, que Kat interprète de façon personnelle (« Trois mois après ton intégration dans l’équipe, tu es toujours « la nouvelle », ça en dit long sur tes capacités sociales »).

Ce qui est intéressant dans cette introduction du livre, c’est la partie concernant Jupiter. Le texte parle d’éléments assez techniques, et la focalisation permet de rendre claire l’idée selon laquelle ce n’est pas de l’exposition omnisciente, mais bien des sujets que Kat connaît et maîtrise :

« Sans qu’elle s’en rende compte, elle commença à compter le temps qui espaçait les arcs lumineux. Les bourrasques magnétiques étaient faibles aujourd’hui, mais Kat savait que cela pouvait changer en une fraction de seconde, surtout avec Io dont l’orbite se rapprochait. »

Nous sommes donc bien en narration focalisée : nous sommes cantonnés à ce que fait Kat, à ce qu’elle ressent, ce qu’elle pense, ce qu’elle sait.

Présentation ou Représentation ?

Le texte nous présente un personnage de fiction, Kat. Nous (lecteurs) observons ce qui se passe depuis l’intérieur de sa tête, sans qu’elle ait conscience d’être un personnage d’une histoire. Pour elle, seul existe son univers. Le lecteur n’existe pas. Elle vit sa vie et nous en sommes les témoins « en direct-live » : personne ne nous raconte d’histoire. On ne peut pas être plus dans la Représentation qu’avec un récit à la troisième personne focalisée. C’est sa nature même.

Temps de la narration

Ce texte est un récit à la troisième personne focalisée rédigé au passé.

Comme souvent pour les extraits choisis et présentés dans cette rubrique, pas de surprise ni de recherche d’originalité de ce côté-là : le passé est le temps du récit le plus conventionnel, et donc le plus transparent pour la plupart des lecteurs. L’objectif principal de la narration focalisée étant de rendre la narration invisible, un temps de récit simple est le plus souvent le meilleur choix, et c’est donc celui que fait l’autrice dans cet ouvrage.

Qu’est-ce que cette narration permet dans ce chapitre ?

Le premier point fort de cette narration est l’invisibilité qu’elle procure au narrateur : on a l’impression qu’il n’y en a pas, car nous sommes directement dans la tête de Kat. Celle-ci n’a pas conscience de notre présence et personne ne nous « raconte » son histoire : nous vivons les événements en live depuis son esprit. Un peu comme un acteur qui se serait glissé dans un rôle, nous expérimentons ses pensées, ses sensations et ses émotions, sans filtre. Cela augmente notre immersion et notre implication, puisque cela supprime toute distance narrative.

Un autre avantage est que cette narration permet un style simple et brut, propice à véhiculer un sentiment de réel et de concret. Il y a des phrases comme « elle contracta les abdos » (notons l’usage de « abdos » au lieu de « abdominaux »), ce qui est un exemple où le texte se présente comme Kat l’aurait pensé. Il n’y a quasiment pas de métaphore alambiquée, d’exercice de style ou de phrases pompeuses… à part lors de quelques moments où Kat est fascinée par la vision de Jupiter, où le texte se fait alors un peu plus lyrique (« ogre affamé »), ce qui nous fait comprendre que pour Kat, Jupiter est « spéciale ». Mais à part cela, le texte reste concentré sur les actions et les sensations de Kat, sans esbroufe. L’autrice écrit comme pense le personnage et c’est ça qui fait que l’immersion fonctionne.

Comment l’autrice évite-t-elle les écueils ?

Il existe plusieurs difficultés inhérente à la 3ème personne en focalisation interne.

  • La première difficulté, c’est qu’écrire en focalisation interne est long. Cette narration impose en permanence une double exposition : ce qu’il se passe dans la scène + ce que le personnage en pense. De plus, comme on ne quitte jamais le personnage, résumer des événements longs ou faire passer le temps est parfois compliqué. À action égale, un chapitre en focalisé est généralement plus long qu’un chapitre en omniscient.

Et effectivement, sur cet extrait, les quatre premières pages du roman défilent alors qu’il se passe très peu de choses au niveau de l’action : de nombreuses lignes sont occupées à nous fournir les ressentis physiques ou psychologiques de Kat. On n’a rien sans rien : c’est cette façon de faire qui crée l’immersion dans le personnage. Les Oubliés de l’Amas est une histoire en un tome unique, mais un tome assez épais – un beau petit pavé. Lorsque l’autrice voudra, plus tard, faire défiler un peu de temps, elle aura recours à quelques subterfuges classiques, comme par exemple de graves blessures qui obligent le personnage à garder le lit des jours durant.

  • La deuxième difficulté de cette narration – sans doute la plus importante – c’est qu’elle est « limitée » en termes d’exposition. Elle contraint l’autrice à écrire du point de vue du personnage, et ceci dans les deux sens : le texte ne peut donner au lecteur QUE les informations que Kat connaît ; et le texte DOIT fournir au lecteur les informations (en lien avec la scène en cours) que Kat connaît.

Cela signifie que, pour nous exposer le contexte de son roman, l’autrice ne peut compter que sur Kat. Pour cela, elle a fait pour son personnage des choix judicieux : le texte nous précise que Kat est nouvelle dans l’équipe de recycleurs (trois mois) et sur l’Amas (huit mois). Avoir un personnage qui ne connaît pas bien un endroit permet de conserver du mystère et de faire découvrir au lecteur les choses de la même façon que le personnage. Néanmoins, Kat ne vient pas d’arriver hier non plus, sans quoi elle ne possèderait pas assez de connaissances pour nous exposer le décor. Ainsi, Kat vit ici depuis quelques mois, ce qui est largement assez pour nous décrire l’Amas et avoir un poste de recycleuse (cette scène d’intro en extérieur est un excellent choix pour nous faire comprendre la taille de l’Amas et sa situation face à Jupiter), mais Kat aura encore son trou à faire et des choses à découvrir.

C’est ainsi que fonctionne l’exposition de cette scène, ici : l’autrice nous fournit les éléments de contexte au fur et à mesure que Kat réalise certaines actions ou qu’on lui parle. Nous avons la description de Jupiter au moment où, se tournant, elle a la planète qui remplit son champ de vision. Elle se force à s’en détourner, nous laissant comprendre qu’elle pourrait très bien rester là à l’observer des heures. Puis elle observe l’Amas, et nous avons accès à son point de vue très personnel et biaisé sur les lieux (comparaison à une antichambre des enfers). Mais ses tâches la ramènent au présent, et nous (lecteurs) suivons naturellement le cours de ses pensées et de ses actions, et l’immersion perdure ainsi.

Le texte fournit un grand nombre d’informations au lecteur sur ces quatre pages, en suivant seulement les actions et pensées de Kat sur cette introduction. En quatre pages, nous avons :

  • un cadre général (une sorte de décharge spatiale géante en orbite de Jupiter),
  • un contexte resserré (le personnage fait partie d’une bande de ferrailleurs de l’espace, actuellement en train de récupérer une grosse épave),
  • des bases relationnelles (Kat est nouvelle dans l’équipe et a apparemment du mal à créer des liens avec les autres),
  • une thématique (c’est encore subtil, mais on constate déjà la fascination de Kat pour Jupiter, et on pressent l’importance de la planète dans l’histoire – ce que la suite de ce chapitre confirme. On voit que Kat « s’y connaît », et comme Jupiter est nommée « la grande invaincue », cela pose déjà des fondations pour plus tard).

En conclusion, pour qui a envie de lire un roman qui maîtrise bien la narration focalisée, Les Oubliés de l’Amas de Floriane Soulas est un bon conseil. Cette fameuse focalisation est un outil qui impose quelques contraintes puisqu’elle limite l’écriture au personnage de point de vue, et que cela donne souvent des textes longs et intenses. Mais la récompense en vaut la chandelle, car cela permet à Floriane Soulas d’offrir à ces lecteurs ce que bon nombre d’auteurs échouent à créer : une profonde et durable immersion.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


Et à vous, qu’évoque cet extrait ? Que penser de cette narration ? Que peut-on dire d’autre de ce passage ? Avez-vous des questions ? Discutons-en en commentaires !

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(12 commentaires)

    1. Oh, merci *beaucoup* de ce commentaire ! Ce type d’article prend un peu plus de temps que les autres à rédiger, et leur côté un poil technique attire moins de lecteurs : j’ai failli les arrêter. Mais en fait, j’aime beaucoup les faire, et ton commentaire montre que ça intéresse au moins quelques personnes, alors il y en aura d’autres (en fonction de mes lectures et de ce que je trouve à dire sur les quatre premières pages 🙂). À bientôt !

      J’aime

      1. Avec plaisir 🙂 Même sans me considérer comme écrivain j’aime bien essayer de voir un peu ce qu’il y a derrière les livres que je lis, et ton site m’aide bien pour ça. Bravo pour ce travail !

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  1. Intéressant, j’avais hâte d’arriver à la partie analyse, parce que la lecture de l’extrait me donne l’impression de cocher « techniquement » toutes les cases du point de vue interne, alors que le style me fait l’effet d’être très distant du personnage, et donc de rater complètement sa cible pour un PDV interne. Et je n’arrive pas à comprendre si c’est dû à l’utilisation d’une technique particulière ou à une sensibilité toute personnelle : je n’ai pas lu ce roman-ci, mais j’en avais lu un autre de Floriane Soulas (Les noces de la renarde) et je n’avais pas vraiment accroché.

    Aimé par 1 personne

    1. Ah, mais c’est une remarque SUPER intéressante et pertinente, merci beaucoup !
      🙂
      J’ai choisi cet extrait parce que je trouve peu de romans français à la 3ème personne en focalisation interne, et que celui-ci cochait bien les cases.

      NÉANMOINS

      La focalisation n’est pas quelque chose de binaire, 1 ou 0, « focalisé » ou « distant » : c’est un spectre, et un texte peut être plus ou moins focalisé. Cela se joue sur des détails.

      Et oui, effectivement, ce livre-ci « coche les cases » mais pourrait être plus ou mieux focalisé. À quoi cela tient ? Ici, je crois, essentiellement aux sujets des phrases, qui sont souvent des choses inanimées. En les rendant sujets des phrases, ces « choses » semblent agir sur le personnage plutôt que l’inverse, et cela donne un côté distant au passage.
      « L’ébranlement de la carcasse métallique l’absorbait »
      « Ses bras la firent grimacer »
      « Ses bottes rendaient ses mouvements maladroits »
      « Ses cuisses la brûlaient »
      « Une nouvelle secousse manqua la jeter à plat ventre »

      Ce n’est pas grand chose, car effectivement sur le papier ça respecte la focalisation, mais on a une impression « d’éléments extérieurs qui agissent sur le personnage » plutôt que de ressentir les choses depuis la tête de Kat. Si j’ai mal aux bras, je ne pense pas que « mes bras me font grimacer », par exemple. On pourrait estimer qu’on gagnerait un cran de focalisation en recentrant les phrases sur le ressenti de Kat. Par exemples :

      « Elle s’absorbait complètement dans l’ébranlement de la carcasse métallique »
      « Elle grimaça à la tension dans ses bras »
      « Elle se jugeait maladroite dans ses bottes trop lourdes »
      « Une nouvelle secousse ébranla l’épave, et Kat se retint de justesse de tomber à plat ventre »

      Et encore ! « Elle se jugeait maladroite dans ses bottes trop lourdes » serait encore un peu distant, car ça utilise un verbe de pensée/sensation. On pourrait être *encore plus* dans le « montré », soit en rédigeant une phrase qui montre la maladresse (ex : »elle cogna sa botte trop lourde trois fois sur une marche avant de parvenir à la franchir »), soit en rédigeant une phrase qui montre sa pensée en direct (« Comment se déplacer avec aisance avec des bottes pesant chacune cinq kilos ? »)

      Mais plus ça va, plus mes exemples sont longs par rapport à la phrase originale, n’est-ce pas ? C’est aussi le revers de la médaille.

      Pour les autrices et auteurs qui lisent cet article (et ce commentaire), je dirais qu’améliorer votre focalisation peut passer 1) par remettre autant que possible votre personnage au centre de vos phrases, et/ou 2) par entamer vos phrases par la perception du personnage, en laissant une éventuelle explication pour la seconde partie de la phrase.

      Exemples :
      « Les grains de poussière pénétrèrent ses filtres et craquèrent sous ses dents. »
      > « Les grains de poussière craquèrent sous ses dents ; il y en avait toujours pour réussir à franchir ses filtres. »

      « Son rythme cardiaque dépassa les cent battements par minute et un voyant rouge s’alluma sur sa visière connectée. »
      > « Un voyant rouge s’alluma sur sa visière connectée : son rythme cardiaque venait de dépasser les cent battements par minute. »

      Dans ces exemples, un peu de distance se glisse dans le texte parce que le ressenti du personnage n’arrive qu’en deuxième dans la description. Le remettre en premier redonne l’illusion qu’il y a d’abord ressenti du personnage PUIS réflexion/explication associée.

      C’est ce qui est fascinant avec l’écriture, il existe une infinité de façons d’écrire la même chose ! Il n’y a rien de « juste » ou « faux », juste des mini-détails qui peuvent influencer la perception du lecteur. C’est passionnant, n’est-ce pas ?

      M’enfin, ce n’est que mon avis…
      🙂

      Aimé par 1 personne

      1. Merci pour cette réponse très détaillée, j’aime aussi me casser la tête sur des détails de focalisation et ce blog est une vraie mine d’or pour ça 🙂

        En effet, plus la focalisation est proche du personnage et plus le texte se rallonge, cela explique peut-être pourquoi ce type de narration est plus rare en français qu’en anglais (le français ayant tendance à être par nature plus bavard…)

        Aimé par 1 personne

        1. Oui, tout à fait. Je lis beaucoup de narrations focalisées en anglais, en imaginaire, mais ce sont aussi souvent de véritables sagas en plusieurs tomes (façon Brandon Sanderson). Hélas, le marché français étant plus restreint, il n’est pas possible (économiquement) de faire vivre des séries à rallonge. Cela n’empêche pas du tout d’utiliser la focalisation interne, même sur un tome unique, mais c’est un élément de narration à prendre en compte quand on prépare un nouveau projet.

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