J’ai réalisé récemment que, même si je parle régulièrement de « distance narrative » dans mes articles, je n’y ai pas consacré de post à part entière, et n’ai donc pas encore clairement expliqué ce que c’est, à quoi elle est due exactement, et quels sont ses impacts sur l’expérience de lecture d’un texte de fiction. Donc, aujourd’hui, on parle de distance narrative ! Et, comme par hasard (non), c’est un sujet intimement lié… au choix de la narration.
Quand nous lisons un texte de fiction, la distance narrative est la sensation que nous éprouvons d’être plus ou moins proches des événements relatés. Plusieurs facteurs participent au fait de se sentir au cœur de l’action (immersion) ou au contraire de s’en sentir éloigné (distance narrative)… mais, pour parler un peu grossièrement pour un blog d’écriture, disons que c’est notre façon à nous, auteurs, de choisir nos angles de caméras pour « filmer de loin » ou procéder à un « zoom ».
On considère le plus souvent que l’immersion (= l’absence de distance narrative) est un élément positif d’un récit, tandis que la distance narrative elle-même est un élément négatif. C’est globalement exact, mais dans certains cas de figure, la distance narrative est un prix à payer pour obtenir d’autres avantages et permettre d’autres effets : comme d’habitude, tout est question de choix de l’auteur afin d’obtenir le résultat qu’il recherche. Plusieurs choses concourent à faire sentir au lecteur qu’il se sent loin ou proche de l’action… et la plupart sont liées au choix de la narration.
Pronoms
« Je sortis acheter du pain » ou « Muriel sortit acheter du pain » ne nous procure pas la même sensation de proximité : rien que ce premier choix a un impact sur la distance narrative ressentie par le lecteur. Un texte rédigé à la première personne nous semble généralement plus « proche » qu’un texte rédigé à la troisième personne. Dans notre tête, « je = ici », et « il/elle = là-bas ».
Focalisation
Si un texte de fiction est rédigé avec un point de vue omniscient, extérieur aux personnages, nous avons l’impression (nous, lecteurs) de flotter au-dessus de l’action. Cela nous permet d’avoir une vue d’ensemble des événements, d’entrer dans la tête de plusieurs personnages différents, de franchir rapidement de longues distances, etc. Mais cela nous tire forcément en arrière, nous place métaphoriquement « plus loin » de la scène, comme si nous étions sur les gradins du haut au théâtre. À l’inverse, si le texte est rédigé en focalisation interne, on réduit (voire annule) la distance narrative : comment être plus proche d’un personnage qu’en étant littéralement dans sa tête ? C’est comme si nous étions sur scène dudit théâtre, en costume, en train de jouer la pièce nous-mêmes.
À l’aide de la focalisation, on peut obtenir des différences de distance narrative avec un même pronom. Dans certains récits à la première personne (en particulier quand ils sont rédigés au présent), on a l’impression « d’être » le personnage (sur la scène, en costume). Dans d’autres (en particulier quand ils sont rédigés au passé), nous avons clairement l’impression que le personnage n’est pas « nous », mais quelqu’un de distinct qui nous parle. C’est lui qui agit, c’est son histoire. Cela crée une impression d’intimité et de complicité parce qu’il s’adresse à nous en direct (distance narrative faible) – c’est comme si nous étions au premier rang du théâtre avec un personnage qui nous parle en brisant le quatrième mur – mais nous ne sommes pas nous-mêmes sur scène.
Il en va de même à la troisième personne : en focalisation interne, le personnage a beau être mentionné par un pronom il ou elle, nous avons l’impression d’être dans sa tête, et si le texte réussit à maintenir cette illusion, la distance narrative est nulle ou presque… alors qu’un point de vue externe et omniscient nous tire en arrière.
Temps
Le temps de conjugaison des verbes a aussi son importance : de façon générale, un texte au présent nous semblera plus immédiat (= ici et maintenant) qu’un texte au passé. L’emploi du présent ou du passé change aussi la perception que nous pouvons avoir de l’usage d’un certain pronom ou d’une certaine focalisation (voir ci-dessus sur la narration à la première personne).
Mais ce n’est pas tout. Imaginons qu’un personnage nous raconte son histoire à la première personne au passé. S’il nous raconte des événements récents, il y aura moins de distance narrative que s’il nous raconte sa lointaine jeunesse. Pour s’en convaincre, imagine que tu racontes à un ami que tu as perdu un proche hier : il y aura forcément plus d’émotion et d’implication (de ta part à toi et de la part de ton ami qui t’écoute) que si tu racontais comment tu as perdu un proche il y a vingt ans. C’est normal : c’est la distance narrative.
Cadre narratif
Nous avons parlé de pronoms, de focalisation et de temps de narration, mais le cadre narratif dans lequel tous ces éléments sont utilisés change aussi la donne :
- Certains récits partent du principe que les événements se déroulent au fur et à mesure du récit, en suivant un ordre chronologique immuable. Dans ce cadre, même un récit rédigé au passé nous donne l’impression de se dérouler « en direct », avec moins de distance narrative.
- Certains récits partent du principe que quelqu’un nous raconte des événements passés, qui sont aujourd’hui terminés. Dans ce cadre, même un récit au présent (il s’agit alors de présent de narration, dit « présent historique ») nous donne l’impression de se dérouler dans le passé, avec plus de distance narrative.
Et ainsi, dans certains cas, un texte au passé peut nous sembler plus « proche » qu’un récit au présent (avec moins de distance narrative, donc). Un autre exemple de ce type peut être l’emploi d’un récit épistolaire, qui donne l’illusion au lecteur qu’il lit la correspondance entre différents personnages : ces lettres peuvent écrites au présent, mais le cadre narratif nous laisse entendre que ces événements sont terminés (et plus ou moins lointains dans le temps, selon les cas), et la distance narrative est ainsi plus importante.
Montrer vs raconter
Le fameux adage « show, don’t tell » est justement un conseil qui vise à réduire la distance narrative. C’est une façon de créer une sorte de zoom narratif, ou au contraire de dézoomer d’une scène pour embrasser un plus large spectre.
- « Montrer » se concentre sur des éléments sensoriels, expose des pensées en direct, et provoque ainsi une prose plus immersive avec peu ou pas de distance narrative.
- « Raconter » permet d’expliquer, de réfléchir, de mettre le temps sur « pause » ou bien de résumer une longue période peu intéressante en un court paragraphe. Ce sont des procédés utiles, mais qui nous éloignent forcément de l’action et créent de la distance narrative.

Guide généraliste
Plusieurs éléments jouent donc sur la distance narrative, mais la plupart sont des éléments de narration, et il est donc possible d’en tirer quelques généralités. Parmi les narrations les plus courantes lesquelles génèrent le moins de distance narrative ? Quelles sont celles avec le plus de distance narrative ?
- Au plus loin de l’action, on trouve la narration à la troisième personne omnisciente : les pronoms sont « il/elle », la focalisation est extérieure aux personnages, c’est une narration presque toujours rédigée au passé, et le ton de conteur du narrateur glisse plus souvent vers le « raconté » que vers le « montré ».
- Plus proche, mais avec une certaine distance tout de même, on trouve la narration à la première personne au passé, quand un personnage du récit nous raconte son histoire. D’un côté, il y a une complicité et une proximité qui se crée avec le personnage. De l’autre, nous ne sommes pas non plus dans sa tête, et le récit appartient au passé. Il nous « raconte » souvent plus qu’il ne « montre ».
- Les narrations avec le moins de distance narrative sont la narration à la troisième personne en focalisation interne et la narration à la première personne au présent – cela semble peu intuitif de les mettre sur un pied d’égalité, et pourtant ces narrations si différentes sur le papier ont des avantages et inconvénients similaires. Dans les deux cas, ce qui joue le plus dans l’absence de distance est la focalisation interne, un cadre narratif qui donne l’impression d’un déroulement chronologique en direct, et un usage quasi permanent du « montré ». Il y a encore un tout petit peu plus d’immersion à la première personne au présent, avec justement l’emploi du « je » et du présent.
L’immersion n’est pas le saint Graal
L’absence de distance narrative est souvent considérée, à raison, comme un point positif. L’immersion est quelque chose qui fonctionne très bien en fiction, dont les lecteurs sont friands, et qui est la source de la réussite de nombreux ouvrages. Néanmoins, cela ne signifie pas que c’est la panacée et l’unique objectif qu’un auteur devrait viser : il y a tout simplement des types d’histoires qu’on ne peut pas raconter avec des narrations ultra-immersives, et des effets très intéressants qu’on peut obtenir en acceptant de payer avec cette étrange monnaie qu’est la distance narrative.
Le Seigneur des Anneaux est rédigé avec une narration omnisciente qui contient énormément de distance narrative… mais cette distance permet de raconter cette histoire contenant un grand nombre de personnages et de lieux, de nous dévoiler un univers complexe et fourmillant d’une chronologie incroyable, etc. L’Assassin royal est rédigé avec une narration à la première personne au passé, et le vieil homme qui nous parle commence à raconter sa vie quand il avait… six ans. En dépit de la complicité de la narration, il y a donc là aussi pas mal de distance narrative, mais elle permet d’apprécier le recul du personnage sur lui-même, son évolution et sa complexité – quelque chose de bien plus difficile à réussir en racontant toujours tout « en direct et de près ». Faire de l’humour à la Terry Pratchett est aussi quelque chose qui nécessite de la distance narrative. Mais… toute cette histoire de distance narrative explique aussi pourquoi les thrillers ne sont généralement pas rédigés en omniscient, ni même à la première personne au passé. Question d’effet de rendu.
Il est donc important de comprendre que la distance narrative est un choix d’auteur, de la même façon qu’un réalisateur qui choisit judicieusement son placement de caméra pour sa scène. Selon ce que tu veux faire, tu vas vouloir plus ou moins de distance narrative dans ton texte ; et selon que tu en souhaites plus ou moins (ou pas du tout) cela va t’orienter vers tes choix de pronoms, de focalisation, de temps, de cadres narratifs et dans ta façon d’écrire en montrant ou en racontant.
Si tu écris un roman à la troisième personne en focalisation interne, réduire au maximum la distance narrative est capital pour réussir l’immersion que cette narration recherche : j’ai rédigé un long article pour t’aider à la chasser de ton texte.
***
Cela ressemble à un lieu commun, mais beaucoup de novices ne le réalisent pas bien au départ : à intrigue identique, il existe de très nombreuses façons différentes de narrer une histoire. Le moindre des choix dont parle cet article va changer – un peu ou beaucoup – la réception du récit par le lecteur. Différentes causes mènent à des conséquences différentes, à des effets différents. La distance narrative est l’un de ces effets, de ces « ressentis » difficiles à expliquer, mais réels pourtant. Savoir jouer avec est utile.
M’enfin, ce n’est que mon avis…

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Je vous remercie pour cet article, et, plus globalement, pour tous vos articles sur les points de vue qui m’ont fait énormément progresser.
Pour ma part, j’ai mis longtemps à dissocier l’omniscient de la troisième personne focale car les deux peuvent fournir quasiment la même proximité narrative. Des fois, la différence ce fait sur le saut de focale dans une même phrase ou la personnalité du narrateur qui donne du style à la narration, flagrant dans les résumés narratifs.
Cet article est d’autant plus important qu’il me semble que, d’après ce que j’ai pu observer, les erreurs de points de vue omniscient et troisième personne focale sont souvent liées à des erreurs de distance narrative. Des zooms et dézooms trop violents dû à la non maitrise de ces quelques points. Des alternances de passages focales et objectifs, par exemple.
Bonne journée !
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Merci pour ce commentaire !
Et oui : c’est exactement ça.
C’est un problème très récurrent car beaucoup d’auteurs peinent à distinguer les deux. Or, si effectivement l’omniscient peut faire un peu ce qu’il veut (zoomer, dézoomer, entrer dans la tête de n’importe qui), la focalisation interne ne le peut pas, ou très peu. Ce sont deux narrations qui visent des effets quasiment opposés :
– l’omniscient embrasse sa distance narrative pour bénéficier d’autres effets (ironie dramatique, vision globale des faits, etc.)
– la focalisation interne tente de supprimer complètement toute distance narrative pour créer une profonde immersion.
C’est ainsi qu’avec un même pronom (troisième personne) et un même temps de narration (par exemple passé), on obtient deux rendus complètement différents.
🙂
(Mais si hélas on mélange tout sans comprendre ce qu’on fait, on n’obtient aucun des avantages et on ne fait que cumuler les défauts des deux narrations)
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