« Alors raconte, il est comment ton nouvel appartement ?
— Passe donc, je te montrerai ! »
[Cet article est une réécriture d’un post publié sur ce blog en 2017, complété et agrémenté de liens vers d’autres articles complémentaires sur le montrer/raconter publiés depuis.]
« Show, don’t tell » : si tu es écrivain, tu as sans doute déjà entendu ce conseil. « Cesse de raconter les choses, montre-les ! ». Il s’agit d’un mantra récurrent en écriture. Néanmoins, il existe bien peu d’articles sur ces notions de montrer et de raconter en français, et les rares contiennent peu d’exemples concrets. Faisons le point.
Introduction : montrer et raconter, à quoi ça sert ?
Lorsqu’on parle de « show » et de « tell » (montrer et raconter, en français), on parle de gestion de narration et de deux façons différentes d’écrire. Écrire en racontant donne un certain effet, et écrire en montrant en donne un autre. Pour faire simple :
- Raconter est plus simple, moins gourmand en mots, et permet de donner beaucoup d’informations en peu de temps. Mais cela donne l’impression d’observer les choses de loin et rend donc une impression moins immersive.
- Montrer augmente l’intensité de ce qui est raconté et donc l’immersion du lecteur, mais c’est généralement plus long.
D’une façon générale, le célèbre adage « show don’t tell » conseille aux auteurs de montrer au lieu de raconter, tout simplement parce que les auteurs ont tendance à beaucoup raconter et très peu montrer. Or, montrer est généralement ce qui donne de la force et du réel à un texte. Hélas, ce conseil a été tant condensé et tant répété hors de tout contexte que la plupart des auteurs sont un peu perdus sur ce que ça signifie, quand ce conseil s’applique et comment tout cela fonctionne.
La différence : qu’est-ce que montrer ou raconter ?
Raconter consiste à exposer une idée, à nommer un sentiment, à exposer un concept. On utilise pour cela des qualificatifs et des adjectifs. Ce sont généralement des éléments abstraits.
Exemples : « C’était une vieille maison sinistre » ; « Le champs de bataille était horrible » ; « Lydia avait très froid ».
« C’était une vieille maison sinistre » n’est pas une image, c’est une idée. Les idées n’ont aucun degré émotionnel, elles sont neutres. Un lecteur n’a pas besoin de lire qu’une maison est sinistre, il doit pouvoir s’en rendre compte en lisant la description de cette maison. (1)
Stephen King
Montrer consiste à utiliser un ou plusieurs détails concrets pour peindre une image. Le plus souvent, montrer se fait en cumulant plusieurs de ces détails afin de brosser un tableau.
Exemples : « La haute porte en ogive s’encadrait dans une arche de pierre noire. La serrure et les gonds rouillaient, et de petites araignées blanches tissaient de fins cocons duveteux dans les craquelures du bois usé. »
Pour faire simple (nous verrons plus loin que c’est un peu plus complexe que cela), le « raconté » est une succession d’idées impossibles à mettre en images, quand le « montré » est une succession d’éléments concrets que l’on pourrait dessiner ou montrer à l’écran.
Exemple de description racontée : « Un froid malsain envahit le corps de Lydia. Elle eut la sensation d’être poignardée à coups de pics à glace, s’imagina des cristaux de givre se former dans ses veines et épaissir son sang. Elle n’avait jamais eu aussi froid de sa vie, et la souffrance se fit intense. Bientôt son cœur ne serait plus qu’un bloc, figé et dur, et plus rien ne pourrait jamais la réchauffer. »
Dans cet extrait, l’auteur use de métaphores et d’un lexique ciblé (froid, glace, cristaux, givre)… mais il ne fait qu’exposer des idées. Il raconte que Lydia a très froid. Si vous demandez à un réalisateur de tourner une scène d’un film avec ça, il sera bien embêté.
Exemple de description montrée : « Ses mains tremblaient. Elle ausculta ses doigts : aux extrémités, l’épiderme bleuissait déjà. Elle ferma les poings mais les vibrations se répandirent le long de ses bras et ses dents s’entrechoquèrent sans qu’elle parvienne à les arrêter. »
Dans cet extrait, via une série de détails visuels et sensoriels, l’auteur montre que Lydia a très froid : pas une seule fois il n’a besoin de le dire ni d’utiliser le mot « froid ». En nous exposant les divers symptômes, il nous fait visualiser ce qui arrive et nous suggère la conclusion évidente que Lydia est frigorifiée. Cette scène pourrait être mise en image (filmée, dessinée), alors que l’exemple précédent ne le pourrait pas.
Vous devez permettre au lecteur de faire de votre esquisse un portrait. […] Conservez les détails qui vous impressionnent le plus, ceux qui vous paraissent les plus clairs. Laissez de côté tout le reste. (1)
Stephen King
Une description « montrée » n’a pas besoin d’être très longue (cet article fournit quelques exemples-extraits plus bas) : il suffit souvent de deux ou trois détails visuels bien choisis pour suggérer le reste au lecteur. Une avalanche d’informations peut même finir par nuire au texte, car le lecteur n’a pas la capacité de mémoriser et se représenter un tableau aux milles détails. Mais si les éléments « montrés » sont efficaces et que l’on donne la description à plusieurs illustrateurs, on devrait obtenir des résultats qui se ressemblent.
Attention : bien que j’utilise le terme « visuel », il est possible en écriture de « montrer » n’importe quoi. Premièrement, la magie de l’écrit permet de « montrer » des éléments liés aux cinq sens (des sons, des odeurs, du toucher, des saveurs). Secondement, il est aussi possible de « montrer » des choses abstraites comme les émotions et les sentiments (ou plus généralement les pensées d’un personnage). Mais cela mérite un article à part entière et tu peux le lire ici : montrer les émotions et les sentiments.
Exemples :
- « Thomas était triste » est une phrase racontée, un concept.
- « Comment Sarah avait-elle pu le quitter ainsi, après six années ? » est une pensée montrée en direct.
Une affaire de choix de narration
Le plus dérangeant dans le fameux adage « show don’t tell », c’est qu’à force d’être condensé et répété partout, il en a perdu son contexte. Les auteurs ne savent plus quand il est censé s’appliquer. Or, puisqu’il s’agit d’un sujet en lien avec la narration d’un texte, il est important de se replacer de ce point de vue du choix de la narration d’une histoire, car montrer ou raconter n’a pas le même impact ni la même importance selon la narration que tu utilises.
Montrer plutôt que raconter est un conseil absolument CAPITAL à comprendre et maîtriser si tu écris un texte avec une narration à la 3ème personne focalisée, parce que le point fort de cette narration est justement de pouvoir nous immerger dans un personnage en nous montrant ce qui lui arrive en direct. « Montrer » est responsable de l’immersion ressentie par le lecteur, et cette immersion est le point fort de cette narration. Dès que tu vas cesser de montrer pour raconter, cela va créer une distance narrative qui va nuire au texte. Avec cette narration, un auteur « montre » presque tout le temps, et ne « raconte » que lors de courts passages de transition.
En revanche, il est beaucoup moins grave de raconter au lieu de montrer lorsque tu écris à la première personne ou avec un narrateur omniscient, et ce pour une raison simple : ce sont des narrations où le lecteur a conscience qu’un narrateur lui raconte une histoire. C’est la nature même de ces narrations. Donc, même si montrer est utile à des instants clefs pour renforcer l’intensité d’une description ou d’une scène (un peu comme on utiliserait un zoom ou un ralentit), l’auteur passe plus de temps à raconter qu’à montrer, et ce n’est pas si dramatique (du moment que l’auteur sait utiliser les autres avantages de ces narrations, évidemment).
L’important est de comprendre la différence qui existe entre montrer et raconter, et de l’effet que cela apporte. J’ai rédigé de nombreux articles en lien avec le montrer et le raconter, et chacun d’eux comporte des exemples et explications qui t’aideront à mieux cerner ces notions :
- [CAS PRATIQUE] Les pièges du montrer/raconter : cet article illustre de nombreux exemples concrets de montrer/raconter.
- Narration à la 3ème personne focalisée : éviter la distance narrative : cet article aide à augmenter l’immersion à la 3ème personne focalisée (« montrer » y est pour beaucoup), là encore sur la base d’exemples concrets.
- Montrer les émotions et les sentiments : cet article détaille comment le format écrit permet de « montrer » des choses abstraites comme les émotions.
Cohérence entre ce qu’on raconte et ce qu’on montre
Généralement, raconter est plus facile que montrer : on donne des impressions, des sensations, on use de métaphores. Hélas, tu peux en rajouter autant que tu veux dans les superlatifs, décrire l’horreur d’un champ de bataille en utilisant des termes aussi abstraits que « boucherie sanglante », « carnage absolu » ou « atrocité sans nom » : ça ne montre rien et le lecteur n’a qu’une impression floue en tête, pas une image précise.
— si tu ne montres pas les choses, le lecteur peine à s’immerger dans l’histoire ;
— si ce que tu montres n’équivaut pas à ce que tu racontes, tu te retrouves avec un problème de décalage.
Exemple : Dans la série de fantasy The Riyria Revelations (Michael J. Sullivan), l’un des héros est Royce, présenté comme un assassin sans pitié. L’auteur et les autres personnages parlent sans arrêt de Royce comme d’un monstre sans cœur ni émotion, terriblement égoïste, un tueur insensible capable des pires atrocités. Problème : on nous le dit cent fois, mais on ne nous le montre jamais. À chaque fois qu’une occasion de tuer se présente dans le récit, Royce se montre magnanime (il épargne le bandit, accepte d’aider la jeune fille en détresse, etc.). Ce que l’on voit, nous, en tant que lecteur, est l’inverse de ce qui nous est raconté. Pour nous, Royce est un brave type : un justicier certes un peu taciturne, mais loin de la machine à tuer démoniaque qu’on essaie de nous vendre. Comme cela a une importance cruciale au climax de l’histoire, ça gâche beaucoup la fin du livre.
Souvent, il s’agit d’évitement de la part de l’auteur : dans un livre que je suis en train de lire, l’auteur nous raconte que son personnage a vécu les pires sévices en prison, sans qu’il nous montre lesquels. Lui-même préfère sans doute ne pas y penser. Il peut s’agir aussi de flemme, ou d’un manque de confiance : dire qu’un monstre est horrible, c’est facile ; décrire une créature qui glacera effectivement l’échine du lecteur, beaucoup moins.
Ton personnage est censé être égoïste ? Ce ne sera qu’une information comme une autre qui ne marquera pas le lecteur si tu ne fais que le dire, mais ça pourrait bien le choquer si tu montres une scène où cet égoïsme se révèle concrètement. Tu veux donner l’impression que la maison est inquiétante et sinistre ? Réfléchis, visualise : quels sont les détails de cette maison qui donneront ces sensations au lecteur ?
Quelques extraits
« Naguère pimpantes, les masures n’étaient plus que des caveaux. Dans l’ombre, on devinait des fantômes horribles : le cul souillé d’une morte ; le rictus d’un vieux abandonné les pieds dans l’âtre ; le mutisme compissé d’un bambin dans un recoin. »
Jean-Philippe Jaworski (« L’elfe et les égorgeurs »)
S’il y a bien une chose marquante chez Jaworski, c’est bien sa puissance d’évocation : en seulement trois détails bien choisis, il nous peint un tableau saisissant. Le peu qu’il nous dit nous laisse imaginer les sévices de chaque victime. C’est tout ce qu’il ne dit pas (tout ce qui est sous-entendu quant aux actes subis par la femme, le vieil homme ou le bambin) qui nous glace d’horreur.
« Il y avait beaucoup moins de casiers à manuscrits que dans mes souvenirs, et ceux qui restaient étaient bien rangés ; dans l’un d’eux se trouvaient les instruments de mon ancien métier : de petits poignards à lame cannelée, certains au fourreau, d’autres nus, reposaient à côté de poudres et de granules soporifiques ou toxiques empaquetés et étiquetés avec soin. Des aiguilles étincelantes en argent et en cuivre étaient piquées dans des bandes de tissu afin d’éviter tout risque de piqûre ; des garrots enroulés sommeillaient comme de petits serpents mortels. »
Robin Hobb (extrait, Le fou et l’assassin)
Robin Hobb utilise ici un vocabulaire précis, et n’a pas besoin de rappeler à quoi servent ces objets : à chaque mention d’un outil, son usage frappe notre imagination. La description suggère, sans le dire, que les armes sont propres et méthodiquement entretenues, prêtes à un emploi immédiat.
« Ceux qui vous disent “pendant la vague, j’ai pensé à ceci et à cela” mentent. Quand elle passe, tu ne penses plus. Tu oublies ce que tu voulais faire, rêvais d’être, croyais pouvoir. Le corps seul répond. Et il répond ce qu’il peut. Il défèque, il se pisse dessus. Il se mange la bouche avec les dents, comme une viande. Il brûle ses tendons à crisper la sangle devant. Il bave. »
Alain Damasio (extrait, La horde du Contrevent)
Dans ce passage, le personnage ne nous raconte pas à quel point la tempête est puissante, terrifiante ou impressionnante. Il nous montre – brut de décoffrage – les effets de la vague sur l’esprit et le corps.
« Une bonne histoire naît d’un conflit d’atmosphère. Imaginez un Jardin, avec des Tilleuls et des fontaines, au fond duquel passe une femme désuète, de ce genre qui porte un chignon lisse piqué d’une épingle d’argent et ne fait jamais rien d’autre que de marcher à petits pas et repeindre ses sourcils d’un air sérieux. Considérez ensuite n’importe quel port rongé par le sel et le vent, résonnant de cris, du bruit des machines et du roulement de mille plantes de pieds courant à l’ombre des grands navires après un travail, un bordel, une bagarre ou une friture d’Algues. Vous pouvez ajouter une odeur de Jasmin au premier décor et une odeur d’iode à l’autre, vous mourrez d’ennui dans les deux. La femme se promène, se farde et bâille, les marins jouent, boivent et crachent. »
Catherine Dufour (extrait, Le goût de l’immortalité)
Vouloir montrer pourrait laisser croire qu’on n’utilise que le sens de la vue. Évidemment il n’en est rien, et ici nous voyons exploités d’autres sens pour brosser une image vivante : la vue, évidemment, avec des détails précis… mais aussi l’ouïe, l’odorat, le goût.
Une question de longueurs
Montrer consume beaucoup de temps et consomme beaucoup de lignes, mais augmente l’intensité de la scène. Cela signifie que si tu ne fais que montrer tout le temps sans jamais raconter, ton récit sera très long, et ton lecteur vite épuisé (c’est pour cela que les romans en 3ème personne focalisée sont souvent épais, ou bien forment des sagas en plusieurs tomes).
De nombreux auteurs comme Orson Scott Card soulignent l’importance de montrer dans les scènes dramatiques et les moments forts, mais rappellent que raconter reste préférable dans certaines circonstances, pour faire progresser l’histoire ou accélérer des transitions. Pour ne pas digresser lors des passages montrés, il faut aussi se remémorer les paroles de Stephen King : l’art de montrer est avant tout l’art de suggérer, et une bonne description doit être courte et percutante. Le jeu consiste à choisir les détails clefs à partir desquels le lecteur reconstituera une image fidèle à ce que l’auteur a imaginé. Si deux ou trois points suffisent, il est inutile de noircir toute une page (je crois t’avoir donné dans cet article quelques extraits très percutants et pourtant très succincts).
Exercices
En pied de page, tu trouveras un lien vers un article où Stephen King te donne sa méthode pour travailler les descriptions. De mon côté, je te conseille de t’entraîner en utilisant le précepte du mot tabou : comme dans l’exemple donné plus haut, impose-toi de véhiculer ton idée sans avoir recours à l’idée elle-même. Tu veux faire ressentir au lecteur que Lydia a froid ? Interdiction d’utiliser le mot « froid », ses synonymes, ou le champ lexical associé. Idem pour ta maison sinistre ou ton jardin bucolique.
Allez, montre-nous donc ce que tu sais faire !
M’enfin, ce n’est que mon avis.
« Cela me donne envie de raconter une histoire de fesses.
— Tu choquerais bien plus si tu montrais ton cul ! »
(1) extrait de l’article « Les conseils de Stephen King pour donner vie à votre récit », publié sur http://www.enviedecrire.com
Merci pour les nombreux exemples, je comprends mieux ce concept qui restait flou.
Je trouve l’astuce du mot tabou géniale! L’article gagnerait à être partagé sur le mooc Draftquest, je ne pense pas être la seule à peiner sur le concept.
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Comme toujours excellent article, avec des exemples fort bien choisis, ma foi ! Yapuka, comme dirait l’autre 🙂
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Merci pour cet article très instructif!
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Un article paru avant mon époque. Je l’ai lu avec beaucoup d’intérêt.
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Merci. Oui, il date un peu, et justement : comme je ne trouve toujours pas d’articles intéressants sur ce sujet en français, j’éprouvais le besoin de compléter et approfondir ce point. D’où l’article [CAS PRATIQUE] qui me permet de faire des ajouts et des exemples supplémentaires.
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C’est une excellente idée.
J’ai écrit un truc sur ce sujet dans le passé, mais je ne peux pas, en toute conscience, te le recommander, parce que je ne me souviens plus du tout ce que j’y raconte !
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