« S’il souhaite vraiment éviter le superflu, il pourrait arrêter avec ces introductions.
— Exactement ce que j’allais dire. »
Le fameux adage « show don’t tell », montrer plutôt que raconter, sous-entend qu’un auteur fait soit l’un soit l’autre, et pas les deux en même temps. C’est la vérité : montrer est utile, raconter aussi, et l’auteur choisit l’un ou l’autre en fonction de la situation. S’il y a bien un truc qui ne marche pas, c’est de mélanger les deux. Et pourtant, oh oui, les auteurs n’arrêtent pas de le faire ! Piqûre de rappel.
Je t’en ai déjà souvent parlé dans mes articles sur le Montrer vs Raconter. Dans les moments forts de ton histoire, mieux vaut montrer que raconter ; dans les moments de transition ou d’exposition, il peut être plus pertinent de raconter plutôt que de montrer. Mais comme l’usage est différent, dans tous les cas, mieux vaut choisir l’un OU l’autre. Cumuler est le plus souvent superflu. Or, il nous arrive souvent de glisser du « raconté » pour introduire ou conclure un passage « montré ». Voici une liste d’exemples pour apprendre à mieux les voir dans nos propres textes.
Exemple
La bête ouvrait grand la gueule, découvrant des crocs jaunis plus longs et épais que mes doigts. Je ne voyais rien qui ressemblât à des yeux, et pourtant la tête énorme pivota quand je fis trois pas de côté pour tenter de m’échapper. Son épiderme, couvert de cloques suintantes, brillait sous l’éclat de ma torche. La créature était répugnante et effrayante.
La dernière phrase (racontée) ne nous apprend rien de nouveau. Pire : l’auteur semble nous prendre pour des demeurés, puisqu’il se sent obligé de nous expliquer la conclusion que nous devrions tirer de la description.
Exemple
Que se passait-il ? Pourquoi Alice avait-elle cette étincelle étrange dans le regard et ce sourire mauvais, tout à coup ? Pourquoi le salon était-il sens dessus dessous ? Jusqu’ici cachée par le canapé, la main d’Alice se leva – elle tenait un couteau étincelant ! Grand dieu ! Que comptait-elle faire avec ça ? Fred se sentait perdu, et venait de passer de la confusion à la crainte.
Dans cet exemple, nous sommes en focalisation interne dans la tête de Fred. Les phrases formulées comme des questions représentent ses pensées, qui nous sont ainsi montrées en direct. Mais, assez étrangement, l’auteur conclut le paragraphe par une phrase racontée complètement superflue : on voit bien que Fred est d’abord confus, puis qu’il devient craintif à la vue couteau. Nous le dire n’apporte rien et ne fait que statuer une évidence et ralentir le rythme.
Exemple
— Que se passe-t-il ici ? cria Julien.
Sébastien, Sophie et Julie cessèrent aussitôt leur dispute et le fixèrent, visiblement surpris de sa présence. Après un instant, Sébastien baissa le regard vers ses pieds, Sophie souffla et fila dans sa chambre, et Julie haussa les épaules.
— Il ne se passe rien.
D’évidence, il se passait quelque chose, mais Julien ne savait pas quoi.
Dans cet exemple, nous assistons d’abord à la scène, avec des faits (= montrés). Puis la dernière phrase nous dit ce que nous devons en penser, ce qui est inutile, puisqu’elle nous dit une évidence. Nous le pensons déjà avant qu’elle ne nous le dise.
Exemple
Claire croisa les bras et fronça les sourcils, soudain agacée.
— Ah, d’accord, tu es venu pour elle, donc, pas pour moi !
Ce qui se trouve avant la virgule nous montre très bien l’état d’esprit de Claire et la réplique de dialogue nous le confirme. En conséquence, le « soudain agacée » (du pur raconté) fait doublon.
Exemple
— Que veux-tu dire, Mélanie ?
— Je veux dire que c’est fini entre nous. Je suis désolée de te dire ça comme ça, c’est un peu brusque, mais il faut dire les choses. Je suis tombée amoureuse de quelqu’un d’autre, et j’ai alors réalisé que nous deux, ce n’était pas… plus… enfin…
Il ne comprenait rien à ce qu’elle racontait.
Cet exemple est un peu particulier parce qu’il pointe du doigt deux choses : la phrase racontée qui conclut le dialogue sans pourtant rien nous dire, et cette phrase clichée très souvent utilisée comme quoi « le personnage ne comprend pas ce qui se passe ». De façon assez ironique, elle apparaît en général lors d’une situation très claire où le personnage comprend en fait très bien ce qui se passe, mais où l’auteur ne sait pas trop comment le dire. Elle a un effet assez négatif, puisque le personnage passe un peu pour un idiot à ne pas comprendre quelque chose de très basique que le lecteur, lui, comprend très bien.
À noter que, bien sûr, introduire une description par du raconté ne fonctionne pas mieux que de conclure ainsi.
Exemple
Thomas éprouva une infinie tristesse ainsi qu’une profonde colère. Pourquoi Sophie le quittait-elle ainsi, après six ans de bonheur ? Mais est-ce que ça avait vraiment été six ans de bonheur ? Depuis quand se sentait-elle malheureuse avec lui ? Depuis combien d’années, sans doute, pour avoir cumulé tant de mépris à son égard qu’elle le larguait en public à l’aide d’un post facebook ?
La première phrase est du raconté : elle a le mérite de la clarté, mais ne nous fait ressentir aucune émotion. Ce sont les pensées sous forme de questions qui se déroulent dans la tête de Thomas qui nous montrent ce qu’il ressent.
Exemple
La cuisine était sens dessus dessous et présentait un aspect inquiétant. Les chaises étaient renversées à côté d’un bol éclaté au sol ; des nouilles encore fumantes semblaient ramper dans leur bouillon entre les fragments de porcelaine. De la sauce tomate – c’était de la sauce tomate, n’est-ce pas ? – maculait les murs. Un couteau à viande était planté dans le bois de la porte. La table, couchée sur le côté, masquait à moitié le corps d’un cuisinier ; seules ses jambes allongées dépassaient.
Même principe ici, où la première phrase est du raconté. Elle nous prépare à ce qui va suivre et atténue ainsi l’impact de la description montrée, sans rien apporter.
***
Cette façon de faire – introduire ou conclure une description « montrée » par une formule « racontée » – est souvent un réflexe. La plupart des auteurs le font, sans réaliser, sans comprendre que ces phrases toutes faites encombrent leur prose. Non seulement elles n’apportent rien et ralentissent le rythme, mais le plus souvent elles nuisent à l’impact du reste, soit en gâchant un effet par anticipation, soit en statuant une évidence qui nous donne envie de répondre « no shit, Sherlock ! »
S’empêcher de les utiliser à l’écriture n’est pas toujours évident au début, mais les traquer en réécriture aide à en prendre conscience et à les effacer peu à peu de nos réflexes. Et si tu penses que ta phrase « racontée » apporte un élément essentiel qu’on ne perçoit pas dans le « montré », peut-être devrais-tu songer à compléter ta description, plutôt que de recourir à ces facilités.
M’enfin, ce n’est que mon avis…
Merci, c’est le type même de réflexion que je ne m’étais jamais faite et qui va m’être très précieuse.
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Quand on en prend conscience, c’est un peu effrayant (parce que c’est vraiment un réflexe très répandu, et donc contagieux). Mais c’est assez plaisant de supprimer toutes ces phrases inutiles !
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Est-ce que tout cela était bien vrai ? Mélangeait-elle, elle aussi, le raconter et le montrer ? Avec une telle fréquence ? Jamais elle ne s’en était rendu compte ! Elle fallait qu’elle le vérifie sur-le-champ.
Françoise était très intriguée et se promit de lire le récit en cours à la lumière de cette nouvelle information.
😉
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Incroyable ! Je n’avais jamais remarqué ce réflexe, merci !
Je ne lis pas de fantasy et suis arrivé ici par hasard mais ce conseil est précieux, je vais en chercher d’autres 😉
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Hey !
C’est une réflexion intéressante. Il est vrai que dans certains cas, il n’est pas utile de faire cette « dernière phrase » récapitulative, mais je reste persuadée qu’elle reste souvent utile.
Je trouverais fatigant de lire un livre qui ne se contente QUE de montrer. Parfois c’est évident (et dans ce cas on peut omettre la « dernière phrase »), mais dans d’autres ça l’est bien moins. Et si je me retrouve forcé à interpréter les sentiments d’un personnage lorsque le point de vue est censé être interne et centré sur lui, ce serait fatigant à la longue.
Par exemple « La créature était répugnante et effrayante. ». Si on la prend comme une simple description de la bête de la part de l’auteur, alors oui c’est un peu une insulte ; il dit aux lectures ce qu’il doit penser de la créature. Par contre, on peut aussi voir cette phrase comme le ressenti du personnage ; et dans ce cas, elle n’est pas inutile. Le personnage aurait pu ressentir autre chose (par exemple, de la fascination, ou même trouver cette créature mignonne). Le lecteur ne devrait pas supposer que son personnage va réagir comme lui réagirait.
Par contre, pour Claire et son agacement, c’était si clair qu’il n’y avait pas besoin de le préciser, en effet.
Avant de lire ton article, je n’y avais pas trop réfléchi, mais à présent je me dis qu’il faut décider − arbitrairement − ce qui est assez clair pour ne pas nécessiter des précisions, et ce qui ne l’est pas.
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Alors, oui… et non.
🙂
En narration focalisée, la description se fait du point de vue du personnage. Elle n’est pas *objective*, elle est teintée de ce qu’il ressent. Cela signifie que si le personnage face au monstre est fasciné au lieu de terrifié, ça devrait se voir dans la façon dont la description est faite. Ajouter une phrase de raconter, c’est plus simple, oui, mais c’est un peu feignant. Et faire une description « horrible » pour ensuite raconter que le personnage est fasciné, ça crée de la distance narrative (ou de la dissonance cognitive, au choix 😁).
Pour bien faire je devrais rédiger un exemple, hélas je n’ai pas le temps tout de suite. Une autre fois peut-être.
🙂
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