L’instant pivot

J’ai déjà accordé un long article à la construction d’un climax satisfaisant. Et à l’intérieur de cet article, j’évoque par facilité plusieurs « types de climax » sans vraiment expliquer le principe d’instant pivot, qui est une toute petite partie – mais ô combien importante – d’un climax. C’est souvent quelque chose de fugace, de très court dans l’histoire… mais qui pourtant compte pour beaucoup dans la satisfaction du lecteur. Viens, on en parle.

Dans le film Indiana Jones et la Dernière Croisade, la scène dite « climax » est celle où tous les protagonistes se retrouvent dans une salle du temple avec de nombreux Graals, et où Indiana Jones doit déterminer lequel est le bon. Un climax est souvent une grosse scène où il se passe plusieurs choses. Mais il y a alors UN instant pivot, un moment qui détermine pour de bon la fin du récit. Dans ce film, c’est l’instant où Indiana Jones tente de récupérer le Graal qui est sur le point d’être perdu à tout jamais dans une crevasse, au péril de sa vie. Son père, qui a pourtant dédié toute son existence à cette quête, lui dit d’abandonner et de laisser tomber le Graal. La décision est difficile à prendre, mais on sent que le père du héros a raison. Indiana Jones hésite, puis renonce : c’est l’instant pivot.

Pourquoi l’instant pivot est important

C’est un moment « bascule » où le conflit principal est résolu, d’une façon ou d’une autre. On pourrait dire que l’instant pivot correspond à la façon dont est résolue l’histoire, et ça compte pour beaucoup dans la satisfaction du spectateur ou du lecteur.

Ainsi, dans StarWars, la scène climax est l’ensemble de la scène finale où Luke affronte Vador et l’Empereur. En tant que spectateur, on espère (et au fond de nous, on « sait ») que Luke va l’emporter et gagner. Mais on ne sait pas comment. L’instant pivot est même ici double : Luke en vit un (en voyant la main mécanique de Vador, il comprend qu’il basculera du côté obscur s’il continue le combat, alors il jette son sabre et refuse de poursuivre l’affrontement), puis Vador en vit un (en voyant son fils en train d’agoniser sous les pouvoirs de l’empereur, il décide de trahir ce dernier et de sauver Luke).

Mais il aurait pu se passer d’autres choses ! Luke aurait pu surclasser Vador grâce à son entraînement de Jedi puis battre l’Empereur en combat singulier. Ou bien, un tir de la résistance aurait pu provoquer une explosion tuant Vador et l’Empereur sans que Luke n’ait à les combattre. Moins satisfaisant ? Oui : ces propositions seraient de bien pauvres instants pivots. Nous allons voir pourquoi.

Quelques instants pivots classiques

Vaincre sa faiblesse : alors que tout semble perdu, l’unique façon pour le protagoniste de gagner est de faire quelque chose lié à sa plus grande faiblesse (qui a été développée tout au long de l’histoire). Cela signifie généralement qu’il doit réussir quelque chose qu’il a raté ou refusé de faire jusqu’ici. Ce type de climax ne fonctionne bien que si le récit montre pourquoi le héros réussit à vaincre sa faiblesse maintenant alors qu’il n’y parvenait pas jusqu’alors, et le mieux pour cela est que la raison soit liée au thème du récit. C’est souvent un instant pivot basé sur la psychologie du personnage et sur ses dilemmes internes. Le personnage évolue (point de bascule) et devient quelqu’un de meilleur (mérite), lui permettant de renverser la situation. C’est le cas de Luke, qui s’est toujours montré impatient et fonceur, avide d’affronter Vador, et qui finit par jeter son sabre laser et refuser de poursuivre le combat.

Faire le « bon » choix : alors que tout semble perdu, le protagoniste se retrouve face à un dilemme difficile où il doit faire un choix cornélien – c’est le cas de notre Indiana Jones avec le Graal. L’histoire faire en sorte de souligner que l’un des choix (le plus difficile) est aussi le plus éthique ou le plus moral. Et finalement, c’est celui-ci que le personnage doit faire pour l’emporter (ou qu’il refuse de faire et qui lui fait tout perdre, dans le cas des tragédies). Cela ne fonctionne que si le protagoniste a de bonnes raisons de faire l’autre choix, le mauvais. Il est extrêmement fréquent que cet instant pivot « faire le bon choix » soit combiné avec le précédent « vaincre sa faiblesse » (on pourrait argumenter que c’est le cas autant pour Luke que pour Vador). Attention, puisque ce pivot joue souvent sur la ligne éthique et morale, au message qu’une telle histoire véhicule : sois bien sûr de ce que tu dis par un tel choix.

Payer le coût : alors que tout semble perdu, l’unique façon pour le protagoniste de gagner est de sacrifier quelque chose auquel il tient plus que tout (cela a été bien montré et développé tout au long de l’histoire). Ce type de climax ne fonctionne que si le coût à payer est très élevé du point de vue du personnage et si l’histoire soulignait l’attachement du protagoniste à ce qu’il sacrifie (mérite). C’est le déchirement et l’émotion de ce coût qui fait office de point de bascule. Lorsqu’il est thématique et lié à la psychologie du protagoniste, cet instant pivot ressemble beaucoup au pivot « Vaincre sa faiblesse ». Certaines histoires l’utilisent dans un format où le héros sacrifie sa propre vie pour remporter la victoire et sauver le monde ou ses amis. Attention, cela ne fonctionne que si on a vraiment l’impression qu’on ne pouvait pas atteindre un résultat équivalent autrement, et si cela a été préparé dans la psychologie du personnage et la thématique du récit (ne fais pas comme la saison 4 de Stranger Things).

Comprendre soudain la vérité : alors que tout semble perdu, le protagoniste met bout à bout plusieurs indices et réalise soudain quelque chose qui lui avait échappé jusqu’ici. Cela lui permet de résoudre un grand mystère (comme le coupable d’un crime), ou de déterminer l’unique faiblesse d’un ennemi invincible, par exemple. Cette « soudaine compréhension » est souvent un excellent instant pivot, car elle donne vraiment au lecteur ce sentiment de « point de bascule », de twist où la situation change de façon brusque. Le fait que le protagoniste fasse lui-même ces intelligentes déductions lui accorde du mérite et rend sa réussite satisfaisante. En revanche, ce climax n’est pleinement efficace que si le lecteur a l’impression qu’il aurait pu faire ces déductions lui-même, c’est-à-dire si tous les indices sont bel et bien présents dans le texte, disséminés au long de l’histoire. Si le raisonnement qui mène à la déduction apparaît tiré par les cheveux ou sort de nulle part, le pivot semble forcé, et le personnage ne semble plus aussi intelligent ou malin.

La récompense après les épreuves : alors que tout semble perdu, le protagoniste se retrouve dans une situation similaire à des situations négatives qu’il a vécues tout au long de l’histoire, situations qui l’ont rabaissé et humilié. Il a à chaque fois tenté de lutter et de s’en sortir, on l’a vu faire beaucoup d’efforts et prendre des risques, mais ça n’a jamais payé. Mais là, à la toute fin, toutes ces épreuves payent, et il réussit finalement là où il avait toujours échoué. Bien préparé, cet instant pivot est extrêmement satisfaisant, car il éponge d’un seul coup une énorme dette de karma accumulée par le personnage depuis le début (je te renvoie à l’article sur le karma des personnages). En guise d’exemple, citons Neuville Londubat qui est choisi par l’épée de Gryffondor et tranche la tête du serpent Nigiri dans le dernier tome de Harry Potter, ou bien Eowyn qui tue le Roi Sorcier dans le film Le Seigneur des Anneaux.

Révéler un plan caché : alors que tout semble perdu, le protagoniste révèle un plan caché qu’il avait mis en place en secret (et dont le lecteur / spectateur ignorait l’existence) et qui change soudain la donne ! Ce plan secret souligne la grande intelligence du personnage, ce qui le valorise (mérite), et ce twist fait basculer l’histoire. Néanmoins, à l’écrit, ce type de climax est très difficile à mettre en place et ne fonctionne qu’avec certaines narrations. Il est par exemple impossible de masquer les pensées du personnage au lecteur en narration focalisée, et donc de dissimuler son plan. Mieux vaut opter pour une narration omnisciente et distante. Néanmoins, même ainsi, ce type de climax est délicat : le lecteur peut avoir l’impression d’avoir été trompé par l’auteur et cela réduit drastiquement sa satisfaction. Ce type de climax fonctionne mieux avec des médias visuels, comme typiquement dans les films de braquage à la Ocean’s Eleven.

On peut ainsi identifier quelques points communs aux meilleurs instants pivots :

  • Le ou les protagonistes doivent faire des efforts et mériter de l’emporter, face à une situation qui est difficile, compliquée ou dangereuse ;
  • La situation est résolue grâce à un élément fortement connoté thématiquement, en lien avec le cœur du récit ;
  • On a un sentiment de non-retour, une sensation de basculement, qui fait comprendre qu’on arrive à la fin de l’histoire et que le conflit est résolu. C’est comme atteindre le pic des montagnes russes : après ça, la tension va aller décroissant jusqu’à la fin.

Les mauvais instants pivots

Bien sûr, dans le fourmillement d’histoires qui existent, certaines s’en sortent sans climax ni instant pivot, mais elles sont très minoritaires (et rien ne dit qu’elles n’auraient pas été meilleures avec). Ne pas avoir du tout de pivot est généralement négatif pour le récit… ainsi que les situations suivantes :

Le protagoniste ne fait rien : La situation est résolue, oui (l’adversaire est vaincu, le mystère résolu, le coupable arrêté), mais le protagoniste principal n’y est pour rien. Ce n’est pas grâce à lui. Dans le pire des cas, il n’était même pas là. Mais même s’il était là, il n’a fait que jouer les spectateurs pendant que d’autres personnages agissaient.

Deux ex machina : la situation est résolue, mais ni par le protagoniste ni par d’autres personnages. Le problème se résout tout seul, ou une force surnaturelle (divine, par exemple) intervient soudain pour mettre un terme à la situation.

Le protagoniste fait quelque chose… qui ne compte pas : Le protagoniste est face à un instant pivot crucial où il doit faire un choix, mais le choix qu’il fait n’a pas de conséquence, ou pas les conséquences attendues, voire même les conséquences contraires. Par exemple, il doit « faire le bon choix », fais le mauvais, et gagne quand même. Ce serait comme si, après le plaidoyer de Sean Connery dans le rôle du père d’Indiana Jones, ce dernier ne l’écoutait pas et allait récupérer le Graal (et réussissait).

Le protagoniste fait pareil qu’avant… mais cette fois ça marche : Le protagoniste a plusieurs fois affronté l’adversaire pendant l’histoire, et à chaque fois il a perdu parce que l’ennemi était trop fort. Au climax, rien n’a changé, la situation est la même qu’auparavant, le protagoniste n’a subi aucun entraînement spécial ni découvert une subtile faille ni préparé de plan malin : il fait comme d’habitude, mais cette fois ça marche (parce que).

Il suffit de le vouloir : Le protagoniste est sur le point de perdre et d’échouer, mais quelqu’un l’encourage et lui procure quelques mots gentils. Alors le protagoniste se relève, serre les dents et gagne (ah, le pouvoir des mots !).

On retrouve ici l’absence des points communs liés aux meilleurs instants pivots :

  • Dans plusieurs de ces cas, le ou les protagonistes ne font pas d’efforts et ne donnent pas l’impression de « mériter » de l’emporter : ils n’ont pas évolué, n’ont pas fait spécialement de choix (voire même on fait le mauvais), ni beaucoup lutté ;
  • La situation ne traite pas le thème du récit, ou le rend complètement confus pour le lecteur, brouillant le message (imagine un personnage qui fait « un mauvais choix » et gagne quand même ! Que dirait le film si Indiana Jones allait récupérer le Graal, finalement ?) ;
  • Dans plusieurs de ces cas, on n’éprouve pas la sensation de basculement, et on ne comprend pas ce qui a changé entre avant et maintenant.

***

Ce principe d’instant pivot est important pour toutes les scènes de type « climax », et donc pas seulement pour les fins d’histoires : il peut s’agir de la conclusion d’un arc narratif d’un personnage (dans un récit avec plusieurs protagonistes, chacun pourrait ou devrait avoir son « instant pivot »), un moment clef de fin de tome (ce n’est pas la fin de l’histoire, mais la fin de cette partie du récit), etc.

Quel est l’instant pivot de ton récit ? Est-ce qu’il correspond aux critères ci-dessus ? Le concept vaut largement la peine d’y passer du temps, même si l’instant pivot lui-même est très court dans le récit. Car c’est le goût du climax qui reste en bouche quand on tourne la dernière page, et c’est la qualité de l’instant pivot qui détermine si cette saveur est satisfaisante ou pas.

M’enfin, ce n’est que mon avis…

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