[4 Pages pour une Narration] Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski

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Gagner la guerre_paragraphe

Aujourd’hui, place aux quatre premières pages d’un roman de fantasy intitulé Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski. L’objectif de l’exercice que je te propose est de mieux comprendre les différents types de narration, comment les écrire, et ce qu’une narration particulière implique comme résultat dans un texte. Si tu ne connais pas bien les narrations de base, je t’encourage à lire ou relire la série d’articles Choisir sa narration.

Je t’invite à lire ces premières pages en gardant en tête les questions suivantes : quelle est la narration employée (pronoms, temps des verbes, points de vue) ? Qu’est-ce que cette narration permet, dans ce chapitre, qui n’aurait pas été possible (ou plus difficilement) avec une autre narration ? Comment l’auteur compose-t-il avec les difficultés de cette narration ?

[Tu peux cliquer sur les pages ci-dessous pour les ouvrir en plein écran.]

Narration employée

Pour ce premier article de la série, j’ai commencé simple, et il paraît improbable de pouvoir se tromper sur la narration utilisée ici. Ce texte est rédigé à la première personne du singulier. Un personnage du récit, Benvenuto Gesufal, nous raconte une aventure dont il est le protagoniste principal.

Au niveau global, il semble que l’usage du pronom « je » soit un excellent indice, n’est-ce pas ? Mais ne grillons par les étapes et soyons précis :

  • le tout premier mot qui nous indique la narration est le 11ème du roman, « mon », un possessif qui nous informe, dès la première ligne de texte, que « quelqu’un » nous parle à la première personne.
  • « Mon dernier repas » (ligne 1) est tout de suite suivi de « mes lèvres » (ligne 2).
  • Le narrateur devient le sujet d’une phrase pour la première fois en ligne 4, « j’ai essuyé ».

Dans d’autres articles à venir, nous aurons l’occasion de voir qu’un narrateur omniscient peut tout à fait utiliser la première personne pour nous parler, mais nous savons immédiatement que ce n’est pas le cas ici. Nous avons bel et bien affaire à un personnage-narrateur car il est présent et agit dans l’univers du récit : il est actuellement en train de vomir par-dessus le bastingage d’un navire en plein océan.

Présentation ou Représentation ?

Nous avons là un personnage de fiction, qui nous raconte son histoire personnelle selon son point de vue. Il s’adresse directement à nous (« Croyez-moi », page 1, ligne 8), ce qui pourrait laisser entendre qu’il « brise le 4ème mur » pour s’adresser à nous, lecteur.

Mais est-ce bien le cas ? Benvenuto Gesufal, maître assassin d’un univers de fantasy, s’adresse-t-il bel et bien à toi, lecteur de notre monde, assis devant son ordinateur ou dans ton canapé ? Bien sûr que… non. Nous apprendrons plus tard que ces récits de Benvenuto forment une sorte d’assurance-vie : il balance tout ce qu’il a vécu dans ces pages au cas où ça tournerait mal pour lui. Il ne s’adresse pas à nous, lecteurs du monde réels : il s’adresse à des lecteurs tout aussi fictifs que lui, dans son monde.

Certes cela n’est « que » sous-entendu, mais même si ces quatre pages servent d’exposition et nous fournissent beaucoup d’éléments de contextes, des noms de lieux ou de personnages sont utilisés comme si nous étions censés les connaître. D’évidence, le personnage qui parle considère que ses lecteurs savent très bien qui sont le Podestat de la République ou les Chebecs. Considère la phrase suivante : « Et vous pouvez croire un vétéran qui a traîné ses solerets quelques années dans la Phalange » (page 4). N’est-il pas implicite que, pour le personnage, son lecteur sait ce qu’est la Phalange, ou ce que signifie le terme de « vétéran » dans ce contexte ?

Conclusion : nous sommes bel et bien dans une Représentation. Le narrateur est un personnage de fiction qui s’adresse à un lectorat de fiction.

Temps de la narration

Tu remarqueras qu’il existe des phrases au présent et des phrases au passé. Pourtant, je pense que tu n’as pas trop de doutes à la lecture du texte, non ? Nous sommes là face à un récit à la première personne rédigé au passé.

En revanche, il est intéressant de constater l’usage récurrent du présent de narration, aussi appelé « présent historique ». Cette façon de faire renforce l’impression de « vrai » de ce témoignage, puisqu’il crée un décalage entre le temps de l’action (passé) et le temps où le personnage nous parle (son présent). Lui en train de vomir sur ce bateau, c’est du passé (et implicitement cela suppose que tout le récit qui va suivre aussi) ; lui en train de coucher ce récit sur papier, c’est le présent (ce qui suppose a priori que le personnage survivra à cette histoire pour l’écrire, sauf s’il y a changement ultérieur de narration).

J’attire ton attention sur ce sujet car c’est à cause d’une dérive de l’usage du présent de narration qu’on a glissé peu à peu de nos jours vers un usage omniprésent (et souvent inapproprié) du présent de l’indicatif comme temps principal de narration. On en avait déjà parlé dans Choisir son temps de narration. Mais… c’est un autre sujet.

Qu’est-ce que cette narration permet dans ce chapitre ?

Une question vaste, n’est-ce pas ? Essayons de ne pas trop rentrer dans le détail et de penser aux avantages habituels de la narration à la première personne.

Le premier, et peut-être le plus gros point fort théorique de cette narration, est de tisser un lien de complicité entre le personnage-narrateur et le lecteur. C’est très efficace ici, parce que le personnage se présente lui-même dans une position de « seul contre tous ». La première image qu’on a de lui est celle d’un homme souffrant de mal de mer, en plein océan, au milieu d’un équipage qui se moque de lui (de l’officier jusqu’au simple mousse). Qu’il ose partager avec nous cet instant de honte, associé à son bagout et à son vocabulaire canaille, fait qu’il se crée immédiatement un attachement et qu’on a envie de prendre son parti. Le fait même qu’il raconte ce moment gênant accentue l’impression de confidence, de sincérité : a priori il est bien parti pour être 100% honnête avec nous. Nous allons voir que c’est un point capital, peut-être la raison principale pour laquelle l’auteur a choisi cette narration. Parce que ce protagoniste n’est pas quelqu’un auquel on pourrait s’attacher d’une autre façon…

Le second avantage est de nous en apprendre beaucoup sur le personnage lui-même : en seulement quatre pages, rien qu’à sa façon de parler, aux images qu’il utilise et à ce qu’il nous dit de lui, on cerne déjà les contours d’un drôle de protagoniste. On réalise alors pourquoi l’auteur s’est donné tant de mal pour nous « attacher » rapidement à lui : il semble que le type ne soit pas vraiment quelqu’un de bien. Nous apprenons les informations suivantes : il est un assassin émérite et un maître espion aux ordres d’un haut personnage ; il est citoyen d’une importante cité marchande ; il a un langage volontiers fleuri ; il est du genre à picoler, à jouer (et probablement tricher) aux cartes avec enjeux financier, à fréquenter et mépriser les prostituées ; c’est un vétéran de guerre blasé et cynique qui a vu et commis pas mal d’horreurs (comme on peut le lire entre les lignes du dernier paragraphe). En bref, c’est une pourriture. À noter l’ironie du titre de chapitre (vraisemblablement choisi par le personnage-narrateur lui-même) : Héros de la République.

J’insiste, parce que c’est important : c’est le fait qu’il ose nous dire tout ça d’entrée de jeu qui donne au texte cet aspect de « témoignage réel » : on comprend très vite que, quels que soient les événements à venir, il ne nous en cachera rien, et surtout pas les images les plus sombres. En nous prenant à témoin, le personnage fait en quelque sorte de nous ses complices.

Son vocabulaire et sa façon de parler participent à la sensation de réel (là, c’est surtout l’expertise de l’auteur en histoire médiévale qui fait le job) : ce pourrait presque être un récit historique autobiographique, si les noms de lieux et de personnages t’étaient connus.

Comment l’auteur évite-t-il les écueils ?

Il existe plusieurs pièges à éviter à la première personne. Comment l’auteur manoeuvre-t-il ?

D’après Orson Scott Card, la principale « raison d’être » d’un récit à la première personne est de créer une vraie personnalité : si le texte ne parvient pas à déployer un caractère et à donner vie au personnage, il n’en vaut pas la peine. En quelques paragraphes seulement, nous sommes rassurés sur ce point : nous avons affaire à un drôle de bougre avec ce Benvenuto ! Ce protagoniste, loin des héros habituels de la fantasy, promet de nous faire suivre les aventures d’un salopard qui s’assume.

Une autre problématique de la narration à la première personne est un problème de scénarisation : le personnage ne peut raconter que les évènements auxquels il a participé, et pour cela il faut absolument que le récit tourne autour de lui. Ainsi, mieux vaut d’ordinaire utiliser cette narration quand on considère que le personnage est plus important ou intéressant que l’histoire en elle-même : à partir du moment où on choisit d’écrire à la première personne, le livre devient quasiment une étude de personnage, et l’intrigue est reléguée au rôle de décor dans lequel le personnage se déploie. C’est « son voyage à lui » qui compte. Tu ne peux pas en être sûr(e) avec ces seules quatre pages, mais tu peux pourtant le pressentir : si Benvenuto est un assassin au service d’un haut personnage, cela implique qu’il sera bel et bien au cœur d’intrigues d’envergure, dont les enjeux sont sous-entendus dés le titre du roman. Et pourtant, son rôle le cantonne déjà : d’évidence, ce qu’il va nous raconter, c’est l’histoire d’un simple pion sur l’échiquier d’importants jeux de pouvoirs, et sa vision depuis les coulisses.

Enfin, écrire à la première personne rend d’ordinaire difficile pour l’auteur la narration des moments pénibles, car il est difficile d’éviter le style mélodramatique lorsqu’on raconte ses propres douleurs. Or, pour avoir lu l’intégralité du roman, je peux te dire que le personnage va morfler. Alors comment procède l’auteur ? Il joue sur le caractère de son personnage, un individu blasé et cynique. Rien que la première scène nous prouve que Benvenuto est du genre à nous raconter ses déboires sans verser dans le sentimentalisme. Il semble aussi qu’il saura nous raconter des horreurs avec des images bien marquantes, et sans trembler (j’espère que vous n’êtes pas choqués par : « On traite les enfants comme de gentils chatons : on les noie au fond des puits ». Parce qu’il y aura pire. Bien pire.)

Pour conclure, mon avis est qu’écrire à la première personne était le meilleur moyen (et peut-être le seul) de créer un lien entre le lecteur et le personnage, lien indispensable à ce qu’on continue de lire ce livre (épais) jusqu’à la fin. Le protagoniste est le contre-pied d’un héros de fantasy, tout comme l’intrigue est quasiment une « anti-intrigue » de fantasy. Je ne pense tout simplement pas que ce roman aurait pu fonctionner avec une autre narration.

M’enfin, ce n’est que mon avis    😉


Et toi, que t’évoque cet extrait ? Que penses-tu de cette narration ? Qu’as-tu à dire sur ce passage ? As-tu des questions ? Discutons-en en commentaires !

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(14 commentaires)

  1. J’avoue oublié à quel point « Gagner la guerre » attaquait fort dès le début dans le cynisme et la cruauté, avec les souvenirs de la Phalange… XD Quelle horreur !
    C’est vrai que c’est la plus grande réussite de ce roman : réussir à (je ne dirais pas « nous attacher » parce que je garde une cordiale détestation pour lui) nous intéresser à Benvenuto et nous donner envie de le voir survivre, ne serait-ce que parce qu’il est un aussi bon conteur.
    J’ai hâte de lire tes prochaines analyses !

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    1. Tu mets le doigt là où il faut : on parle souvent d’attachement au personnage, et il faut bien comprendre que l’attachement n’est pas de l’amour ni de la sympathie. Pourtant cet attachement est indispensable pour que le lecteur « reste » avec le personnage tout le livre. Choisir d’adopter le point de vue d’un personnage (quelle que soit la narration) est très efficace dans cette optique-là.

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  2. J’ai adoré cette première d’une série que j’espère voir fleurir !
    Mon avis sur la première personne du singulier ? Je trouve effectivement qu’elle créé un lien de proximité avec le protagoniste ; après j’imagine que cela se fait au détriment d’un plus grand sentiment d’identification à ce dernier .
    (Il « nous » raconte sa vie, de ce fait on adopte malgré nous une position d’interlocuteur, ami ou non, tandis qu’à la troisième personne on serait détaché de ce lien et plus apte à s’identifier, si identification il y a.)

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    1. Merci beaucoup ! Et oui, tu as tout à fait raison, et c’est peut-être la différence majeure entre la 1ère personne et la 3ème focalisée. La 1ère personne nous implique beaucoup, mais nous laisse « en dehors » du personnage, on n’est pas « lui » (c’est aussi ça qui permet de supporter un type odieux comme Benvenuto sur tout le livre). La 3ème focalisée nous immerge *dans* le personnage (et du coup impose d’avoir un protagoniste principal plus « appréciable »). On en reparlera 😉

      J’aime

    1. Merci Julien ! Oui, c’est l’objectif. Ce sera aussi l’opportunité d’observer des nuances et des cas particuliers. La théorie, c’est bien joli. Mais pour la rendre claire et accessible il est souvent nécessaire de la simplifier ou la caricaturer, alors que dans les faits il existe d’autres possibilités. J’ai essayé de choisir les trois premiers extraits comme des « cas typiques » des trois narrations générales, mais après on essaiera d’aborder des situations moins tranchées. À suivre ! Et merci de ton indéfectible fidélité.
      🙂

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      1. Oh, je suis le premier à en profiter, de ma fidélité ! 😉

        Il y a dans ce premier exemple un côté « étude de cas », complet et abordable, que l’on verrait bien être utilisé dans un lycée ou une université. Je me demande d’ailleurs si ça ne serait pas une bonne idée, à terme, de rassembler tes écrits sur ce thème dans un recueil.

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          1. Oui mais alors là je te renvoie face à ta responsabilité vis-à-vis de l’histoire de la littérature, voire même de l’humanité: tu as regretté à de nombreuses reprises l’absence de textes de référence en français sur cette question, alors qu’en réalité, sans te l’avouer vraiment, tu en écris un.

            D’ailleurs ça ferait un bon sujet de roman. 😆

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          2. « Ce ne sont pas nos capacités qui déterminent ce que nous sommes, ce sont nos choix » (Albus Dumbledore ;))
            Moi, ce que j’aime, c’est écrire des récits de fiction. Je me livre à ces études sur le blog parce que je pense ça me fait progresser dans cette voie (parce que ça m’aide à devenir un meilleur auteur), mais je n’ai pas l’envie ou la motivation pour pondre des guides d’écriture (mes articles de blog ne sont pas publiables tel quel, il y aurait un travail énorme pour en faire un ouvrage digne de ce nom). Je le ferai peut-être un jour, « lorsque j’aurai du temps » (traduction : lors du prochain confinement ! :D)

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