Le titre de cet article est un peu romantique et son sujet un peu étrange, et pourtant il s’agit d’un élément omniprésent en fiction : l’auteur écrit certaines choses parce qu’elles reflètent certains de ses désirs ; le lecteur aime certaines choses parce qu’elles reflètent certains de ses désirs. Si ces affirmations semblent enfoncer des portes ouvertes, une grande partie du phénomène est pourtant assez largement inconscient, aussi bien chez le lecteur que chez l’auteur. Réflexions.
Note : j’aborde ici un sujet moins technique que d’habitude, plus « process d’auteur et psychologie », mais qui me semble important et dont j’ai pris moi-même une meilleure mesure en lisant les articles du site américain Mythcreants. Sur cette thématique particulière, l’éditrice Chris Winkle utilise le terme de « wish fulfillment » (littéralement « accomplissement de souhaits »), que je vais réduire en français à « accomplissement » dans cet article.
Préambule
En écriture, presque tout est possible, et il n’y a pas grand-chose qui soit « bon » ou « mauvais » de façon inhérente : tout dépend de ce que l’auteur veut faire et de comment il s’y prend pour atteindre son but. Mais justement, généralement, les problèmes surgissent quand l’auteur ne sait pas bien ce qu’il fait, ou qu’il ne réalise pas les conséquences de certains de ses choix et de ses pratiques. C’est pour cela que cet article-ci est important, car – s’il évoque des ingrédients que l’on retrouve dans la plupart des livres –, il s’avère que tous ces ingrédients ne sont pas forcément introduits par l’auteur de façon consciente, ni appréciés par les lecteurs pour les raisons qu’ils pensent.
Que sont les éléments dits « d’accomplissement » ?
Les éléments d’une histoire peuvent être qualifiés « d’accomplissements » lorsqu’ils correspondent à quelque chose que le lecteur aimerait voir ou avoir en vrai, mais dont il se sent démuni dans la réalité. Ainsi, un lecteur qui souffre d’un manque de reconnaissance sociale dans la vraie vie sera plus enthousiaste que les autres si le héros du roman obtient une telle reconnaissance dans l’histoire. Si le lecteur s’identifie au personnage, le temps de sa lecture, son vœu intérieur (qu’il s’agisse d’un désir conscient ou inconscient) se retrouve comme « exaucé ».
Bien entendu, cela signifie que ces éléments d’accomplissement sont différents d’un lecteur à un autre, mais certains de ces éléments sont assez largement représentés dans la population pour toucher des groupes entiers de personnes, parfois assez vastes. On pourrait presque argumenter que ce phénomène est à la source de certaines bases de dramaturgie, par exemple le fait de vouloir voir le méchant être puni à la fin et le héros l’emporter (plus généralement, tout le principe de karma des personnages, expliqué ici).
Les littératures de l’imaginaire ont un pouvoir supplémentaire d’accomplissement, puisqu’elles peuvent aisément inventer des choses – des choses qui n’existent pas dans la réalité, mais que les gens adoreraient avoir si seulement c’était possible : des superpouvoirs, des animaux domestiques extraordinaires capables de parler, l’accès à des lieux époustouflants, des objets magiques, etc.
De façon plus générale, tous les livres sont capables d’apporter aux lecteurs des choses qu’ils désirent mais qui leur manque : l’amour, la richesse, la gloire, la justice, l’émancipation, la confiance en soi, l’impression de valoir quelque chose, la liberté, etc.
En quoi est-ce important de comprendre que ce phénomène d’accomplissement est à l’œuvre lors d’une lecture ? Eh bien, c’est important parce que le choix de l’auteur de placer tel ou tel élément d’accomplissement dans l’histoire influe sur le type de lecteur susceptible d’aimer l’histoire (ou pas !). Or, certains choix d’auteur peuvent se révéler désastreux si celui-ci n’est pas conscient des mécanismes à l’œuvre dans la tête de ses lecteurs… ou dans la sienne propre.
Auto-accomplissement
L’un des risques pour l’auteur est de ne pas réaliser que certains éléments qu’il intègre à son histoire correspondent à des éléments d’accomplissement… pour lui-même.
Par exemple, c’est généralement ce qui se passe quand le livre est doté d’un héros glorifié à l’extrême – ce genre de protagoniste plus doué que tout le monde, qui a toujours raison et qui n’échoue jamais. C’est souvent le signe d’un auteur qui a créé son protagoniste comme un « wish fulfillment » de lui-même, une sorte d’avatar fantasmé de comment il se voit ou voudrait se voir. La plupart des petits détails de glorification associés aux protagonistes sont des reflets de désirs plus ou moins conscients de l’auteur. On liste généralement parmi les plus récurrents : les couleurs de cheveux atypiques, les yeux étranges aux pouvoirs spéciaux, les vêtements excentriques particulièrement « classe », le fait de paraître d’origine modeste tout en descendant secrètement d’une lignée prestigieuse, ou encore le fait d’avoir un don ou un talent hors du commun sur un sujet particulier.
Ces éléments d’accomplissement ne sont pas un problème en soi, mais il peut être salutaire pour l’auteur de se rendre compte que ces choix sont surtout là pour se faire plaisir « à lui », comme s’il s’adonnait à une forme de cosplay : si son lectorat lui ressemble, c’est peut-être une très bonne chose en termes d’identification ! Mais sinon, il sera peut-être surpris que les gens n’accrochent pas à son personnage autant que lui. Et dans les cas extrêmes des « héros parfaits », cela peut devenir un vrai problème pour la tension et la dramaturgie.
À noter que les éléments d’accomplissement débordent du protagoniste seul : ils concernent aussi les autres personnages et leur relation au protagoniste, ainsi que la description du décor. Ils reflètent une certaine vision du monde de l’auteur – ou du moins montrent comment l’auteur voudrait que le monde soit. C’est ainsi qu’un auteur peut décrire :
- Des aspects progressistes au niveau de son univers, par exemple en créant des utopies ou en faisant la promotion de systèmes sociaux qui n’existent pas mais dont il rêve…
- Des aspects rétrogrades, comme des personnages féminins décrits avec un male gaze très dérangeant, des personnages qui renforcent des stéréotypes de genres, un monde où le racisme est ordinaire et non-questionné, etc.
Les éléments d’accomplissement sont les reflets des désirs de l’auteur, et on comprend donc aisément en quoi c’est important pour l’auteur d’avoir conscience de ce mécanisme.
Satisfaire un public
D’autres auteurs – à l’opposé de celui qui n’écrit que pour lui – ont d’emblée une vision « commerciale » de leur histoire et savent qu’ils peuvent obtenir un plus grand succès en faisant en sorte de « plaire à leur public ». Ceux-là choisissent généralement à qui ils s’adressent : une catégorie d’âge, de genre, ou bien une catégorie socioculturelle. Ces auteurs cherchent ainsi à déterminer les ingrédients qui plaisent à cette audience spécifique – même si ça ne leur plaît pas spécialement à eux, et quitte à ce que leurs histoires soient qualifiées d’immatures ou de clichés (un peu comme on accuse certaines franchises de faire du « fan service » en introduisant certains éléments dans le seul but de répondre à certains fantasmes de fans).
La problématique est que, à vouloir satisfaire un public bien particulier, on rejette généralement les autres. Et les difficultés sont doubles :
- Penser que les gens qui s’expriment le plus représentent une majorité pousse certains auteurs à introduire des éléments parce qu’ils pensent que « tout le monde veut ça ». C’est à ça qu’on doit l’émergence de certaines « tendances », des poussées qui sont généralement éphémères : un sous-genre particulier se vend bien, alors on en produit plus, ce qui fait parler et vendre, alors on en produit encore plus, jusqu’à tellement saturer le marché que les autres lecteurs en viennent à râler de ne plus trouver autre chose (fut un temps, c’était la bitlit, en ce moment c’est la romantasy).
- Vouloir « plaire à tout le monde » revient à viser les cibles les plus majoritaires possibles, ce qui pousse à utiliser des éléments éculés et clichés, façon « protagoniste homme d’action blanc à la fois beau gosse et viril qui règle tout à coups de poings et emballe sans effort l’unique femme de l’histoire (forcément canon) » – si là on n’est pas dans le protagoniste « wish fulfillment » masculin en puissance !
Bien ou pas bien ?
Il n’est pas question de « bien » ou de « pas bien » quand on parle de l’accomplissement à travers des personnages ou des éléments de l’histoire. Avoir une vision commerciale d’un projet est souvent critiqué (et mon paragraphe précédent semble très négatif à ce sujet), et pourtant cette façon de faire est généralement effectivement à l’origine de gros succès de ventes – et je ne pense pas que vouloir satisfaire les gens qui lisent nos livres soit un gros mot. D’un autre côté, être autocentré et « n’écrire que pour soi » peut aussi être très péjoratif, et pourtant je suis le premier à promouvoir les récits les plus personnels possibles. Or, la ligne de démarcation entre ces deux postures est à la fois mince et floue.
Ce n’est donc pas vraiment la question. Il ne s’agit pas ici de favoriser telle pratique ou de s’empêcher de faire ceci ou cela. Il est juste utile (je pense) de comprendre que c’est ça qui est à l’œuvre dans nos esprits, à la fois :
- Quand nous, auteurs, écrivons nos histoires : nous exauçons, consciemment ou non, certains de nos désirs (en nous projetant sur notre protagoniste ou en créant un monde plus conforme à nos valeurs que celui dans lequel nous vivons).
- Quand nos lecteurs lisent nos histoires : ils exaucent (à travers l’identification à nos personnages) certains de leurs rêves, en toute conscience ou pas, qu’il s’agisse de renverser le capitalisme, de conquérir les étoiles ou de visiter un monde merveilleux – on peut se moquer autant qu’on veut de la qualité littéraire d’un livre comme 50 nuances de Grey, mais son carton commercial « dit » quelque chose.
Accepter que ce phénomène soit réel nous permet, en tant qu’auteur, de jouer de façon plus consciente avec nos propres désirs pour mieux parler d’eux sur la page… mais éventuellement, aussi, de supprimer ces petits plaisirs personnels qui ne plaisent qu’à nous (« kill your darlings »). Si nous visons un lectorat particulier, c’est également une bonne façon de réfléchir à nos personnages, à notre univers et notre histoire, en nous demandant de quoi sont privés ces gens qui nous lisent et en quoi notre ouvrage peut leur offrir ce qu’ils aimeraient avoir/découvrir/retrouver.
***
Même s’il est de coutume de romantiser l’aspect inconscient de l’écriture – qualifiant parfois de « magie » ces choses que l’on intègre dans nos récits sans vraiment le vouloir –, j’ai quand même tendance à penser qu’on évite certaines maladresses ou bévues à bien se connaître soi-même, à comprendre pourquoi nous avons envie d’introduire tel ou tel élément dans notre livre, et à le faire en toute conscience. Pourquoi notre protagoniste ressemble-t-il à ça ? Pourquoi avons-nous choisi tel décor ? De quoi parle l’histoire ? Qu’est-ce que ça dit de nous ?
De même, s’il peut être satisfaisant de voir nos lecteurs s’enthousiasmer sur nos textes sans qu’on ne comprenne bien pourquoi, je crois qu’il est encore plus plaisant de les voir heureux et « accomplis » grâce à des ingrédients que l’on a savamment pensés et distillés dans ce but. En quoi vont-ils se retrouver dans nos personnages ? Que vont-ils pouvoir accomplir à travers eux ?
Surtout, je suis persuadé que réfléchir en ces termes augmente les chances d’obtenir du lectorat les réactions que l’on espère, et que cela réduit la probabilité d’écrire des choses qui ennuient, qui froissent ou qui braquent, alors qu’on croyait créer quelque chose de cool.
M’enfin, ce n’est que mon avis…

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Merci pour cet article de Pâques 🙂
Je trouve toujours vraiment sympa ces articles qui m’aident à comprendre l’écriture.
Ça me permet d’analyser mes lectures (et parfois de comprendre ce qui me gène dans certains livres, plutôt que de me contenter de « je n’aime pas ». A conseiller aussi aux lecteurs non écrivains, donc !
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Encore un super article, sur un sujet un peu différent, mais comme d’habitude plein de pénétration et de bon sens…
Rétrospectivement, les exemples d’« avatars fantasmés » de l’auteur dans des choses que j’ai été amené à lire me sautent au visage. Je le ressentais de façon indistincte et inconsciente, maintenant cela me frappe avec évidence. Comme tu le dis à juste titre en conclusion, c’est bien de ressentir confusément les choses ; c’est mieux d’en être parfaitement conscient et de comprendre les mécanismes en jeu.
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