Mettre en scène les trajets des personnages (ou pas)

Dans les récits, il est fréquent que les personnages soient amenés à entreprendre des voyages. En particulier lorsqu’il s’agit d’aventure et d’imaginaire, ces trajets peuvent s’avérer passionnants et bourrés de péripéties… mais ils peuvent aussi s’avérer longs, redondants et rébarbatifs. Quoi montrer, quoi raconter, quoi couper ? Et comment s’y prendre ? Réflexions.

De façon générale, la situation qui s’offre à un auteur devant des scènes de trajet se résume à un choix :

  • soit le trajet est important pour le récit d’une façon ou d’une autre (voir plus loin), et alors il va être nécessaire de le mettre en scène.
  • soit le trajet n’est pas très important, et alors mieux vaut sans doute le résumer succinctement ou le couper tout à fait du récit.

Néanmoins, ce choix peut aussi s’inverser :

  • soit le trajet est un élément que l’auteur souhaite écrire et mettre en scène, et alors il va être nécessaire de le rendre intéressant.
  • soit l’auteur souhaite au contraire se passer de ce trajet dans le récit, et alors tout va se jouer dans sa capacité à minimiser son importance.

C’est bonnet blanc et blanc bonnet, mais il peut être pertinent de réaliser que tout cela est lié aux promesses implicites et explicites que l’auteur fait, ainsi qu’au sentiment de progression ressenti par le lecteur.

Effet d’annonce

C’est ce qui vient avant le trajet qui détermine – dans la tête du lecteur – si ce déplacement des personnages va l’intéresser ou pas. Cela signifie que, en fonction de ses objectifs, l’auteur a intérêt à préparer les choses en amont :

  • si le trajet est censé être important, intégrer dans la narration l’intérêt de ce voyage permet de commencer à le rendre intéressant dans la tête du lecteur.
  • en revanche, si au contraire l’auteur ne compte pas rédiger ledit trajet, mieux vaut qu’il fasse en sorte d’en minimiser l’importance ou la portée.

Dans Le Seigneur des Anneaux, toute la scène des personnages qui peinent à franchir les montagnes dans la tempête de neige n’a qu’un but : préparer le trajet des mines de la Moria. Si ce trajet n’était pas important et que l’auteur comptait en faire une ellipse, il aurait été malheureux de mettre ainsi en exergue cet itinéraire via le choix qui incombe à Frodon.

Ce principe de base « d’effet d’annonce » est donc capital, qu’on souhaite mettre en avant un voyage à venir ou au contraire le minimiser.

Résumer ou couper

Si l’auteur ne souhaite pas mettre en scène en détail un trajet qu’il juge sans intérêt pour son récit, il dispose de deux options : utiliser un paragraphe plus ou moins court de « raconté » pour résumer ledit trajet, ou bien l’ellipse pure et simple. Dans les deux cas, le naturel avec lequel le lecteur encaissera cette absence de scène dépend de ce qui vient juste avant, càd l’effet d’annonce.

Par exemple, si on décrit les personnages sur le départ, l’un d’eux peut annoncer quelque chose comme : « Allez, en avant ! Dans trois jours, nous serons à Roque-Puy ». Pour un peu que ce trajet vers Roque-Puy n’ait pas été décrit comme particulièrement problématique, le lecteur trouvera cela parfaitement naturel si le chapitre suivant commence directement par l’arrivée à Roque-Puy.

Un autre effet utile à combiner avec celui-ci est l’effet de la « suite logique ». Il est ainsi possible de couper du texte tout ce que le lecteur s’attend naturellement à voir continuer de façon similaire.

Ainsi, si on décrit un premier jour de voyage ordinaire et qu’on laisse entendre que les trois prochains seront du même acabit, on peut aisément couper et passer directement à l’arrivée.

Néanmoins, il faut pour cela que le rythme de cette répétitivité paraisse logique. Si le voyage doit durer un mois, on peinera à croire que le trajet soit si linéaire qu’il répète trente fois le même jour de voyage ordinaire. De même, le corollaire de la suite logique est que le lecteur s’attend à une nouvelle scène si des éléments du trajet changent et cassent la « suite logique ».

Ainsi, s’il est établi que le trajet vers Roque-Puy exige de traverser une forêt puis de franchir une montagne, le récit du premier jour de trajet en forêt ne peut se suffire à lui-même. Le lecteur va s’attendre à au moins une scène montagnarde.

Une façon simple de résumer ou couper un trajet est donc :

  • de l’annoncer d’emblée comme peu important (ne pas attirer l’attention du lecteur dessus).
  • de le sous-entendre monotone et répétitif.

Aucun lecteur ne se plaindra alors qu’on ne le lui fasse pas vivre.

Utiliser les pauses textuelles

Concernant les ellipses, il est intéressant de noter que les conventions narratives de formatage du texte peuvent nous aider à faire passer la pilule du temps qui passe plus facilement. Par exemple, insérer un saut de ligne entre deux scènes laisse entendre que du temps passe. Ainsi, si on souhaite laisser passer trois jours, insérer un saut de ligne avant d’écrire « trois jours plus tard » rend l’ellipse beaucoup plus naturelle que si on se passe de cet espace vide de texte.

De la même façon, un auteur qui souhaite introduire une ellipse conséquente a intérêt à profiter d’un changement de chapitre ou d’acte/partie (si le roman est découpé ainsi). Plus la pause est forte, et plus il est possible d’introduire une ellipse longue de façon naturelle. Par exemple, si on admet qu’un saut de ligne enchaîne sur « trois jours plus tard », un changement de chapitre peut permettre de faire passer dix jours ou un mois, et attaquer carrément un nouvel acte peut permettre à l’auteur d’écrire « au printemps suivant » sans que cela ne soit choquant… la plus grande des pauses étant celle qui sépare deux tomes d’une même série.

À noter que cela se cumule avec l’effet de « suite logique » : la narration de l’auteur dans les premiers chapitres pose les bases de référence pour la suite. Ainsi, une narration omnisciente et distante d’un roman de SF se permettra peut-être de faire défiler des jours entiers dans un premier chapitre. Dans ce cas, le lecteur ne sera pas surpris si les chapitres suivants font de même. Il ne sera pas choqué non plus si un changement de chapitre ou d’acte lui fait faire des bonds de plusieurs années ou même de décennies. Alors qu’au contraire, une narration très focalisée, très immersive et « dans l’instant » va probablement respecter une unité de temps plus resserrée sur un même chapitre. Si le premier chapitre fait vivre l’existence du personnage minute par minute, un deuxième chapitre qui s’étalerait sur des semaines ferait bizarre. De façon générale, plus la narration se veut immersive, et plus l’auteur aura plus de mal à créer des ellipses longues sans que ça fasse tiquer le lecteur, qui va s’attendre à une forme de continuité dans l’immersion.

Rendre important

Concrètement, comment savoir si une scène de trajet est assez importante pour être mise en scène ? Ou bien – inversement – comment rendre plus intéressante une scène de trajet qu’on a décidé d’écrire, mais qui nous semble peu passionnante ? Comme d’habitude, la réponse se trouve dans l’acronyme ANTS.

Attachement : Si le trajet permet de faire évoluer une relation entre des personnages, ou de faire progresser un personnage dans l’une de ses problématiques internes, alors le trajet vaut le coup d’être mis en scène. Inversement, faire en sorte que le trajet renforce l’attachement du lecteur à un ou plusieurs personnages est un bon moyen de lui donner de l’intérêt (rappel sur l’attachement aux personnages ici). Cela peut être aussi simple qu’un trajet paisible permettant à deux personnages d’avoir une discussion très personnelle, ou un trajet qui met en avant une compétence précise ou un élément du passé d’un protagoniste.

Nouveauté : Si le trajet permet de mettre en exergue l’originalité d’un endroit, un worldbuilding inventif, ou un travail de recherche minutieux, le trajet sera sans doute assez intéressant pour être mis en scène. Idem si le mode de déplacement lui-même est étrange ou surprenant. Inversement, à partir du moment où l’auteur décide de mettre en scène un trajet, travailler le décor dudit trajet ou le mode de déplacement est un bon moyen de renforcer l’intérêt du passage.

Tension : Si le trajet comporte des difficultés, des obstacles, des dangers, ou que le voyage implique de l’action de quelque sorte que ce soit, le trajet mérite sans doute d’être mis en scène. Et inversement, ajouter de la tension à un trajet peut permettre de le rendre plus intéressant. Rappel : la tension ne vient pas forcément de la violence, et peut provenir par exemple de débats moraux des personnages, de choix cornéliens ou d’une soudaine urgence temporelle. De plus, toute péripétie qui sera liée à la ligne d’intrigue principale et/ou au thème du récit aura plus de sens qu’un simple aléa de voyage.

Satisfaction : Comme souvent, cette rubrique est vaste, et contient tout ce qui peut apporter du plaisir au lecteur. Par exemple, si le parcours des personnages a été jusqu’ici particulièrement rude et difficile, et qu’ils sont dans un état de souffrance avancé, une portion de trajet idyllique leur permettant de souffler peut être bénéfique à mettre en scène ; un trajet qui fait écho à des wish fulfilment, càd des « fantasmes » classiques de lecteurs, peut aussi trouver sa place (une cavalcade romantique sur la plage au coucher de soleil, un voyage dans un véhicule de grand luxe avec énormément d’attention, ou encore un déplacement par magie).

Bien entendu, qui peut le plus peut le moins, et il peut être très efficace de cumuler les effets. Si le roman comporte plusieurs scènes de voyage, il est même probablement pertinent de les varier. Par exemple, une scène de poursuite dans un décor original (tension et nouveauté) peut être suivie d’une scène de balade intime qui permet enfin à deux protagonistes de se rapprocher (attachement et satisfaction).

L’objectif est donc pour l’auteur d’identifier les occurrences de ses ANTS dans le voyage afin de construire ses scènes en fonction… ou bien d’ajouter des éléments de ANTS dans les scènes de voyage qu’il a rédigées et qu’il juge peu réussies. Quant aux étapes de trajet qu’il ne souhaite pas écrire en détail, faire en sorte de ne pas attirer l’attention du lecteur dessus et sous-entendre leur répétitivité permet de les raconter ou de les couper complètement sans effet négatif.

***

Que les personnages voyagent un peu ou beaucoup, tous les trajets qu’ils effectuent n’ont pas à figurer sur la page en détail. Peu importe leur durée réelle : c’est leur importance dans le récit et les choix de l’auteur qui vont permettre de les déployer… ou de s’en passer. Il existe des techniques pour résumer ou couper des déplacements fastidieux ou sans intérêt (il suffit de ne pas donner envie au lecteur de lire le trajet pour se permettre de ne pas l’écrire). Et il existe aussi plusieurs façons de rendre un trajet intéressant (et cela ne passe pas forcément par l’intégration de péripéties d’action). De quoi nous permettre de faire voir du pays à nos protagonistes !

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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(2 commentaires)

  1. Bonjour et merci pour cette mise au point ! Dans le cas où on coupe un voyage peu intéressant, ne faut-il pas cependant veiller à faire sentir les conséquences dudit voyage, au risque qu’il apparaisse artificiel ? Le temps qui passe, la fatigue, les changements dans le monde extérieur… autant d’éléments qui font qu’on va avoir l’impression que cette partie de l’histoire qu’on n’a pas vécue dans notre lecture a bien eu lieu.

    Aimé par 1 personne

    1. Difficile de fournir une réponse unique à cette question, puisqu’il peut y avoir beaucoup de cas différents. Néanmoins, si on a fait une ellipse, c’est *a priori* que le voyage ne portait pas trop à conséquence : s’il était censé être particulièrement difficile ou pénible, on se serait attendu à ce qu’il soit montré. Donc, de façon générale, j’aurais tendance à dire :

      • Raconter « en passant » que les personnages sont fatigués du voyage, pourquoi pas…
      • … mais mieux vaut sans doute ne pas trop insister sur les conséquences d’événements qu’on n’a pas montrés, au risque justement d’attirer l’attention du lecteur sur le fait qu’on ne les a pas montrés.

      Par exemple, il serait particulièrement malheureux de montrer un personnage blessé, ou ayant perdu son chapeau, ou aux vêtements déchirés : le lecteur ne comprendrait pas pourquoi les scènes concernées ne figurent pas dans le livre.

      À adapter en fonction de la logique, évidemment.

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