Développer des personnages de fiction : ce qui n’aide pas

Créer un « bon » personnage de fiction, ça reste toujours un sujet compliqué à traiter, parce que les termes sont abstraits. On parle de créer des personnages « forts », ou des personnages « multidimensionnels », qui ne soient pas « plats », mais tout cela veut un peu tout et rien dire. Ces dernières années, certains ont pris l’habitude de parler d’attachement, ce qui est déjà un progrès, mais ne fait pas tout. Alors, qu’est-ce qui pourrait bien nous aider à développer nos personnages de fiction ? Et surtout, qu’a-t-on tendance à faire, mais qui n’aide pas trop ? Réflexions.

Il existe, là dehors, un sacré paquet de livres, à tel point que c’en est étourdissant. Quand on réalise qu’il y a généralement de très nombreux personnages dans chaque ouvrage, ça en devient vertigineux : imaginez la population fictionnelle du monde littéraire ! Celle-ci est aussi variée que la population réelle – elle l’est même plus, quand on considère tout ce que la littérature a pu imaginer comme personnages d’elfes, de dragons, de robots ou d’extraterrestres. Il est donc à peu près certain qu’il n’existe pas de formule unique à partir de laquelle créer un bon personnage de fiction. Pourtant, certains semblent « mieux fonctionner » que d’autres, marquer les esprits et rester dans les mémoires. Comment aller dans cette direction ?

Ce qui n’aide pas : chercher le réalisme

J’avais abordé un peu ce sujet dans une vieille série d’articles intitulée Personnages de fiction Vs Vraies gens : quand on parle d’avoir des personnages « réalistes », ce dernier mot est trompeur. Les auteurs sont des espèces de prestidigitateurs, et il ne faut pas confondre « ce qu’on cherche à faire croire au lecteur » avec « ce qu’on crée ». Oui, on cherche à donner l’illusion que nos personnages sont réalistes, mais c’est un effet qu’on essaie de produire, justement parce qu’ils ne le sont pas, ne peuvent pas l’être et ne le seront jamais – et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable qu’ils le soient.

C’est le même principe qu’avec les dialogues de fiction : un dialogue de fiction est plus clair, plus utile, mieux structuré ou plus percutant qu’un dialogue de la vraie vie. Oui, on essaie de les faire « sonner juste » pour donner une illusion de réel, mais tous les dialoguistes du monde savent bien que pour obtenir ce résultat, copier de véritables discussions ne fonctionne pas du tout. Les dialogues entre de vraies gens sont emplis de parasites, ils sont chaotiques, ils sont hésitants, ils sont maladroits, ils sont confus. Insérés tels quels dans une histoire fictionnelle, ils n’ont pas l’effet escompté. C’est pareil pour les gens eux-mêmes : nous sommes toutes et tous bien trop complexes, chaotiques et brouillons pour faire des personnages de fiction acceptables.

C’est pourquoi il est utile de se souvenir de qui nous sommes (= des autrices et des auteurs) et de ce que nous cherchons à faire (= créer de bons personnages pour l’histoire fictionnelle que nous voulons écrire). Et c’est pourquoi je pense que, pour écrire de bons personnages de fiction, il faut se rappeler qu’ils sont fictionnels… et savoir ce que ça implique. Ce qui différencie la réalité de la fiction est plus important, ici, que ce qui les rapproche.

Ce qui n’aide pas : créer trop de détails

Cet instinct d’auteur découle le plus souvent du point précédent : en cherchant à rendre un personnage réaliste, on peut avoir l’envie de lui créer mille facettes et de multiplier les détails à son sujet. Cela peut passer par l’écriture de dizaines de pages de son passé (de sa naissance jusqu’au moment où l’histoire commence), ou par le remplissage de formulaires façon « tests de personnalité » listant une centaine de questions. L’idée qu’il y a derrière ces pratiques, c’est de prétendre que le personnage a une vie en dehors de l’histoire.

Or, comme ci-dessus, c’est confondre l’illusion qu’on veut créer avec la réalité. Un personnage n’a pas de vie en dehors de l’histoire : on essaie de le faire croire au lecteur, oui ; mais essayer de construire cette vie au personnage pour de vrai est contre-productif et n’a pas de sens, justement parce que c’est en dehors de l’histoire.

Quiconque a pratiqué un peu de jeu de rôle l’a sans doute expérimenté : vous aurez beau rédiger cinquante pages de background du personnage que vous voulez incarner, il n’aura aucune existence tangible tant que vous n’aurez pas commencé à jouer avec et à le mettre en scène. En revanche, en deux ou trois parties seulement, il aura acquis une consistance bien plus dense et forte, parce que les événements auront été vécus « pour de vrai » – c’est l’effet du « montrer plutôt que raconter » (« Show, don’t tell »). En littérature, c’est pareil : ce que le personnage va vivre dans l’histoire devant les yeux du lecteur sera beaucoup (beaucoup) plus fort que ce qu’il aura supposément vécu avant ou en dehors – d’où, parfois, la nécessité d’utiliser l’outil de flash-back quand on veut ramener dans le récit des éléments importants du passé.

Et le plus grand problème d’une trop grande densité d’éléments « hors histoire » est le suivant : le personnage ne peut pas être compris par le lecteur si ce dernier n’a pas accès à ces éléments hors cadre, et c’est un travail difficile pour l’auteur de les exposer. Faire agir un personnage d’une certaine façon à cause de la réponse 53 d’un formulaire, ça peut sembler cohérent, mais ça n’a de sens que si le lecteur connaît la réponse de la question 53. Faire agir un personnage conformément à un passé tragique de cinquante pages rédigé sur le disque dur de l’auteur, ça impose de faire connaître au lecteur ces éléments de background. Ainsi, plus un auteur crée de détails « hors récit » à son personnage, plus il se complique la tâche (= raconter son histoire).

C’est l’une des différences d’un personnage de fiction par rapport à une personne réelle : la création se concentre essentiellement sur les détails « utiles » du personnage de fiction, c’est-à-dire ceux qui serviront l’histoire (et c’est déjà énorme !). Nous, personnes réelles, ne pouvons hélas pas faire autrement que de nous trimballer en permanence 100% de nos existences (ce qui nous rend inutilement complexes et impossibles à cerner – y compris pour nos proches, pour nous-mêmes ou pour nos psys).

Ce qui n’aide pas : créer indépendamment et de la même façon

On pourrait penser qu’un personnage de fiction est un personnage de fiction : point. Que tous les personnages sont pensés selon le même moule, et qu’une fois qu’un auteur « sait créer un personnage », il n’a qu’à procéder de la même façon à chaque fois. On pourrait par exemple remplir dix formulaires de cent questions, et obtenir ainsi dix personnages directement utilisables. Non ?

Eh bien non. Parce qu’on obtiendrait ainsi dix profils distincts sans liens entre eux, et sans liens avec l’histoire. Ce serait comme faire un casting d’acteurs pour un film avec comme seul critère de base « il me faut juste dix personnes différentes ». On se doute bien que ce n’est pas comme ça que ça se passe au cinéma, car c’est là une autre différence entre un personnage de fiction et une personne réelle : on fait venir un personnage de fiction dans l’histoire pour une raison, il a un rôle à jouer, un sens, une trajectoire – si ce n’était pas le cas, il aurait beaucoup de chances de générer de l’ennui ou de la confusion.

Tous les personnages d’un récit ne sont donc pas « castés » de la même façon : ils le sont en fonction de l’histoire, de leur rôle dedans, et des autres personnages.

  • L’histoire – Tout ce que l’auteur connaît déjà de son récit à venir (que ce soit simplement une tendance thématique ou un scénario complet très détaillé) va servir à créer le personnage. En quoi le personnage est en lien avec le thème ? Que va-t-il se passer dans le récit, et de quoi le personnage aura-t-il besoin pour agir dans l’intrigue ? Va-t-il changer en cours d’histoire ? Si oui, comment doit-il être au début et comment sera-t-il à la fin ?
  • Le rôle – Les personnages ne possèdent pas les mêmes caractéristiques selon leur rôle dans l’histoire : c’est utile qu’un protagoniste soit attachant, alors il est probable que l’auteur réfléchisse à comment rendre son protagoniste attachant ; mais l’antagoniste, lui, a surtout besoin d’être menaçant, ce qui n’est pas la même réflexion à mener.
  • Les autres personnages – Créer les personnages d’un récit, c’est comme monter une équipe dans un sport collectif : on crée les personnages en fonction les uns des autres. Tout ce que l’auteur connaît des autres personnages va l’aider à créer un personnage donné : on ne crée peut-être pas un protagoniste principal de la même façon qu’un antagoniste, mais en revanche on crée l’antagoniste en fonction du protagoniste (et vice versa).

Ce qui aide

Pour résumer, ce qui aide à créer des personnages de fiction, c’est justement de cerner en quoi la fiction est différente de la vraie vie. Ainsi, on se facilite la tâche quand :

  • Les personnages sont spécifiques à l’histoire qui est racontée. Plus ils sont distincts et marqués, et moins ils pourraient servir dans un autre récit – et c’est exactement ça qu’on cherche.
  • Les personnages ont une motivation forte et claire en guise de moteur, au moment où se déroule cette histoire – c’est même souvent ça qui crée l’histoire.
  • Les personnages sont liés à la structure de l’histoire : il peut s’agir d’un arc narratif complet (pour un personnage majeur), comme d’un simple rapport au thème qui vient en support de l’intrigue. Cela permet de clarifier ledit personnage pour le lecteur, de le rendre plus solide, plus stable. On voit d’où il vient et où il va, on comprend pourquoi il est là. Comprendre un personnage permet de s’y identifier.
  • Les personnages ne sont pas des blocs de marbre figés par ce que l’auteur a pu coucher sur une fiche de personnage statique : les personnages agiront probablement différemment en fonction du contexte dans lequel ils se trouveront, et ils agiront probablement à la fin du livre différemment qu’ils ne l’ont fait au début.

Voir aussi : Création de personnages : trois tamis

***

Mais tout cela, ça ne reste que de vagues guides, n’est-ce pas ? Il n’existe pas de formule toute faite, justement à cause de la nature des personnages de fiction : chaque personnage dépend de l’histoire racontée (infinité de possibilités), de son rôle dans celle-ci (beaucoup de possibilités) et des autres personnages impliqués (no comment). Il est donc difficile de dire comment un personnage devrait être, dans l’absolu, sans rien connaître d’un projet donné.

Il me semble néanmoins utile de se rappeler ce qu’un personnage de fiction n’est pas : il n’est pas une vraie personne, n’a pas vraiment vécu de nombreuses années avant que l’histoire ne débute, et n’a pas une vie à lui indépendante en dehors du récit. Ça, c’est ce qu’on essaie de faire croire, l’illusion qu’on tisse devant les yeux des lecteurs. Ce n’est pas ce qu’on crée vraiment.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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(5 commentaires)

  1. Merci pour cet article. Il rejoint mon expérience avec les (longues ;-)) listes de questions préalables sur les personnages : j’ai fait cet exercice pour deux personnages principaux. Il n’en est résulté que deux personnages ‘normalisés’ et pire : des caricatures. Après cinq pages d’écriture en situation, en action, ils avaient commencé à vivre leur vie et pris leur indépendance par rapport aux questions. Si j’avais voulu respecter coûte que coûte mes réponses-personnages, elles auraient fonctionné comme un carcan et non comme une aide à l’écriture.

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    1. Oui. C’est vraiment un outil qui ne va pas dans la bonne direction (voire même qui va franchement à contresens de ce qu’un auteur de fiction vise). En même temps, j’en entends moins parler qu’à une époque, j’espère que ça passe de mode chez les gens qui débutent 🙂

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  2. Honnêtement je trouve que les vrais gens ressemblent beaucoup plus aux personnages de fiction qu’ils veulent bien l’admettre. La complexité d’un individu est exponentielle mais on n’en observe en pratique que la partie émergée de l’iceberg. Pareil pour les groupes thématiques, les gens ne se rencontrent pas non plus complètement au hasard, au contraire !

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