Faire passer les émotions et les sentiments

Tous les lecteurs ne tirent pas le même plaisir d’un roman, mais ressentir quelque chose – des émotions, des sentiments – est l’une de leurs attentes récurrentes. Pour l’auteur, savoir communiquer celles des personnages est donc quelque chose d’important, qu’il est possible de faire de plusieurs façons… mais c’est souvent plus difficile qu’il n’y paraît. Et est-ce que ce n’est qu’un problème de narration ? Pas si sûr.

Imaginons que le personnage du roman que je suis en train d’écrire, Sarah, tente d’ouvrir une porte mais bute sur la poignée verrouillée. Comment puis-je traduire ses émotions sur le moment ? De fait, il existe plusieurs options dans la boîte à outils de l’auteur.

Raconter l’émotion

Raconter l’émotion consiste à simplement écrire celle-ci sur la page. Le personnage est frustré ? Pourquoi ne pas dire le terme ?

Ex 1 : Sarah tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée ! Elle s’en sentit terriblement frustrée.

Avantage : c’est très simple et très clair. Inconvénient : c’est du « raconté », donc peu immersif. Cela signifie que nous n’avons pas le sentiment d’être dans la tête de Sarah au moment où elle ressent cette émotion. Intellectuellement, nous comprenons, mais nous ne ressentons pas grand-chose. Ce type d’usage trouve surtout sa place dans les récits « à narrateurs » (narrateur omniscient, 1ère personne au passé), où la distance narrative existe déjà par défaut. En particulier (rappel) cette formulation qui inclut un verbe de pensée ou de ressenti crée de la distance narrative.

Problème : puisque le rendu final est assez plat, on peut avoir envie 1) d’en mettre plusieurs couches afin de renforcer l’émotion et 2) d’user de métaphores abstraites et un brin grandiloquentes.

Ex 2 : Sarah tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée ! Elle fut submergée d’une frustration immense, un tsunami qui l’engloutit tout entière. Elle ne parvint plus à penser, l’esprit complètement figé et vide, bloqué par cette impossibilité.

On peut très vite basculer dans ce qu’on appelle l’écriture mélodramatique. Ce type d’usage peut trouver sa place dans des contextes spécifiques, mais ça donne souvent un ressenti exagéré, voire un peu comique ou kitsch.

Une autre option est de revenir à la sobriété de l’exemple 1, mais cette fois dépourvu de la distance narrative introduite par le verbe de pensée.

Ex 3 : Sarah tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée ! Frustration.

Ce minimalisme absolu (juste le nom de l’émotion) a l’avantage d’être très court et direct. Cela peut fonctionner lors d’une scène d’action où l’on n’a pas le temps de s’épancher avant de passer à la suite.

Exemple supplémentaire

« Je te quitte, Jean. »

Peine, tristesse, colère aussi. Un tourbillon d’émotions s’empara de lui, jusqu’à ce qu’il ne sache plus très bien ce qu’il ressentait. Un gouffre insondable s’ouvrit sous ses pieds et sa vie sembla s’effondrer comme ces grands buildings insalubres qu’on dynamite.

Montrer (les manifestions physiques de) l’émotion

Les émotions sont le plus souvent intériorisées, mais elles ont aussi parfois des aspects visibles : des réactions corporelles (sueur, frisson, rougissement), des attitudes (piétiner, se gratter, se frotter les mains), etc.

Ex 1 : Sarah tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée ! Elle frappa le battant de la paume de son poing, puis y posa son front.

Cette pratique a l’avantage de ses inconvénients : d’un côté, une attitude claire permet de transmettre efficacement l’émotion ; de l’autre, les attitudes plus les plus claires sont les plus codées, c’est-à-dire aussi les plus clichées. C’est pourquoi ces éléments gagnent à être utilisés avec parcimonie, en combinaison d’autres façons de faire.

Les émotions transparaissent également dans les dialogues, à la fois dans les phrases prononcées et les mots choisis, mais aussi dans le ton utilisé.

Ex 2 : Sarah tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée !

« Raaah ! Mais c’est pas vrai ! » s’écria-t-elle.

Là aussi, c’est affaire de dosage pour ne pas tomber dans les exagérations qui sonnent faux.

Exemple supplémentaire

« Je te quitte, Jean. »

Une boule gonfla au fond de sa gorge, et il se sentit obligé d’ouvrir la bouche pour mieux respirer. Cela sembla ouvrir des vannes en lui, et il battit des paupières pour refouler les larmes.

Montrer les pensées

Le plus grand avantage du média écrit sur les médias visuels est probablement celui-ci : être capable de montrer directement ce qui passe par la tête des personnages. Cela dépend évidemment de la narration choisie, et ne s’applique pas pareil en fonction des cas, mais les narrations en focalisation interne (3ème personne focalisée, 1ère personne au présent) permettent ainsi de véhiculer la pensée du protagoniste… et donc ses émotions.

Ex 1 : Elle tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée ! Non ! Non, non, non ! Elle devait absolument sortir d’ici ! Vite !

À noter que « montrer les pensées » se fait de façon subjective, càd que le texte est censé exprimer les biais du personnage… ce qui est un excellent moyen d’enrichir son caractère tout en reflétant ce qu’il ressent.

Ex 2 : Elle tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée ! Non ! Mais c’était pas possible, ça ! Pourquoi c’était toujours à elle que ça arrivait, ces choses-là ?

Exemple supplémentaire

« Je te quitte, Jean. »

Que… quoi ? Non. Non, elle ne pouvait pas lui faire ça ! Pas la veille des six ans d’Amélie ! Il lui avait promis un pique-nique en famille, il avait acheté tous les ingrédients pour la salade ce matin ! Elle était dans sa chambre en ce moment même, à les dessiner tous les trois au bord de la rivière sous un soleil souriant ! Judith ne pouvait pas… n’avait pas le droit… aurait dû attendre…

Narration ou dramaturgie ?

Évidemment, quand on parle de décrire les émotions et sentiments, on pense en premier à la façon de les exprimer, au wordcraft, mais transmettre les émotions du personnage n’est-il qu’une affaire de style ? De mots bien trouvés et de phrases bien faites ? Probablement pas. Il est difficile de mettre en exergue par les mots une émotion si celle-ci n’existe pas déjà dans ce qui se passe, càd si elle ne découle pas d’un travail préalable de dramaturgie.

Imaginons que l’exemple utilisé depuis le début soit l’ouverture d’un roman, son incipit. Quelle que soit la formulation, le lecteur comprend que Sarah veut ouvrir cette porte, et qu’elle est frustrée parce que le battant est verrouillé. Néanmoins, sans plus d’éléments, l’émotion ressentie par le lecteur est forcément limitée.

Imaginons maintenant que cette scène arrive dans la dernière partie du livre. Sarah est poursuivie par un tueur dans un bâtiment vide, de nuit, et après une course-poursuite tendue, elle pense avoir enfin trouvé l’issue salvatrice la menant à l’extérieur. Le lecteur y croit aussi.

Ex : Sarah tenta d’ouvrir la porte. Verrouillée !

Avec le contexte, il n’est même plus si sûr que l’auteur ait besoin de décrire l’émotion ressentie par Sarah : le lecteur va ressentir la frustration en personne dès qu’il lira « verrouillée ! ».

Et c’est valable pour la plupart des émotions des personnages. Si l’auteur prévoit que le protagoniste soit dévasté au chapitre 20 par la mort d’un proche, il aura bien du mal à faire ressortir cette émotion grâce à son style s’il n’a pas fait l’effort en amont de créer de l’attachement pour le proche en question. S’il l’a fait et bien fait, le lecteur éprouvera de la peine à la mort du personnage de manière naturelle. Mais si ce personnage destiné à mourir n’est pas apparu dans le texte, ou de façon pas assez attachante, l’auteur devra faire beaucoup d’efforts pour mettre en mots la tristesse du protagoniste, et l’émotion aura du mal à émerger de toute façon.

Il est difficile de faire ressentir la frustration du personnage si on ne sait pas ce qu’il veut, pourquoi c’est important pour lui, et en quoi l’obstacle l’empêche de l’obtenir ; il est difficile de faire ressentir la peur du personnage si on ne sait pas ce qu’il craint et quels sont les enjeux ; il est difficile de faire ressentir la colère du personnage si on ne sait pas ce qui le vexe, le révolte ou le frustre. Etc.

Il est donc utile de se rappeler que l’émotion vient d’abord (chronologiquement) de ce qui se passe dans l’histoire, puis (seulement dans un second temps) de la façon dont c’est exprimé dans le texte. Ainsi, quand on a l’impression qu’on a du mal à traduire une émotion par les mots, il peut être pertinent de se demander si on a bien « créé » l’émotion en amont – c’est généralement un travail de dramaturgie :

  • Explicitation des besoins, désirs et enjeux.
  • Mise en place d’une Préparation en vue d’un paiement (comme pour la mort d’un personnage censée être touchante).

Une question d’attachement

Dernier point : à récit dramatique identique (par exemple, quelqu’un vient d’avoir un accident), nous sommes plus touchés par un malheur qui arrive à un proche qu’à un parfait inconnu. Transmettre l’émotion d’un personnage vers le lecteur est donc fortement facilité par l’attachement du lecteur pour le personnage. Cela demande donc un peu de préparation, et induit qu’il est plus difficile de faire partager des émotions fortes au tout premier chapitre d’un récit, alors que le lecteur ne connaît pas encore les personnages.

En corollaire, un drame qui arrive à un personnage que le lecteur déteste aura bien du mal à provoquer en lui de la tristesse (bien au contraire). Ainsi, si le travail d’attachement au protagoniste est raté, il est bien difficile pour l’auteur de faire ressentir les émotions de celui-ci au lecteur. C’est le moment d’aller relire de précédents articles comme : Faire aimer ses personnages ; Relation Personnages/Lecteur : bonbons et épinards ; 12 traits pour faire aimer votre héros.

***

Les passages « racontés » et les métaphores, ne sont pas forcément à bannir de nos textes (ils sont seulement plus ou moins bienvenus selon les narrations). Il ne faut pas s’interdire non plus les réactions physiques, le rouge au joue ou la sueur au front. Mais il est important de comprendre qu’ils véhiculent généralement beaucoup moins d’émotions que les pensées du personnage… et que l’émotion vient d’abord de la dramaturgie de l’histoire, de ce qui se passe dans le texte. Pour tout ce qui est émotions et sentiments, le style peut sublimer un moment, mais rarement créer de l’émotion là où il n’y en a pas.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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