« Non, mais j’ai juste une poussière dans l’œil je te dis !
– C’est ça ! »
Si les personnages sont si importants dans un récit de fiction, c’est parce qu’ils nous renvoient aux choses de la vraie vie, en particulier les sentiments et les émotions. Hélas, ce n’est pas si simple de transmettre de l’émotion par des mots : écrire que le personnage est triste ne rend pas automatiquement le lecteur triste. Quand on se penche sur le sujet, on constate que – comme d’habitude – les armes à notre disposition en tant qu’auteurs dépendent avant tout de la narration choisie. Viens, on en parle.
L’une des différences fondamentales entre les narrations, c’est le fait d’écrire avec une focalisation interne à un personnage, ou à l’aide d’une focalisation externe. Dans le premier cas, l’auteur doit parvenir à transmettre les émotions comme si elles étaient vécues « de l’intérieur » ; dans le second cas, les émotions devraient être décrites comme si elles étaient observées de l’extérieur.
Focalisation interne
1 – Montrer les pensées
J’en avais fait un article spécialement dédié intitulé Montrer les émotions et les sentiments : en focalisation interne, l’un des meilleurs moyens de véhiculer les émotions du protagoniste est de « montrer » ses pensées en direct. Ce qui lui passe par la tête à l’instant précis d’un moment fort, c’est ce qui existe de plus émotionnel, même si le personnage demeure complètement immobile et impassible. Et je ne parle pas de son ressenti : je parle de ce qu’il pense.
Exemple :
« Je te quitte, Jean. »
Que… quoi ? Non. Non, Judith ne pouvait pas lui faire ça. Pas la veille des six ans d’Amélie ! Il avait promis à Amélie un pique-nique en famille, il avait acheté tous les ingrédients pour la salade ce matin ! Elle était dans sa chambre en ce moment même, à les dessiner tous les trois souriant au bord de la rivière ! Judith ne pouvait pas… n’avait pas le droit… aurait dû attendre…
Dans cet exemple, le personnage éprouve une seconde d’incompréhension et de déni. Puis, sa première pensée va à sa fille, et à la première conséquence directe de cette rupture annoncée, à savoir la journée gâchée du lendemain. Dans les derniers mots, les reformulations laissent entrevoir sa confusion, ainsi qu’une pointe de colère qui survient.
2 – Sensations internes
Quand nous ressentons des émotions fortes, nous le ressentons dans notre corps, n’est-ce pas ? Bouffée de chaleur et transpiration, tic nerveux, tremblements : un bon moyen de faire ressentir une émotion de l’intérieur est de rappeler au lecteur des réactions physiques que nous avons toutes et tous ressenties. Attention, il est assez facile d’en faire trop avec les ressentis corporels, et de tomber dans l’exagération et le mélodrame. Néanmoins, en « assaisonnement » (par exemple d’un passage où les sentiments sont montrés), cela ajoute un peu de ressentis physiques au goût de réel.
Exemple :
« Je te quitte, Jean. »
Que… quoi ? Non. Non, Judith ne pouvait pas lui faire ça, pas la veille des six ans d’Amélie ! Une boule gonfla au fond de sa gorge, et il battit des paupières pour refouler les larmes : il avait promis à Amélie un pique-nique en famille, il avait acheté tous les ingrédients pour la salade ce matin !
Dans cet exemple, les sensations corporelles viennent s’additionner aux pensées pour rendre la scène plus sensorielle.
3 – Descriptions biaisées
Décrire ce qui se passe en assumant que l’avis du protagoniste est biaisé est un excellent moyen de véhiculer ce qu’il ressent sans le dire explicitement, et c’est donc très efficace. C’est gagnant-gagnant, puisque cela renforce également la focalisation interne. Par exemple, faire la description de différentes personnes avec le point de vue biaisé du personnage, cela peut suffire à nous faire ressentir celles qu’il apprécie ou n’aime pas, sans avoir besoin de nous le préciser.
Exemple :
Franck connaissait les frères Godiot depuis l’école primaire. Dans sa tête, il appelait le cadet « l’abruti », à cause de ses yeux bêtes et de son rire de hyène. Il avait un grand front, sans doute une bosse qui n’avait jamais dégonflé après avoir été bercé trop près du mur.
Dans cet exemple, il est évident que la description du frère Godiot n’est pas l’œuvre d’un narrateur impartial, mais bien du personnage de Franck. On perçoit son profond mépris, et en même temps le « dans sa tête » laisse entendre que Franck n’ose pas dire ça tout haut.
4 – Madeleine de Proust
En fait, c’est comme cela que les émotions remontent de la page vers le lecteur : c’est parce que la scène qu’il lit le renvoie à quelque chose qu’il a déjà vécu que les mots le touchent (ou pas). Il en va donc de même pour un personnage de fiction : ce qu’il vit peut le renvoyer à une scène ou une image forte de son passé, et décrire celle-ci peut entraîner une réaction en chaîne chez le lecteur. Le personnage vit quelque chose > cela lui rappelle un événement passé fortement connoté > cela le touche, et le lecteur avec.
Exemple :
Franck connaissait les frères Godiot depuis l’école primaire. Dans sa tête, il appelait le cadet « l’abruti » – ça datait du jour où Michaël Godiot lui avait enfoncé la tête dans la cuvette des toilettes en riant comme un demeuré, devant plusieurs élèves de la classe.
Dans cet exemple, la réminiscence – en une courte phrase – montre clairement quel genre de personnage est le frangin Godiot, et sous-entend tout aussi clairement le mélange de colère, de honte et de crainte que le personnage ressent à son endroit.
Il est possible de véhiculer des émotions par d’autres biais (voir plus loin), mais en focalisation interne, nous gagnons à le faire grâce à ces techniques-ci pour une raison très simple : parce que ce sont des outils propres à la focalisation interne, et qu’ils renforcent ainsi l’immersion du lecteur dans le personnage.
Focalisation externe
1 – Langage corporel
Si nous ne sommes pas à l’intérieur du personnage qui ressent l’émotion mais à l’extérieur, son langage corporel peut nous en apprendre beaucoup sur ce qu’il ressent. En réalité, dans la vie, nous percevons de nombreuses choses par ce biais. Le problème, c’est qu’il s’agit souvent de choses très subtiles et pas toujours simples à transcrire en mots : si seulement tous les gens en colère serraient les poings, la vie serait tellement plus simple ! Pour éviter de ressasser toujours les mêmes clichés, l’observation de la vie réelle est utile. Et, comme pour les sensations internes, mieux vaut en utiliser un dosage très raisonné.
Exemple :
Mr Durant goûta la première bouchée de sa sole meunière et esquissa aussitôt une imperceptible moue guindée – juste le coin de sa lèvre qui remonta le temps d’un battement de paupière. Il reposa ses couverts à poisson, se redressa bien droit et se mit à scruter la salle du restaurant de droite et de gauche. Il repéra la serveuse et ne la lâcha plus du regard, l’index tapotant lentement sur la table, prêt à se lever dès que la jeune femme ferait volte-face.
Dans cet exemple, même si on étudie le personnage de l’extérieur et que nous ne savons pas ce qui se passe dans sa tête, son langage corporel nous fait comprendre qu’il n’a pas l’intention d’appeler la serveuse pour complimenter le chef.
2 – Jouer avec la prose
Pas toujours, mais généralement, une narration en focalisation externe permet plus de liberté avec la prose (en particulier avec l’emploi d’un narrateur omniscient). Cela permet de déployer des figures de style – analogie, opposition, amplification… – qui permettent de mettre l’emphase sur l’émotion. À défaut d’être immersive, cette façon de faire peut avoir l’avantage d’être poétique, drôle ou frappante… et donc d’atteindre son but.
Exemple :
Mr Durant goûta la première bouchée de sa sole meunière et esquissa aussitôt une grimace. Non, pas une grimace, une moue. Non, pas une moue, à peine une fugace mine guindée. Il reposa ses couverts, se redressa bien droit et se mit à scruter la salle du restaurant de droite et de gauche, tel un suricate – mais un suricate remonté, et assez affamé pour manger un aigle.
Ici, le jeu de réduction de la grimace souligne la réserve du personnage en étant pourtant clair sur son ressenti. L’image du suricate est évocatrice pour un lecteur et est très visuelle ; la fin de la phrase clarifie les intentions du personnage.
3 – Dialogues
Dans la vie, nous percevons aussi l’émotion des gens avec qui nous sommes par la façon dont ils s’expriment, ce qui inclut à la fois le langage corporel cité ci-dessus, mais aussi simplement ce qu’ils disent, les idées qu’ils développent, les mots qu’ils emploient… et les choses qu’ils taisent, aussi.
Exemple :
« Richard ? Qu’y a-t-il ? Elle a l’air parfaite, cette sole !
— Parfaite ? Tu appelles « ça » de la perfection.
— Tu n’en as goûté qu’un infime morceau et tu n’as pas encore touché à la sauce !
— Laisse-moi voir ça avec le chef.
— Oh, Richard, s’il te plaît…
— Il n’y a pas de “Richard s’il te plaît”, je sais encore ce qu’est censée être une sole meunière, nom de Dieu ! »
Dans cet échange, on sent que la personne qui déjeune avec le dénommé Richard connaît bien l’attitude à laquelle elle est confrontée (on perçoit sa lassitude de devoir y faire face encore une fois), et on devine en Richard un client de restaurant outrageusement exigeant et pinailleur (qui estime mieux connaître la recette que le chef). Le juron final ne laisse aucun doute sur son agacement.
***
L’émotion, en fiction, ce n’est pas simple : cela nécessite déjà que l’auteur dispose d’une solide empathie lui-même, afin de comprendre ce qu’une personne ressent selon les situations ; et puis, il faut « trouver les mots » pour déclencher chez le lecteur un ressenti équivalent. Personnellement, je pense que les narrations en focalisation interne sont devenues plus courantes justement parce qu’elles permettent cette immersion plus intime et touchante (pour peu que l’auteur résiste au « raconté » et qu’il utilise en priorité les outils listés en première partie de cet article). Ensuite, tout est une question de dosage, et en ce sens il n’existe aucun équilibre parfait : ce sera toujours trop ou trop peu pour quelqu’un. La variété et les touches spécifiques sont, à mon sens, des objectifs louables. En tant que lecteur, j’ai un peu de mal avec les textes qui en font des tonnes (en détaillant une émotion sur dix lignes), et les tons mélodramatiques.
M’enfin, ce n’est que mon avis…

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Bonjour Stéphane,
le lien pour te soutenir, pointe-t-il au bon endroit ?
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Merci de la remarque Sélène ! Effectivement, WordPress m’avait fait des bêtises et je n’avais pas remarqué. C’est corrigé.
Et merci à celles et ceux qui envisagent et font ce genre de dons ponctuels !
🙂
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Encore un super article qui donne à réfléchir sur son écriture, merci Stéphane!
Chez moi on ne fait pas non plus que serrer les poings, on brise le verre qu’on tenait, on lance des regards noirs, on serre les dents, on trépigne de la paupière, et on étire des rictus mauvais à peine contenus. Evidemment, pas tout à la fois. (Quoi que…)
Rox
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