J’ai déjà parlé sur ce blog de la narration à la 1ère personne au passé, en particulier dans la série d’articles Choisir sa narration. L’idée était alors de t’aider à déterminer si cette narration était adaptée ou pas à ton projet, en évoquant ses avantages et inconvénients. Mais… disons maintenant que tu veux écrire avec cette narration. Comment en tirer le meilleur parti ? À quoi devrais-tu accorder de l’attention pour exploiter au mieux ses avantages ? Viens, on en parle.
Dans cette narration, un personnage nous raconte une histoire qui lui est arrivée par le passé. C’est sans doute la plus naturelle des narrations, puisque nous l’utilisons tous régulièrement dans la vie quotidienne, et ce depuis que nous sommes gamins : le soir on raconte notre journée à nos proches, le week-end on raconte à nos amis nos anecdotes de la semaine, ou bien nos vacances de l’été passé, etc.
Quelques exemples de romans avec cette narration : L’Assassin royal de Robin Hobb, Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski, Le Goût de l’immortalité de Catherine Dufour.
Ce que cette narration induit
Techniquement, que se passe-t-il quand un personnage nous raconte son histoire à la première personne et au passé ? Le plus important est sans doute de comprendre que le personnage-narrateur se dédouble. Il existe en deux exemplaires dans le livre : il y a celui qui raconte (la « version actuelle » du personnage) ; et il y a celui qui vit l’aventure (sa « version passée »). Cela signifie que :
- Le personnage-narrateur sait aujourd’hui des choses que son « moi du passé » ignorait au moment des faits, et en tant que narrateur il dispose donc de certains « pouvoirs » d’un narrateur omniscient.
- Il y a forcément une certaine distance narrative dans le texte. Celle-ci provient à la fois de la distance dans le temps (le lecteur a conscience que les événements sont passés, et que le narrateur en a réchappé) et de la distance avec le personnage (nous ne sommes pas dans la tête du personnage du passé, il y a un narrateur entre nous et l’action, c’est seulement sa version présente qui nous parle, avec tout le recul qu’il a acquis depuis).
Cette narration n’est donc pas tout à fait le « haut du panier » côté immersion, mais la complicité qui se crée avec le personnage-narrateur – qui se confie à nous, lecteurs – est très plaisante. De plus, le narrateur peut jouer avec cette distance : lors des moments où ça compte, le récit peut se faire très focalisé si le conteur le souhaite.
1. Le pouvoir du futur
Certes, le personnage-narrateur qui nous parle aujourd’hui n’est pas vraiment omniscient. Néanmoins, il sait ce qu’il s’est passé pour lui et connaît la fin de l’histoire. De plus, il a du recul sur les événements, sur ses erreurs, sur les causes qui ont produit certaines conséquences, et il a peut-être obtenu des informations sur certains sujets depuis. Cela lui fournit certains « pouvoirs » du narrateur omniscient, à savoir la capacité à utiliser l’ironie dramatique, à colorer le texte d’explications annexes, à faire de l’humour sur des sujets graves, etc.
Attention :
- C’est quand même limité à ce que le « narrateur actuel » connaît ! Il ne peut toujours pas nous dire ce qui se passait dans la tête d’autres personnages, ou nous raconter des choses dont il ignore l’existence. Il n’est pas vraiment omniscient.
- Le narrateur n’a souvent aucune raison de cacher ces informations ! Ce n’est donc pas une bonne narration pour les auteurs cachottiers. Néanmoins, puisque le narrateur nous raconte une histoire, il peut faire exprès de ménager son suspens… mais alors il est primordial de faire comprendre à qui il s’adresse et pourquoi il le fait.
Ce point est d’ailleurs un point fort de cette narration : puisque le narrateur sait qu’il s’adresse à une audience, il peut facilement et volontairement ajouter des éclaircissements à l’attention de ses lecteurs (là où la narration focalisée a parfois bien du mal à exposer certaines choses simples).
Exemple :
C’était un véhicule magnifique, que cette Limo-13. Elle n’était fabriquée qu’en toute petite série, pour de richissimes snobs. Il paraît que le « 13 » n’était pas vraiment le numéro du modèle, juste un chiffre en référence à la chance parce qu’il fallait littéralement une bonne fortune pour en posséder une. Fatalité, la marqua a fait faillite trois ans plus tard, mais à l’époque c’était vraiment le top du top.
Autre avantage normalement réservé au narrateur omniscient : nous sommes en « raconté », et le narrateur peut donc à loisir mettre l’action en « pause » pour faire un aparté. Cela ne gêne pas l’action car c’est assez naturel dans ce type narration. Evidemment, même si cela est naturel, ça ralentit l’action, donc mieux vaut éviter de le faire en permanence et lors de scènes censées être rapides.
Exemple :
Je rechargeais mon arme à la va-vite, et en tremblant, accroupi derrière le muret. C’était un « six-coups » à barillet, ce genre de truc antique, et il suffit d’avoir été pris une fois dans une fusillade avec ce genre de machin pour comprendre pourquoi on a inventé les chargeurs. Entrer chaque balle dans son logement était une épreuve de nerfs, et je m’attendais à me faire toucher d’un instant à l’autre sans pouvoir riposter. Putain, magne, magne ! que je me disais. Et ouais, dans ces moments-là on n’est pas poli, je vous le garantis.
Enfin, puisque c’est une narration qui assume son statut de présentation (au lieu d’une représentation), elle peut impliquer directement son destinataire, pour peu que l’auteur ait défini clairement à qui s’adresse le personnage.
Exemple :
Monsieur Kopler était un salopard. Mais vous avez dû le rencontrer, non, puisque vous « jouiez » dans la même « branche » que moi ? Mais passons. Même si vous n’êtes pas du même avis, je le répète : Monsieur Kopler était un salopard. Un bon gros salopard. Et ne jouez pas les outrés devant mon langage, vous saviez bien à quel genre d’individu vous vous adressiez en me demandant ce compte-rendu.
2. Jouer avec la distance
Selon ses besoins, le narrateur peut parler de son « ancien moi » à distance, ou bien se « refocaliser en lui-même » pour donner de l’importance à la scène. Il est le narrateur, et c’est lui qui décide donc quand il doit raconter ou montrer. Exemples :
Raconté :
À cette époque, mon père m’interdisait d’aller à l’école et ne voulait pas que j’apprenne à lire. Je me contentais donc des travaux des champs.
Montré :
« Moi vivant, jamais mon fils n’ira à l’école des curés ! » s’emporta mon père.
Je devinais la diatribe qui allait suivre – je l’avais déjà entendue plusieurs fois, et c’était toujours la même. Alors je m’éclipsais, baissant le menton, retroussant mes manches, sortant sur le perron ensoleillé, puis empruntant le petit sentier de terre ocre menant aux champs.
Le narrateur accentue ou relâche la distance selon le besoin de son récit. En jouant ainsi avec la proximité, il peut soudain (pour une scène à l’intensité importante) utiliser une narration très focalisée (il le peut, puisqu’il est en capacité de nous placer dans sa tête de l’époque), pour revenir ensuite à une narration plus distante (il le peut, puisqu’il sait tout de l’histoire et qu’il peut donc résumer un passage où il ne se passe pas grand-chose, ou qui ne serait pas très intéressant).
Exemple :
« On leur farcit la tête au sujet de la ville et de la bonne société, et après ils partent. C’est ça que tu veux, Margaret ? Que notre petit Carl parte de la ferme ? »
Moi, quitter la ferme ? Pour aller où ? Pour faire quoi ? Loin de ma mère ? Je ne voulais pas quitter ma mère. Mon père avait tort. Je voulais juste apprendre à lire et à écrire ! Je ne parvenais pas à imaginer que ça puisse me donner envie de m’en aller d’ici.
Que voulez-vous ! On ne comprend pas à cet âge, n’est-ce pas ? C’est pourtant bien ce qui se produisit, et c’est bien la raison pour laquelle je suis capable de vous faire ce récit aujourd’hui : j’ai été à l’école, j’ai appris à lire et à écrire, puis j’ai quitté la ferme.
Dans cet exemple, le début est très focalisé (discours direct du père, pensées directes du personnage de l’époque), puis arrivent des commentaires qui sont à l’évidence issus du narrateur d’aujourd’hui. En un instant, le récit reprend de la distance.
Développer la voix du personnage
Réussir à créer une « voix » pour son personnage est probablement la principale difficulté dans cette narration. Plusieurs axes de réflexion peuvent t’aider :
- Définir le niveau de langage du personnage, selon qui il est et à qui il s’adresse. Souvent, c’est une narration moins formelle qu’une autre narration, mais certains narrateurs à la 1ère personne s’expriment très bien. Se demander si le personnage fait son récit à l’oral ou à l’écrit peut compter, car on ne s’exprime pas pareil selon ces cas. Des tics de langages discrets ou des expressions habituelles peuvent bien aider à affirmer une identité.
- Penser à ajouter régulièrement des anecdotes intéressantes ou des avis sur les gens et les événements. Un personnage n’est jamais neutre, et si ce n’est pas pour colorer le récit de ses opinions, cette narration n’a pas d’intérêt. C’est cela qui permet de montrer « qui » il est : raconter de façon biaisée, par son prisme.
- Définir à qui s’adresse le personnage-narrateur, et pour quelle raison il le fait. Nous sommes tous des narrateurs contextuels : on ne s’exprime pas pareil selon notre interlocuteur, et le plus souvent il y a une intention derrière notre récit – intention qui oriente ce dernier. Ajouter des commentaires en lien avec le destinataire du récit et son « pourquoi » marche très bien pour donner l’illusion de réel.
Note : j’ai souvent eu ce débat par le passé, car on me fait régulièrement remarquer que certains récits à la 1ère personne au passé ne sont pas clairs sur ce point (on ne sait pas à qui s’adresse le personnage-narrateur, ni pourquoi). C’est donc la preuve qu’il est tout à fait possible d’écrire un roman sans savoir vraiment à qui le personnage parle, ni pourquoi il fait ce récit. Néanmoins, je pense que les romans les plus puissants utilisant cette narration le font, et surtout je pense qu’il n’existe aucune bonne raison de ne pas le faire. Il suffit d’un exercice très simple pour se rendre compte de l’impact que cela aura sur ta narration : imagine donc raconter ton dernier week-end à un ami très proche puis à ton patron. Même si le narrateur est le même (toi) et même si les événements du week-end restent identiques, tu ne vas pas raconter exactement les mêmes choses ni de la même façon, car tu n’entretiens pas la même relation avec les deux destinataires (à moins que tu bosses pour ton meilleur ami). De la même façon, ton récit sera différent si tu racontes ton week-end à deux amis proches, mais l’un au téléphone à l’oral et l’autre à l’écrit par mail, car tu ne t’exprimes pas pareil à l’oral qu’à l’écrit. Idem enfin si tu racontes ton week-end à un premier ami en vue de lui faire regretter d’avoir refusé ton invitation, ou à un second ami pour le faire déculpabiliser parce qu’il était malade et qu’il n’a pas pu se déplacer – ton intention dans ce récit n’est pas la même, et donc évidemment tu ne raconteras pas les mêmes choses de la même façon. Destinataire, format, intention : les définir clairement dès le début t’aidera beaucoup à formaliser ton récit de façon convaincante, à ce qu’il « sonne vrai ».
***
La narration à la 1ère personne au passé n’est pas la plus immersive des narrations, mais elle est souvent très appréciée grâce à la complicité qui se crée entre le lecteur et le personnage-narrateur, et l’attachement qui s’ensuit : c’est son point fort, alors mise dessus. C’est aussi une narration à laquelle nous sommes très habituée, et elle offre beaucoup d’avantages à l’auteur : elle permet de « raconter » aisément sur des passages qu’il faut résumer, ou de « montrer » pour augmenter l’intensité sur des scènes fortes. Ses pouvoirs empruntés au narrateur omniscient lui permettent de créer de la tension, de l’humour, de l’ironie dramatique, etc. Je pense que ce sont les deux clefs pour tirer le meilleur parti de cette narration : comprendre la dualité du personnage (entre son moi passé et son moi actuel), et utiliser au mieux ce décalage entre les deux pour donner de la profondeur à l’histoire (= aspect de témoignage) tout en jouant avec les distances pour conserver l’intérêt du récit (résumer les choses peu intéressantes, focaliser sur les instants importants).
M’enfin, ce n’est que mon avis…

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