« On n’a plus de chocolat.
— C’est ironique ?
— Non, c’est dramatique. »
Dans un précédent article, je te disais que le mystère n’était pas un outil si puissant qu’il y paraissait. Aujourd’hui, je vais faire la promotion d’un autre outil, bien plus puissant, et qui est tout l’inverse du mystère : l’ironie dramatique.
Laisse-moi te remettre dans le bain :
Disons que Aurélien dise un secret à Paul, mais sans en avertir Laurent. Quand ce dernier va s’en rendre compte, il sera surement très mécontent. Qu’Aurélien leur cache quelque chose à eux deux passe encore, mais qu’il se confie à Paul et non à lui, ça dépasse les bornes !
Par contre, si Aurélien dit son secret à Laurent, au détriment de Paul, Laurent sera tout content d’être dans la confidence. Il jubilera de connaître un secret que Paul ignore. À chaque discussion avec Paul sur un thème proche du secret, Laurent gloussera intérieurement : si Paul savait ! Il adorerait pouvoir lui dire, et (consciemment ou pas) il a hâte que Paul l’apprenne (« ah mais moi j’étais au courant depuis une semaine déjà ! »).
Eh bien, Aurélien, c’est l’Auteur ; Paul, c’est le Personnage ; et Laurent c’est le Lecteur.
Si l’Auteur révèle un secret au Personnage sans en informer le Lecteur, nous sommes dans la configuration de mon exemple du dernier post : le Lecteur sera mécontent. Si le Personnage est aussi paumé que lui, ok, il tolère, mais sinon, il est bien frustré.
Par contre, si l’Auteur confie un secret au Lecteur sans que le Personnage ne sache, c’est une tout autre histoire ! Là, le Lecteur est dans la confidence, au détriment du Personnage, et la nature humaine fait que c’est une position très agréable, voire jubilatoire.
L’Auteur obtient un double effet :
— il procure un plaisir ponctuel au moment de la révélation du secret…
—… mais en plus ce plaisir s’étale dans le temps, et va durer jusqu’à ce que le Personnage découvre lui aussi la clef du mystère !
Exemple :
L’Auteur (par exemple via un chapitre écrit du point de vue de l’assassin) révèle au Lecteur qui est le meurtrier : il s’agit du meilleur ami du héros ! Révélation ! Surprise !
Dans le chapitre suivant, le héros discute de l’enquête avec son meilleur ami : il sent que le meurtrier n’est pas loin, lui dit-il. Le Lecteur glousse : si le Personnage savait !
Dans le chapitre suivant, le héros craint que l’assassin s’en prenne à sa famille. Il remet son fils entre les mains de son meilleur ami, car il n’a confiance en personne d’autre. Le Lecteur frissonne : oh mon Dieu, que va-t-il se passer ?
Il y a ironie, car ce qui est dit par l’Auteur a un sens différent pour le Lecteur, qui est en possession d’une information que le Personnage n’a pas. Et c’est dramatique, car cela provoque tout un tas d’émotions chez le lecteur : on peut le faire rire, lui faire peur, le rendre triste, etc.
C’est un outil d’auteur bien plus puissant que le mystère… à condition bien sûr de l’utiliser au maximum de ses capacités.
Dans l’exemple précédent, la révélation de l’identité de l’assassin n’est qu’un premier pas, un préambule, une mise en place. Le but N°1 pour l’auteur est alors d’exploiter au maximum cette ironie dramatique pour rappeler en permanence au lecteur qu’il est en avance sur le personnage (cf. mes deux exemples ci-dessus). Le but N°2 est ensuite de soigner la révélation, ce moment où le héros va comprendre que le meurtrier est son meilleur ami. Car ce moment fort est une promesse tacite de l’auteur : dès qu’il y a ironie dramatique, le lecteur attend ce moment où le personnage va apprendre ce que lui sait déjà. Cela devient même un enjeu dramatique fort : comment le personnage va-t-il apprendre ce secret ?
D’autres exemples d’ironies dramatiques :
— un homme tente par tous les moyens de séduire une femme qu’il pense célibataire, alors que le lecteur sait qu’elle est mariée et heureuse en couple ;
— un personnage rentre chez lui fourbu, ne rêvant que de se reposer, anticipant un bon bain chaud et une soirée solitaire foot-pizza, alors que le lecteur sait que quelque chose l’attend chez lui (une fête d’anniversaire géante ; un assassin…) ;
— un jeune homme raconte à un petit vieux à quel point il déteste son père qui l’a abandonné quand il était enfant… alors que le lecteur sait que le petit vieux à qui il parle est son père.
— la dernière fois, je parlais de Colombo : tout le sel de la série reposait sur l’ironie dramatique. Les auteurs nous révélaient dès le début l’identité du meurtrier et son mode opératoire. Ensuite, nous jubilions tout au long de l’épisode à voir Colombo mettre le doigt sur les incohérences du coupable, jusqu’à révélation finale.
Donc, ami auteur, en résumé de mes deux articles, souviens-toi qu’il est toujours préférable de donner le plus d’informations possible à ton lecteur :
— tu peux lui faire des cachotteries, mais il doit en savoir AU MOINS autant que le personnage principal, jamais moins.
— et si tu as l’occasion, n’hésite pas à lui fournir PLUS d’éléments qu’au personnage, et de t’en servir alors au maximum pour utiliser l’ironie dramatique. Tu feras alors du lecteur un complice de ton histoire, et il t’en sera bien plus reconnaissant que si tu t’allies à tes personnages pour faire de lui le dindon d’une farce.
Pour information, il peut aussi y avoir ironie dramatique « passive » quand le récit se base sur des éléments déjà connus du public avant même que le récit ne commence. Par exemple, les récits historiques : un livre raconte le débarquement en Normandie (nous savons qu’il sera victorieux, les héros l’ignorent) ; des gens participent au voyage inaugural du Titanic (nous savons qu’il va heurter un iceberg et couler, les personnages l’ignorent). Autre exemple, les préquelles, comme l’épisode I de StarWars (nous savons déjà qu’Anakin deviendra Darth Vader, les héros l’ignorent).
Pour information bis, c’est aussi sur ce principe que reposent « les références » ou les « clins d’œil » à d’autres œuvres. Quand, dans Toy Story 2, l’empereur Zurg déclame à Buzz l’éclair : « je suis ton père ! », nous rions. C’est de l’ironie dramatique : aucun des personnages n’a vu StarWars et n’a conscience de la portée de la phrase. C’est un clin d’œil d’auteur à spectateur.
Dans la vie de tous les jours, c’est ce que sont les « private jokes » (1). Tu en as forcément déjà fait : c’est très drôle. Tu en as forcément aussi été un spectateur frustré quand tu n’étais pas dans la confidence : évite ce sort à ton lectorat.
M’enfin, ce n’est que mon avis…
(1) Un peu comme si je faisais ici une référence au film Avatar.
J’aime bien utiliser l’ironie dramatique aussi… mais je ne le fais pas assez, j’ai toujours peur que ça fasse « téléphoné » en fait. Il faut un juste dosage quoi, comme toujours. Cela dit, c’est aussi intéressant de ne pas faire d’ironie dramatique pour favoriser le coup de théâtre, justement : le truc auquel ni le personnage ni le lecteur ne s’attendent…
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Le plus dur avec l’ironie dramatique, c’est de passer l’information au lecteur sans passer par le personnage : selon le récit et le point de vue de narration, ça peut être très simple ou très compliqué (Christelle Dabos, dans « La Passe-miroir » que je suis en train de lire, a eu une superbe idée à un moment donné : on vit une scène avec le personnage, puis celui-ci perd la mémoire de la scène, alors que bien sûr nous non. C’est très bien pensé ! ;))
Le coup de théâtre, c’est mon post sur le mystère : à mon sens, à ne privilégier que quand on a VRAIMENT une super idée, une super révélation bien puissante. Si j’ai le choix entre les deux, désormais, je privilégie toujours l’ironie dramatique.
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Encore un très riche article. Même si je connais l’ironie dramatique et que je m’emploie à l’utiliser dès que je le peux, le rappel que tu en fais est très fouillé et les exemples nombreux. Il y a autre chose que j’aime utiliser, lorsque c’est possible, mais j’ai oublié le nom. C’est de commencer ta première scène dans un lieu et de la finir dans le même lieu la scène est différente. Je ne sais pas si je suis très claire étant encore embrumée par l’excès de champagne ! Merci pour ce bel article
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Personnellement, j’exècre en savoir plus que le personnage, ça me fruste énormément, je n’ai plus qu’une envie, c’est qu’il découvre ce que je sache déjà, pour que je puisse me concentrer sur la suite… Un peu comme si je m’étais fait spoiler, en fait ^^. Les seuls moments où ça m’amuse, c’est quand ce sont de petits clins d’œil aux lecteur. (c’est pour ça que je n’aime pas Columbo ^^).
Enfin, en règle générale, parce que je suis sûr que je trouverai parmi mes -nombreux- livres favoris quelques exception 🙂
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Je peux comprendre. Mais attention, l’inverse est pire encore. Quand on est auteur, je pense qu’il faut garder à l’esprit ce que j’évoque dans mon article sur « Le mystère » : quand on créé une attente ou une frustration, il faut que ce soit maîtrisé et qu’on fournisse la réponse avant qu’il ne soit trop tard. Il est bien plus efficace de créer plusieurs petits mystères dont on donne les réponses au fur et à mesure, plutôt qu’un gros dont on ne révèle la teneur qu’à la toute fin. En général. 🙂
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Oui, cet article sur le mystère m’a fait beaucoup réfléchir sur le sujet, et m’a incité à changer radicalement certaine choses dans l’histoire que je suis en train d’écrire 🙂
merci 😉
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Hello 🙂 Je reviens sur cet article parce qu’après l’avoir lu, il était resté dans ma tête… et que j’avais fini par me rendre compte que je l’avais mal compris, que finalement j’étais tout à fait d’accord avec, et que c’était même un ressort que j’utilisais frequemment… Depuis je me dis que je posterais un message ici, je procrastine et j’oublie, jusqu’à ce que la lecture du dernier article me le rapelle 🙂 voilà voilà…
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Merci de venir remettre un petit mot, ça fait plaisir ! Le blog ne bouge pas, il est toujours là, et il n’est jamais trop tard pour venir commenter dessus 🙂
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