[Cas pratique] Narration vs mystère : le cas The Hunger of the Gods

Avertissement : même si cet article étudie un chapitre du roman The Hunger of the Gods (John Gwynne), il n’est pas indispensable de connaître le livre pour lire l’article et le comprendre. En revanche, il contient un spoiler (minime) sur le chapitre concerné. Si vous avez prévu de lire ce roman prochainement, remettez l’étude de cet article à plus tard ! 🙂

Les auteurs sont obnubilés par l’idée de créer du mystère. « Surprends le lecteur en permanence ! » leur assène-t-on sur les blogs d’écriture. En conséquence, ils cherchent le twist à chaque chapitre… quitte à devoir tricher un peu. Hélas, le mystère, ça ne fait pas toujours bon ménage avec l’immersion, et quand il faut choisir entre les deux, même des auteurs aussi brillants que John Gwynne font le mauvais choix : voyons un exemple typique issu du deuxième tome de The Bloodsworn Saga, The Hunger of the Gods. Cela t’aidera peut-être à y voir plus clair.

Le chapitre en question

Le chapitre lui-même est trop long pour te le faire lire, et je ne l’ai qu’en VO. Laisse-moi donc te résumer le contexte et la scène :

Cette saga de fantasy aux accents nordiques mets en scène des héros de type viking. Le roman est rédigé à la 3ème personne en focalisation interne, changeant de personnage à chaque chapitre, et alternant sur une petite poignée de protagonistes différents. C’est un point important, car le principal point fort de cette narration est son immersion du lecteur dans la tête du personnage.

Elvar est l’une des héroïnes de ce roman, membre des Battle-Grim, une bande de guerriers. À ce moment du récit, hélas, les temps sont durs : lors d’une grosse bataille, les Battle-Grim ont vu leur chef périr. La bande a désormais besoin d’un nouveau leader, et deux femmes se proposent à la succession, dont Elvar. Selon la tradition, cela va se jouer sur un duel, et comme les deux femmes se détestent, on sent que ça va mal finir. La problématique d’Elvar est la suivante : elle a été blessée à l’épaule assez durement pendant le combat précédent, et elle est donc amoindrie pour ce duel. Son ami Grend est inquiet et tente de la dissuader, mais elle persiste à se présenter comme futur chef de la bande. On assiste aux préparatifs du combat, aux conseils de Grend, puis le duel commence. Elvar subit d’abord l’agressivité de son adversaire, grimaçant à chaque coup porté vers son bras blessé. Mais survient alors le twist : tout ça, c’était simulé. En réalité, entre deux chapitres, Elvar a fait soigner sa blessure de façon magique par un autre personnage ! Elle surprend ainsi son adversaire, la tue, et devient la nouvelle chef des Battle-Grim.

Le coût du mystère

Ici, John Gwynne a donc eu cette idée de twist : Elvar simule sa blessure pour paraître faible et tendre un piège à son adversaire. Tous les membres des Battle-Grim sont surpris. Hélas, John Gwynne a décidé de nous surprendre nous aussi… mais pour ce faire, il est obligé de tricher avec sa narration.

Il écrit d’ordinaire en narration focalisée à la 3ème personne, et nous sommes donc en permanence dans la tête de ses personnages. Mais dans ce chapitre, s’il nous place dans la tête d’Elvar comme il le fait d’habitude, nous allons découvrir son plan secret ! Alors, que fait-il ? Il triche : ce chapitre est soudain bien plus distant que d’habitude. Le texte nous raconte ce que fait Elvar et ce qu’elle dit, mais pas ce qu’elle ressent ni ce qu’elle pense. Par exemple, pendant le combat, le texte dit plusieurs fois qu’Elvar grimace quand son adversaire frappe du côté de son bras blessé… mais il ne nous dit jamais qu’elle éprouve de la douleur, ni qu’elle s’inquiète de savoir si son bras va tenir le coup. Cela crée de la distance narrative et une perte d’immersion. Cette bataille est bizarrement peu palpitante à lire. C’est d’autant plus flagrant que John Gwynne est un très bon auteur : sa narration focalisée est particulièrement bien réussie d’habitude, alors ici elle sonne vite très faux. Les lecteurs un tantinet attentifs devinent aisément la supercherie bien avant la fin du combat. Quant aux autres, eh bien, ils ont la chance d’éprouver un fugace effet de surprise, et peut-être n’ont-ils pas réalisé que l’auteur les a roulés dans la farine – grand bien leur fasse.

À l’échelle d’un pavé aussi énorme que ce livre, et pour un chapitre avec si peu d’importance, ce n’est pas grave et ça ne diminue en rien la qualité du roman : c’est une scène assez anecdotique de toute façon. Certes, c’est un duel à mort, mais puisqu’Elvar est l’héroïne, on sait très bien d’avance qu’elle va gagner contre son adversaire. Mais d’autant plus : puisque l’enjeu était bidon de toute façon, l’auteur n’a sans doute pas misé sur le bon cheval en essayant de nous faire croire qu’Elvar pouvait perdre et en cherchant l’effet de surprise, car cela lui coûte en immersion. Le plus grand point fort de la narration à la 3ème personne en focalisation interne, c’est l’immersion. Un auteur devrait donc toujours la privilégier quand il écrit avec cette narration. John Gwynne aurait-il pu s’y prendre autrement ? Il avait en fait deux autres options.

Option 1 : raconter selon un autre point de vue

S’il voulait absolument faire la surprise au lecteur sans tricher avec sa narration, l’unique option était de raconter selon le point de vue de quelqu’un d’autre qu’Elvar. Grend (à la fois ami de longue date, garde du corps et mentor d’Elvar) aurait été parfait pour cela : on aurait assisté à son inquiétude, à ses conseils à Elvar avant le combat, à sa surprise pendant le duel, et à ses émotions d’avoir ainsi été trompé comme tout le monde. Cela aurait pu être très intéressant, et surtout cela aurait respecté la narration à la 3ème personne focalisée. Le lecteur aurait été plongé dans les états d’âme de Grend, et aurait été en même temps surpris par la manœuvre d’Elvar.

Si Gwynne ne l’a pas fait, c’est parce qu’il limite sciemment le nombre de ses personnages de point de vue dans le roman (et il a bien raison). Chaque ajout de point de vue dans un livre fracture l’attention du lecteur, donc il est souvent préférable de ne pas trop les multiplier sans raison valable. Chez les Battle-Grim, il n’y a toujours eu qu’un seul point de vue jusqu’ici, et c’est celui d’Elvar : Gwynne ne voulait pas soudain créer un autre point de vue seulement pour créer son effet de surprise. Cela n’en valait pas la peine. Il a donc préféré tricher avec la narration d’Elvar, sans réaliser qu’il avait une autre option qui (selon moi) était bien meilleure…

Option 2 : raconter (vraiment) du point de vue d’Elvar

Les auteurs sont obnubilés par cette histoire de mystère, de surprise et de twist. Mais que se serait-il passé s’il Gwynne avait choisi d’écrire ce chapitre pour de bon avec le point de vue d’Elvar, sans tricher sur sa narration ?

Évidemment, cela signifiait pour Gwynne de renoncer à la surprise : nous aurions appris dès le début du chapitre qu’Elvar avait fait soigner sa blessure en douce. Mais alors, dans sa tête, nous aurions pu nous inquiéter avec elle que quelqu’un l’ait vu faire, nous aurions pu avec elle étudier son adversaire et réfléchir à comment paraître faible, nous aurions pu avec elle hésiter à révéler son plan à Grend, nous aurions pu craindre avec elle que ses compagnons considèrent ça comme de la triche et la rejettent après une telle tromperie. Quand Grend lui donne ses conseils sur la tactique à adopter à cause de son bras blessé, nous aurions pu passer en revue avec elle son véritable plan de bataille, avec l’angoisse qu’il ne fonctionne pas.

Garde à l’esprit qu’un personnage de point de vue qui cache un secret à tout le monde est du pain béni pour un auteur qui souhaite créer de la tension et du suspens, et ça aurait donné beaucoup plus de chair à ce duel (j’avais essayé de t’en convaincre dans l’article Mystère Vs Suspens, et c’est la base de l’ironie dramatique). L’incertitude aurait été déplacée : ce n’aurait plus été « est-ce que Elvar va gagner ? » (un enjeu bidon dès le départ, puisque l’auteur ne peut pas se permettre qu’Elvar perde), mais « est-ce que le plan d’Elvar va fonctionner ? » (avec des tensions plus mineures comme « comment Grend va réagir après son mensonge ? », par exemple).

On ne saura jamais, mais je suis certain que ce chapitre aurait été bien plus intéressant ainsi.

***

C’est toujours facile de porter un regard critique a posteriori et de refaire le match : John Gwynne est un auteur formidable, et cette série The Bloodsworn Saga est un modèle de fantasy nordique épique. De plus, l’ironie est que John Gwynne est un modèle à suivre pour quiconque souhaite écrire à la 3ème personne focalisée, car il la maîtrise parfaitement… quand il ne triche pas pour créer des twists inutiles. La morale de l’histoire, c’est de réaliser que créer du mystère et des twists, ça peut avoir un coût narratif que les auteurs ne réalisent pas toujours. En particulier, à la 3ème personne focalisée, ta priorité devrait toujours aller à l’immersion. Ne triche donc pas avec ta narration, et ne cache pas au lecteur ce que tes personnages de point de vue ont en tête : le pauvre effet de surprise que tu obtiendras n’en vaut pas la peine.

M’enfin, ce n’est que mon avis…

***

Add-on : J’avais rédigé cet article à l’avance, et à la veille de sa publication je me sens obligé d’ajouter un paragraphe car John Gwynne nous refait le même coup un peu plus tard dans le roman. J’espère que ce n’est pas une mauvaise habitude, mais au moins ça te fera un second exemple.

Cette fois, on suit le personnage d’Orka, qui cherche son fils kidnappé. Avec ses compagnons, elle a attrapé une femme qui appartient au camp des ravisseurs, mais celle-ci est une coriace et refuse de parler. Dans le chapitre dont je parle, le campement d’Orka est attaqué au soir par des brigands. Pendant la rixe, la prisonnière d’Orka profite du chaos et s’échappe en volant un cheval ! Mais survient le twist : tout ça était simulé. C’était un plan d’Orka pour que la prisonnière s’échappe et qu’elle puisse la pister vers le camp ennemi, et les soi-disant brigands sont des complices. Ce chapitre est aussi peu palpitant à lire que le premier exemple avec Elvar : la narration est distante, et on ne comprend pas pourquoi Orka (un personnage extrêmement puissant du roman) a du mal à se débarrasser d’un simple brigand (en réalité un complice). Le récit aurait été tellement meilleur en respectant la narration ! La prisonnière est aussi quelqu’un de puissant et dangereux, et nul doute que la narration aurait pu nous faire ressentir le doute d’Orka. Elle pourrait craindre que son plan tourne mal, elle pourrait craindre de prendre un mauvais coup ou d’en donner, elle pourrait craindre que la prisonnière ne tente pas sa chance ou échoue, elle pourrait craindre qu’un camarade ignorant du plan commette un impair. Il y avait vraiment plein d’éléments disponibles pour respecter l’immersion et créer une tension en lien avec la psychologie du personnage. Et cela, ça a été perdu, sacrifié sur l’autel du twist… en essayant de nous faire croire que notre héroïne badass pouvait perdre dans un bête combat contre des brigands anonymes. C’est dommage.

M’enfin, ce n’est que mon avis…

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(2 commentaires)

  1. Super intéressant, comme toujours 🙂

    Cette pression de la surprise se fait pas mal au détriment des véritables moments où les attentes du public sont subverties, je trouve. Ça me donne un peu le même effet « cheap » que les screamer dans les films d’horreur, où on sacrifie de la nuance et de la complexité au profit d’un effet direct et simple qui ne servira ou peu pas le reste de l’histoire.
    Je trouve vraiment que, de manière général, il y a une survalorisation de la surprise dans la fiction…

    Aimé par 1 personne

    1. Oui, la surprise est surcôtée. Ça vient beaucoup des médias audiovisuels (où la surprise est plus facile à obtenir et fonctionne mieux), et de la culture du spoiler qui a imprimé chez les gens cette idée que « si on sait ce qui va se passer, ce n’est plus intéressant », alors que c’est complètement faux. Les auteurs tentent d’imiter les séries TV, mais l’écran et la page, ça ne fonctionne pas pareil.
      🙂

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