Avertissement : même si cet article étudie des scènes de Sandman, il n’est pas indispensable de connaître la série pour le lire et le comprendre. En revanche, il contient des spoilers sur la saison 1, spoilers qui pourraient vous gâcher le visionnage si vous comptez la découvrir prochainement ! Si tel est le cas, ne poursuivez pas votre lecture et fermez donc cet article tout de suite ! 🙂
Dans les histoires fantastiques ou de fantasy, la magie a souvent un rôle central. L’auteur doit-il définir précisément les règles de cette magie et les fournir au lecteur ? Dans certains cas oui, dans d’autres non, comme nous l’explique l’auteur américain Brandon Sanderson dans l’un de ses essais. La série Sandman est l’un de ces cas où la magie n’a pas de règle précise et où ça ne pose aucun problème… ou presque. Comparons certains passages afin de t’aider à mieux gérer ce sujet dans tes histoires.
La loi N°1 de Brandon Sanderson
L’auteur américain Brandon Sanderson est célèbre pour ses énormes pavés de fantasy épique, mais c’est aussi quelqu’un qui adore transmettre et réfléchir sur ce qu’il fait. Il a notamment écrit des essais sur « les lois de la magie » (articles que j’ai traduits sur ce blog), qui sont passionnants. Pourquoi, dans des histoires comme Le Seigneur des Anneaux, peut-on avoir une magie vague et qu’on ne comprend pas bien ? Pourquoi, dans les romans de Sanderson comme Fils-des-brumes, est-il au contraire si indispensable que la magie dispose de règles très précises et connues du lecteur ? Je te renvoie à l’essai lui-même, mais Sanderson résume cela en une loi :
« La possibilité pour l’auteur de résoudre un conflit par la magie est directement proportionnelle à la manière dont le lecteur comprend cette magie. »
On peut donc tout à fait avoir un univers fantastique ou de fantasy avec une magie qui n’est pas expliquée : cela crée le sense of wonder chez le lecteur, ce côté merveilleux et extraordinaire cher à l’imaginaire. Mais, pour que cela fonctionne, mieux vaut que les héros ne s’en servent pas pour résoudre leurs problèmes. Si l’auteur souhaite au contraire que les protagonistes se servent de la magie pour vaincre les obstacles et résoudre les conflits du roman, alors mieux vaut poser des règles à cette magie et les expliquer au lecteur – autrement, la magie passe pour du deus ex machina. Préciser les règles de la magie renforce en outre l’immersion et l’implication du lecteur dans l’usage de ces pouvoirs : un avantage si les personnages s’en servent souvent.
Le cas Sandman
Dans la série Sandman adaptée des comics, nous sommes dans un système de magie que Sanderson qualifierait sans doute de « magie douce » : les personnages principaux sont des êtres très puissants qui disposent de pouvoirs quasi divins, mais… on ne sait pas exactement ce dont ils sont capables ou pas. La magie est « magique », elle semble à la fois merveilleuse et dangereuse. Cela pourrait nuire à la narration, mais ce n’est pas le cas, car presque tous les épisodes suivent la loi de Sanderson : la résolution des histoires repose sur des choix moraux ou des dilemmes, sur la psychologie des personnages, et non sur l’usage qu’ils font de leurs pouvoirs… et donc, le spectateur n’a pas besoin de savoir précisément comment ces éléments surnaturels fonctionnent.
Exemple – épisode 6 : Dans l’épisode 6 The Sound of Her Wings, Morpheus (le personnage principal) rencontre sa sœur Death, qui l’entraîne dans sa « tournée » : elle doit être présente quand des gens passent de vie à trépas. L’épisode nous fait sentir l’importance de son rôle sans vraiment nous l’expliquer. Par pudeur ou respect, Morpheus se détourne ou quitte la pièce quand les personnes meurent, et nous (spectateurs) ne savons pas vraiment ce qui se passe à ce moment là. Que fait vraiment Death ? Comment fonctionnent ses pouvoirs ? À quoi servent-ils exactement ? Que se passe-t-il si elle n’intervient pas ? Nous ne le savons pas vraiment, mais cela n’a aucune importance, car ça n’a pas d’impact sur le développement du récit. L’intérêt de ces scènes réside dans les discussions philosophiques entre Morpheus et Death, et l’épisode entier invite le spectateur à s’interroger sur la vie et la mort. Comment fonctionnent les pouvoirs de Death, concrètement ? Cela reste mystérieux comme la mort, et c’est très bien ainsi.
Cet exemple n’en est qu’un parmi plusieurs autres. Dans les cinq premiers épisodes de la saison 1, Morpheus recherche trois objets qui lui ont été dérobés alors qu’il était captif des humains, sans lesquels il ne possède pas sa pleine puissance. Que pouvait-il faire avant qu’il ne peut plus faire maintenant ? À quoi servent ces trois objets précisément ? Ce n’est pas très clair, et nous n’avons pas vraiment d’explications. Mais ce n’est pas l’important : chaque épisode pour récupérer l’un des objets est simplement une excuse pour nous parler d’un thème en particulier. Que Morpheus soit « affaibli » sans ces artefacts – ou qu’il « récupère sa puissance » quand il les retrouve – est quasiment anecdotique, un simple prétexte à la narration.
Sandman dispose donc d’un système de magie plutôt douce, ce qui lui permet de se concentrer sur le sens de ses histoires, le poids de ses analogies et de ses réflexions philosophiques. La magie fait « ce dont les auteurs ont besoin » pour parler de leur thème. Qu’on ne connaisse pas le fonctionnement précis de la magie ne pose presque pas de problème. Presque.
Magie douce et obstacles surnaturels
Le fait qu’on ne comprenne pas vraiment la puissance des protagonistes de Sandman est voulu et fonctionne bien, presque tout le temps. Néanmoins, avec un système de magie douce, les auteurs sont en difficulté quand il s’agit de mettre en scène une confrontation entre deux de ces êtres exceptionnels.

Exemple – épisode 4 : Dans l’épisode 4 A Hope in Hell, Morpheus pénètre aux Enfers pour retrouver un objet qui lui appartient, dérobé par un démon. Le démon refuse de le lui rendre, à moins qu’ils ne s’affrontent en duel. Morpheus accepte, mais c’est un piège : chaque participant peut désigner un champion de son choix, et si Morpheus se représente lui-même, le démon choisit de se faire représenter par Lucifer en personne. Le duel s’annonce bouillant entre les deux Infinis. Néanmoins, on n’est pas dans une série Marvel, ici : il n’y aura pas de scène d’action avec un combat épique. On nous dit que cela se réglera « à l’ancienne », par un duel de volonté et de magie, comme cela se fait traditionnellement aux Enfers.
J’insiste sur cette dernière phrase : à ce moment de l’histoire, il est clair que tous les personnages (Morpheus, Lucifer, les démons) savent très bien de quel genre de duel il s’agit, et quelles en seront les règles. Mais – point crucial – pas nous. Si tu veux voir la scène (évidemment, spoiler complet de l’épisode 4 !) elle est disponible en ligne.
Ce duel pose deux problèmes en un : premièrement, les règles du jeu ne nous sont pas exposées, et donc nous ne comprenons pas ce qu’il se passe « quand les joueurs jouent » – nous sommes obligés de le déduire au fur et à mesure. Deuxièmement, on nous dit que c’est un duel de volonté et de pouvoir – un type de confrontation magique auquel les systèmes de « magie douce » ne sont pas adaptés, puisque nous n’avons aucune idée de ce dont les personnages sont capables. Quelles sont leurs contraintes, leurs limites, ce qui est facile, difficile, impossible ? Sans le savoir, sans connaître les contraintes occultes qui régissent le duel, c’est aussi palpitant à suivre que de regarder un match d’un sport inconnu.
Un troisième problème empire le phénomène ici : avec le recul, le jeu auquel se livrent Morpheus et Lucifer – et la façon dont ils y jouent – paraît absurde. Sans doute doit-il exister des règles cachées et complexes que nous ne connaissons pas, car puisque Lucifer a la main en premier, pourquoi choisit-elle de jouer un simple loup, et pas quelque chose de plus dangereux ? Pourquoi ne dit-elle pas directement sa réplique « je suis une nova » et qu’on n’en parle plus ? Il me semble que ce genre de « jeu » (soi-disant pratiqué depuis des siècles aux Enfers) souffre d’un gros problème de rejouabilité, car il n’existe pas trente-six façon de le conclure (je pense que Morpheus a « tué le game », comme on dit, et plus personne ne pourra le pratiquer désormais : « je suis l’espoir », fin de partie).
Évidemment, parce que c’est Sandman, ce duel entre deux puissantes entités a surtout une visée métaphorique. L’idée que « rien ne peut détruire l’espoir » est le message de l’épisode, et le climax a été conçu selon le modèle de « l’astucieuse déduction » : tout semble perdu pour Morpheus, mais son ami corbeau l’encourage, et alors il « réalise quelque chose » qui lui donne la clef pour vaincre Lucifer. Hélas, ça n’a pas vraiment été « amené » ni préparé en amont. Les règles bancales du duel ne nous donnent pas vraiment l’impression que Morpheus a surclassé Lucifer en intelligence. On se dit juste : « quelle drôle de scène ! »
Ce qui aurait pu se passer
Je n’ai pas lu les comics, alors je serais curieux de savoir si l’adaptation reprend la scène telle qu’elle a été dessinée dans l’original (il est très probable que oui, je pense).
Le principe est bon : ne pas faire de ce duel un combat entre magiciens « à la Marvel », mais plutôt une épreuve d’intelligence, où la magie est secondaire, et où la personnalité des deux belligérants peut transpirer. Ce qui ne fonctionne pas ici, ce sont les règles :
- parce que les règles ne nous sont pas expliquées et qu’on ne comprend donc pas ce qui se passe (un dérivé de la loi de Sanderson).
- et parce que, même avec le recul, nous ne sommes pas capables de déterminer ces règles (elles n’ont pas de sens).
La scène aurait sans doute mieux fonctionné avec une autre épreuve et d’autres règles, règles qu’on aurait pris la peine d’expliquer au spectateur : puisque le climax de l’épisode repose sur cette scène d’affrontement, il nous faut en comprendre les mécaniques pour que ce soit intéressant. Si tu cherches des idées pour construire quelque chose de ce genre, je te renvoie vers les fictions asiatiques (manga et anime japonais, ou drama coréens). Par exemple, dans le manga Hunter X Hunter, les héros doivent franchir tout un tas d’épreuves de sélection pour devenir hunters : plusieurs épreuves n’ont rien à voir avec leurs capacités physiques ou magiques, mais ont été conçues pour révéler leurs personnalités et les mettre face à des choix moraux difficiles. C’est typiquement ce genre de scène qui fonctionne dans des univers où les règles de la magie ne sont pas expliquées, et où l’on souhaite plutôt se focaliser sur la psychologie et la morale des personnages.
***
C’est toujours facile de porter un regard critique a posteriori et de refaire le match : Sandman est une superbe série, et j’apprécie tout particulièrement qu’elle oriente ses histoires vers la psychologie et les débats moraux des personnages. La magie n’y est qu’un contexte, un décor, et cela donne ce sentiment d’extraordinaire et de merveilleux. Bien sûr, Morpheus a des ennemis puissants et il y aura certainement à l’avenir d’autres « confrontations ». Mais j’ai toute confiance pour que ces duels se résolvent autrement que par des batailles magiques (et il vaudrait mieux, sinon les auteurs auront des difficultés à nous les rendre intelligibles ou intéressantes, comme dans l’épisode 4).
De ton côté, si tu intègres de la magie dans tes histoires, je te conseille de lire les essais de Brandon Sanderson sur le sujet. C’est utile de savoir où tu te situes entre magie « dure » et magie « douce », tout simplement parce que ça a un impact sur les obstacles que tu peux créer dans ton histoire et comment les personnages devront les résoudre. Souviens-toi que, si tu optes pour une « magie douce » qui n’est pas expliquée, mieux vaut résister à l’envie de créer des affrontements spectaculaires entre magiciens : ces scènes risquent fort d’être incompréhensibles, voire barbantes.
M’enfin, ce n’est que mon avis…
Merci pour cet article passionnant et éclairant 😃
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La scène du duel est identique dans la bande dessinée, à la virgule près, sauf que, de mémoire, Rêve se mesure directement au Démon Choronzon, pas à Lucifer, qui a d’autres soucis à ce moment-là, et que ce n’est pas le corbeau Matthew qui souffle la solution à son maître. Je crois même qu’il est absent de la scène.
Quant aux règles du jeu auquel ils se livrent, en réalité, tu les connais, tout le monde les connaît, parce que nous y avons toutes et tous joué. Les personnages dans la bédé l’appellent d’ailleurs « le premier jeu ». Mais il ne faut pas comprendre ça selon moi au niveau cosmique, mais bien au niveau de la vie d’une personne. Ce jeu, c’est celui qui consiste à dire « je suis ce personnage, et toi, tu es ce personnage, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait, et si on se bat, qui est le plus fort ? » Hier, j’y ai joué avec mon fils de 4 ans. Nous étions deux parents avion qui avaient un jouet avion dont ils devaient s’occuper comme un enfant. Et au bout d’un moment, ça a tourné à la bagarre (symbolique), et nous avons décidé que comme j’étais le plus gros avion, c’était moi qui gagnait.
Bref, c’est un jeu qui fonctionne par accord mutuel et par collaboration, les règles évoluant sans cesse. Tout simplement parce que lorsqu’on y joue, en général, on n’a pas l’âge de trop s’attacher à des règles précises. C’est beaucoup plus un exercice d’improvisation théâtrale qu’un jeu plus codifié, en réalité. Bref, c’est une histoire élaborée en direct, à plusieurs. Dans « The Sandman », celui qui gagne la partie, c’est celui qui donne la meilleure fin à l’histoire.
Je n’ai pas le recul pour déterminer si c’est déjà suffisamment apparent dans la série télé, qui couvre les deux premiers arcs de l’histoire, mais la bande dessinée « The Sandman », sous couvert de parler de rêves, ne parle en réalité que d’histoires : pourquoi on les raconte, à qui, comment, dans quelles circonstances, d’où viennent-elles, comment évoluent-elles, quel effet elles ont sur les gens, comment en vient-on à se raconter des histoires à soi-même et à y croire, etc…
Tout ce long commentaire pour dire que je comprends ce que tu entends par « magie », mais selon moi, on a affaire ici à quelque chose d’un peu différent, et qui s’inscrit dans un contexte plus large. Remplacer cette scène par un duel plus codifié n’aurait pas le même sens.
A noter que les règles de la magie occupent également une part importante de l’histoire globale de Morpheus, surtout tout à la fin de la série. Je doute que Netflix aille jusque là, cela dit.
Quant à Neil Gaiman, également auteur de « Books of Magic », il a écrit un texte très court au sujet des règles de la magie dans le manuel du jeu de rôle « DC Heroes », et comme je l’ai sous les yeux, je le cite intégralement ici:
« A) In the world of DC magic, you can have power and ability and so forth, but it’s not free. You always pay for it; few of the people who step into the world of magic come away happy.
B) You have a choice. But if you enter the world of magic, you can never return to a scientific point of view. You’re in a world which looks like the one you knew but is more glamorous and more dangerous.
C) Magic is a lot of things. Reliable, it’s not. »
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Merci pour toutes ces précisions, Julien !
Personnellement je reste toujours très dubitatif sur cette scène particulière, mais cet article (comme les précédents) se sert de la série comme d’une illustration – je ne suis là pour refaire la série à la place de Neil Gaiman.
🙂
Je suis très intéressé par Sandman surtout pour le reste, à savoir par sa façon de se servir de la magie comme contexte de narration, et non comme d’un outil de résolution. Mais ça peut évoluer !
L’avantage de penser la magie comme le propose Sanderson, c’est que ça peut changer en cours de route ou être mixé. On peut très bien avoir une magie vague et non expliquée « en général », puis soudain sur un épisode expliquer les règles précises d’un sortilège en particulier, ou d’une potion spécifique, parce qu’on sait que le héros s’en servira au climax. Et ça marche. Dans Harry Potter, la magie reste très mystérieuse au sens large. Mais quand Rowling a besoin que ses héros se servent d’un sortilège ou d’une potion, elle prend soin de nous expliquer son fonctionnement *avant*.
Tant qu’on ne prend pas le lecteur en traître en sortant soudain un nouveau pouvoir du chapeau pour sauver ses personnages, normalement, tout va bien.
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