Avertissement : même si cet article étudie une scène précise de Umbrella Academy, il n’est pas indispensable de connaître la série pour lire l’article et le comprendre. En revanche, il contient des spoilers sur la fin de la saison 3, spoilers qui pourraient vous gâcher le visionnage si vous comptez découvrir ces épisodes prochainement ! Si tel est le cas, ne poursuivez pas votre lecture et fermez donc cet article tout de suite ! 🙂
Le héros qui se heurte à un dilemme insoluble ou un choix cornélien est une situation classique de la fiction. Bien souvent, cela permet de créer une tension extrême – souvent en fin d’histoire –, liée au débat moral. Le personnage doit faire un choix, et de ce choix va découler la conclusion du récit. Dans le climax de la saison 3 de la série Umbrella Academy, les auteurs ont utilisé ce principe du dilemme. La scène n’a hélas pas l’impact qu’on aurait pu espérer : regardons ensemble pourquoi afin de t’aider à mieux mettre en place ce type de situation dans tes histoires.
La mise en place
Si toutes les saisons de Umbrella Academy parlent de fin du monde, la saison 3 est particulièrement impressionnante et met les personnages face à la fin de l’univers et du temps ; la fin de tout. Cette drôle de famille – sœurs et frères aux pouvoirs surnaturels – se retrouve dans un drôle d’endroit mystique, une sorte de machine appartenant aux créateurs de l’univers. Reginald, leur dysfonctionnel de père, les a entraîné là par la ruse pour accomplir son plan secret !
Tous les personnages se retrouvent immobilisés dans des rayons de lumière, et sont peu à peu vidés de leur énergie vitale. Reginald explique que c’est cela qui alimente la machine, machine qu’il manipule pour créer un reboot de l’univers sur le point de s’effondrer. Tous les personnages sont piégés… sauf Allison, l’une des sœurs, qui a comploté avec Reginald contre les siens. En échange de sa trahison, ce dernier lui a promis d’intégrer dans le nouvel univers son mari et sa fille, qu’Allison a perdus dans les saisons précédentes.
Voici donc le dilemme créé par les auteurs : Allison doit faire un choix. Soit elle laisse Reginald rebooter l’univers pour retrouver son mari et sa fille, mais alors tous ses frères et sœurs (les héros de la série) meurent ; soit elle les sauve, mais cela stoppera net la machine, l’univers ne sera pas rebooté, et ce sera la fin des temps. Sur le papier, c’est un sacré dilemme, n’est-ce pas ?

Le problème avec cette scène
L’élément primordial quand on met en place un choix cornélien, c’est la tension que cette décision apporte, et la tension vient de l’incertitude : le lecteur/spectateur ne doit pas pouvoir dire quel choix le personnage fera, car aucun n’est bon, et car les deux mènent à des conséquences terribles. C’est une préparation pour un paiement : une fois le choix accompli, le personnage doit en subir les conséquences, généralement liées au débat moral de l’histoire.
Le problème avec le dilemme d’Allison – outre qu’on ne croit pas un instant qu’elle puisse laisser mourir ses frères et sœurs – est que les auteurs de la série se sont placés eux-mêmes dans un dilemme impossible à résoudre… et qu’ils doivent donc tricher pour conclure l’histoire, en n’appliquant pas les conséquences promises. En effet, sur le papier, le choix paraît cornélien. Mais en réalité, les auteurs ne peuvent se permettre aucune des deux situations proposées :
- Les héros ne peuvent pas mourir, sinon il n’y a plus de série ;
- Or, selon leur postulat, s’ils ne meurent pas, c’est l’univers qui meurt, et ça non plus ils ne peuvent pas le permettre, sinon l’histoire s’arrête aussi !
Les auteurs se sont donc placés dans un cul de sac dont ils ne peuvent pas sortir.
Ce qu’il se passe dans la série
Quel choix fait donc Allison au climax de la saison ? Eh bien, elle décide de sauver ses frères et sœurs, évidemment ! Toute la série repose sur les liens de fraternité bizarres entre ces drôles de héros, et à aucun moment nous ne doutons qu’Allison décide de les sauver. Au moment critique, alors que Reginald va terminer sa programmation et lancer le reboot de l’univers, elle se retourne contre lui et le tue. Cela libère tout le monde des rayons de lumière mortels. Ouf, les héros sont sauvés !
Pour autant, bien que leur énergie vitale n’alimente plus la machine, cette dernière ne s’éteint pas comme Reginald l’avait expliqué (pourquoi fonctionne-t-elle encore ? Mystère et boule de gomme). Alors qu’Allison vient de tuer Reginald in extremis pour l’empêcher de terminer le processus, elle appuie elle-même sur le bouton final pour rebooter l’univers ! Et cela fonctionne, sans que personne ne meure.
Et oui : elle a sauvé ses frères/sœurs et l’univers. Le beurre et l’argent du beurre. Quant au spectateur, il se sent – sinon floué -, a minima décontenancé. Si Reginald pouvait rebooter l’univers sans tuer les personnages, pourquoi ces manigances complexes ? Était-ce une mise en scène ? A-t-il menti sur le fonctionnement de la machine ? Pourquoi l’aurait-il fait ? Ou est-ce que les scénaristes se sont outrageusement arrangés pour se sortir d’une situation sans issue ? Nous verrons à la saison suivante si d’autres explications viennent éclairer cette scène. Mais dans tous les cas, ce climax-ci retombe comme un soufflé.
De plus, au niveau du débat moral, le dilemme tape à côté de la problématique avec laquelle Allison se débat toute la saison, à savoir le deuil de son mari et de sa fille : c’est sur ce sujet-ci que le dilemme aurait été le plus efficace, et non sur la survie de l’univers tout entier.
Ce qui aurait pu se passer
Quand on crée un dilemme, il est important que le lecteur/spectateur croie à l’application des peines. Ici, mettre dans la balance la vie de tous les héros vs la vie de tout l’univers, c’est trop, bien trop : l’histoire ne peut pas tenir cette promesse, à moins de s’arrêter là, à moins que ce ne soit le dernier épisode de la dernière saison. Si tu souhaites que le lecteur craigne le choix de ton personnage, il doit croire que les conséquences seront réelles. C’est comme quand tu fais une promesse ou une menace dans la vraie vie : si tu n’es pas prêt à tenir parole, abstiens-toi.
On dit souvent aux auteurs de toujours monter les enjeux au maximum, mais ce n’est pas toujours judicieux ; ou plutôt, garde en tête que la qualité de l’enjeu est plus importante que sa taille. Parfois, moins, c’est mieux… quand c’est plus malin, et bien adapté à l’arc narratif du personnage. Reprenons notre exemple : dans cette scène, on a sur un plateau de la balance la vie de tous les héros, et sur l’autre la survie de tout l’univers.
Premier plateau. Imagine : Reginald reconnaît que la machine peut théoriquement fonctionner sans que les personnages ne meurent tous, mais au moins un doit périr. À Allison de décider lequel. Cela serait un choix dramatique bien plus efficace : comme c’est l’univers qui est en jeu, le spectateur sait qu’Allison n’a pas d’autre choix que de sacrifier quelqu’un ; comme on ne parle que d’un seul personnage, et qu’il y a déjà eu des morts dans la série, le spectateur peut tout à fait croire que les scénaristes s’apprêtent à tuer un personnage ; comme Allison a déjà tué de sang-froid dans cette saison pour cet objectif, on peut croire qu’elle peut se laisser aller à tuer un autre individu ; et comme la saison a été riche en accrochages entre les héros, il y a plusieurs choix crédibles capables de faire hésiter le spectateur. Va-t-elle choisir Viktor, avec qui elle s’est fâchée si durement ? Ben, qui n’est pas vraiment le vrai Ben, qui n’est pas vraiment de la fratrie et qui s’est comporté comme un enfoiré toute la saison ? Sloane, qui elle aussi est extérieure à la famille et a conquis le cœur de Luther ? Five, dont les pouvoirs spatio-temporels ont causé tout ceci et, indirectement, la disparition de la fille et du mari d’Allison ? Ou bien, dans un sursaut héroïque, Allison va-t-elle décider de se sacrifier elle-même ?
Second plateau. D’un point de vue du débat moral et de l’arc narratif d’Allison, il aurait été bien plus intéressant de mettre en jeu non pas le sort de l’univers tout entier, mais l’insertion dans celui-ci du mari et de la fille d’Allison. À la place de « l’univers survit ou meurt », on aurait pu avoir « le nouvel univers contient la famille d’Allison ou pas ». À ce moment dans l’intrigue, il est évident que l’univers va être rebooté (sinon il n’y a plus de série), donc il est inutile de vouloir nous faire croire que c’est un enjeu. Et même si ça paraît « moins fort », ce n’est pas le cas : pour Allison, c’est ça qui est important, est c’est donc plus fort. C’est d’autant plus intéressant que les scénaristes ont choisi d’intégrer le mari et la fille d’Allison dans la saison finale (on le voit dans l’épilogue). Ils auraient facilement pu nous surprendre en nous faisant croire qu’Allison allait renoncer à son mari et sa fille, faire son deuil… pour finalement au climax faire un choix difficile mais crédible par rapport à sa personnalité : bel et bien sacrifier un personnage pour retrouver ses proches perdus. Cela aurait auguré des choses puissantes pour la saison 4.
Quel personnage aurait-elle sacrifié ? Hey, tu m’en demandes trop, et il est presque impossible de pousser jusqu’au bout ce petit jeu des « et si ? » Mais tu as compris l’idée : il ne s’agit pas vraiment de réécrire complètement les scénarios des autres à leur place, juste d’identifier les ressorts narratifs sur lesquels toi tu peux jouer dans tes histoires pour les faire fonctionner mieux.
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C’est toujours facile de porter un regard critique a posteriori et de refaire le match : Umbrella Academy est une série fun, qui ne se prend pas trop la tête, et cette saison 3 est bien assez sympa pour nous tenir en haleine. Néanmoins, si tu prévois dans ton histoire que l’un de tes personnages se retrouve face à un choix cornélien, porte bien attention à la façon dont tu amènes ça :
- Les deux choix sont-ils bien mutuellement exclusifs ?
- Les deux choix paraissent-ils crédibles ? (imagine-t-on vraiment que le personnage puisse faire ces deux choix ?)
- Le choix que tu as mis en place a-t-il du sens par rapport au personnage qui doit le faire et à son arc narratif ?
- Es-tu prêt(e) à assumer les conséquences de ces choix ? Ton histoire peut-elle se le permettre ?
Souviens-toi que c’est ta crédibilité d’auteur qui est en jeu : si tu fais ça dans les règles, le lecteur sera d’autant plus en tension au prochain dilemme qui apparaîtra dans l’histoire. Alors que si tu triches dans la résolution, que le personnage s’en sort d’une pirouette ou qu’il échappe aux conséquences négatives annoncées, tu auras bien du mal à créer de la tension la prochaine fois.
M’enfin, ce n’est que mon avis…