Resserrer sa prose

Quand on parle d’écriture proprement dite, on dit souvent que la puissance évocatrice des phrases est renforcée si on s’abstient d’utiliser trop de mots inutiles ou parasites. Hélas, nous prenons toutes et tous beaucoup de mauvaises habitudes avec le temps, et écrivons certaines choses par réflexe ou mimétisme alors que nous pourrions nous en passer. De quels mots s’agit-il, exactement ? Pourquoi sont-ils dispensables, et dans quels cas ? Petit tour d’horizon, un peu fastidieux, mais salutaire…

NOTE : Cela faisait longtemps qu’à titre personnel je voulais me dresser une liste des « mots parasites » que j’avais tendance à trop utiliser, afin d’avoir une référence lors de mes phases de correction. Or, voilà que la formidable éditrice Chris Winkle de Mythcreants a justement posté sur ce sujet : cela me donne une bonne opportunité d’en parler. Cet article n’est pas une traduction exacte du sien, d’abord parce que je n’en ai pas le temps, et ensuite parce que l’anglais et le français ne fonctionnent pas exactement pareil… mais rendons à Chris Winkle ce qui appartient à Chris Winkle : son article est bien plus long, détaillé et exhaustif, et il s’intitule Ninety-Nine Words to Seek and Destroy.

Pourquoi travailler à resserrer sa prose ?

L’attention du lecteur est une ressource limitée : débarrasser nos textes de mots ou expressions qui n’apportent rien permet de rendre les phrases plus évocatrices, plus puissantes, plus mémorables. Qu’appelle-t-on des mots parasites ?

  • Des mots si génériques qu’ils s’appliquent à tous les contextes, les rendant ainsi peu signifiant : les retirer n’enlève rien au sens de nos phrases.
  • Des mots aux sens subjectifs, aux nuances si subtiles que les auteurs les utilisent par habitude plus que par réelle utilité, tandis que les lecteurs ne les perçoivent pas tous de la même façon.

Les mots qui fournissent des approximations

Beaucoup de mots parasites fournissent des approximations de nombre, de quantité, de taille, etc. Ils sont le plus souvent utilisés par habitude sans vraiment être importants dans la phrase. Les auteurs s’en servent parfois dans l’espoir d’apporter des nuances qui n’ont pas vraiment de sens.

Exemples : un peu, très, presque, assez, une espèce de / une sorte de, la plupart / la majeure partie, à peu près…

« Son nez était presque rouge » : le lecteur va imaginer un nez rouge de toute façon, car ici le « presque rouge » ne veut pas dire grand-chose. Le nez est rouge, ou il ne l’est pas – et s’il ne l’est pas, autant utiliser le nom de la couleur ou de la teinte appropriée.

Utiliser la fonction « rechercher » de notre traitement de texte pour traquer ces occurrences est très intéressant. On utilise beaucoup ces termes, alors que dans la majorité des cas (pas tous les cas, mais « presque ») ils apportent plus de flou qu’autre chose.

Les mots liés au temps et aux durées

Nous, auteurs, avons ce désir de rendre nos textes dramatiques. Quoi de plus dramatique que, par exemple, quelque chose de soudain ? Néanmoins, outre que cela relève du raconté plutôt que du montré, « soudain » est généralement un mot inutile puisque – dans le temps du lecteur – les événements ne se produisent de toute façon qu’au rythme de sa lecture : les phrases « Un chien jaillit soudain de la ruelle » et « Un chien jaillit de la ruelle » invoquent l’exacte même scène dans l’esprit du lecteur.

Ce sont des mots qui ont plus d’utilité quand on raconte, mais que nous devrions traquer pour vérification lorsque nous écrivons en focalisation interne et que nous cherchons à montrer.

Exemples : soudain / soudainement, immédiatement, instantanément, en même temps, déjà, maintenant, encore, finalement, jamais, toujours…

Les mots qui servent à insister

Notre désir de créer des moments dramatiques nous incite aussi à vouloir insister sur certaines choses pour les rendre plus « fortes ». Hélas, ces mots sont souvent trop génériques pour créer l’importance qu’on espère ainsi façonner.

Chris Winkle propose cet exemple très parlant :

  • Il était vraiment très en colère.
  • Il était en colère.
  • Il était furieux.

Dans certains cas et certaines narrations, le premier exemple pourrait trouver sa place. Mais de façon générale, ajouter « vraiment » et « très » ne rend pas la colère du personnage plus « colérique »… ou, si le terme nous semble trop faible, le remplacer par un terme plus adapté (ici, « furieux ») est plus efficace.

Exemples : très, vraiment, tellement, certainement, totalement, bien sûr, évidemment, en fait, en vérité / en réalité…

Il arrive aussi qu’un auteur cherche à vouloir mettre l’accent sur quelque chose qui – dans la réalité – est binaire, et pas sur une échelle variable. Ajouter un mot pour « pousser le curseur » devient alors artificiel et n’apporte pas vraiment de sens.

« Pour réussir cet exercice, il fallait être vraiment concentré » : on peut être concentré sur une tâche ou ne pas l’être, mais « un peu » ou « beaucoup » concentré n’a pas vraiment de sens.

Les verbes de pensée et de perception

Il s’agit là d’une catégorie à part, qui est surtout importante pour un type particulier de narration : la focalisation interne à la troisième personne. La réussite de cette narration passe par la création d’une profonde immersion, et celle-ci est liée à la distance narrative. Utiliser des verbes de pensée et de perception « tire » le lecteur en arrière et crée de la distance narrative. Cela donne l’impression qu’un narrateur nous décrit la scène, pas d’être dans la tête du personnage (c’est pourtant cet effet-ci que nous recherchons).

Je réutilise ci-dessous un exemple créé pour l’article dédié à la réduction de la distance narrative :

« Linara fut stupéfaite de la taille du lapin » est une phrase moins immersive que d’écrire directement la pensée stupéfaite de Linara : « Mon Dieu, comme il était énorme ! »

« Elle sentit une odeur d’humus » nous fait imaginer Linara fronçant le nez (elle est le sujet de la phrase, et donc cela nous la fait imaginer, elle, de l’extérieur) tandis qu’une phrase du genre « Une odeur d’humus flottait dans l’air » se concentre sur la perception elle-même.

« Elle identifia dans la soupe un goût de potiron et de marron » est, là encore, une phrase qui nous fait imaginer Linara en train de manger et non pas ressentir le goût de la soupe. Pas autant, en tout cas, qu’une phrase du type « La soupe avait le goût du potiron et du marron ».

Exemples : penser, vouloir, se demander, décider, croire, savoir, se rappeler, conclure, entendre, voir, sentir…

Les enchaînements de verbes

Gare aux verbes utilisés pour introduire d’autres verbes.

Exemples : commencer à [verbe], sembler [verbe], essayer de [verbe], décider de [verbe], avoir besoin de [verbe], réussir à / échouer à [verbe], être en train de [verbe]…

Cela alourdit l’action et la phrase, et écrire par exemple : « Il commença à sortir son arme » n’a de sens que si cette action est interrompue et que le personnage n’a pas l’occasion de terminer son geste.

« Kirk essaya de se frayer un chemin à travers la foule, mais ne semblait pas avancer beaucoup. Pendant ce temps, Claire commença à discuter avec les représentants des manifestants. »

Ici, écrire que Kirk « essayait de » fait doublon avec la seconde partie de phrase qui indique qu’il ne « semblait pas » avancer. Quant à Claire, soit elle parle avec les gens, soit elle ne le fait pas, et il existe d’autres façons d’indiquer qu’il s’agit du début de la discussion. Le passage pourrait par exemple être réécrit ainsi :

« Kirk se fraya à grand peine un chemin à travers la foule compacte. Sans l’attendre, Claire engagea la discussion avec les représentants des manifestants. » 

Les redondances et pléonasmes

Il n’est pas rare qu’un auteur enchaîne plusieurs termes qui ont en réalité le même sens. Il a l’impression de réaliser une description détaillée ou complexe, quand un seul sens émerge en fait de cet empilement.

« Elle était innocente et naïve, un poussin tout juste sorti de l’œuf. »

Plusieurs tournures ou expressions sont également utilisées de façon courante alors qu’il s’agit de pléonasmes.

Exemples : emmener avec soi, monter en haut / descendre en bas, reporter à plus tard, faire un bref résumé, prédire / préparer à l’avance, crier fort…

Les cascades de compléments

Quelquefois, nous voulons apporter tant de précisions à une action que nous enchaînons les compléments, ce qui rend la phrase longue et pesante, parfois confuse. Quand on atteint trois ou quatre compléments à la suite, il est peut-être temps de se poser des questions.

« On aurait dit un poisson qui frétillait dans un seau au fond de la barque d’un pêcheur. »

« Il jouait des coudes afin de se frayer un passage sur le chemin vers le portail de la propriété. »

Les adverbes

Cet article en cite déjà plusieurs, car les adverbes sont parfois coupables d’approximations, de hacher le temps ou de jouer les pléonasmes – on en retrouve donc dans plusieurs catégories. Mais surtout, ce blog contient déjà un article focus dédié aux adverbes.

***

En écriture, il n’y a aucun mot à bannir de nos vocabulaires, aucun terme inutile. Tout peut avoir sa place selon les contextes (et surtout le type de narration qu’on utilise). L’idée n’est donc certainement pas de s’empêcher d’utiliser quoi que ce soit. En revanche, il est extrêmement satisfaisant de réaliser qu’on peut simplifier un passage, élaguer, purifier des phrases polluées par ces mots ou ces tournures. Pourquoi ne pas se dresser notre liste personnelle des termes dont nous abusons ? Lors des corrections, la fonction « rechercher » de nos traitements de texte peut nous servir à vérifier les cas litigieux… et peut-être à faire un peu de ménage.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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(4 commentaires)

  1. Bel article ! Ce sont des choses que je faisais déjà attention (merci, Antidote), mais tu as certains exemples que j’avais oubliés et que j’ai tendance à mettre. C’était sympas de s’en rappeler. C’est difficile parfois de le retirer ou de devoir modifier la phrase. J’ai souvent cette impression de perdre en intensité/son sens ou juste trouver ça tellement étrange parce que j’ai peu l’habitude de le voir de cette manière.

    Aimé par 1 personne

    1. Je le dis et je le répète : l’objectif de ce genre d’articles (comme toute la série « focus » du blog) est uniquement de conscientiser des choses qu’on ne fait souvent que par réflexe. Cela ne signifie pas qu’on doit s’interdire quoi que ce soit, juste se poser la question : « est-ce vraiment *ça* que je veux écrire ? » Si vous préférez votre phrase *avec* ces mots plutôt que *sans*, alors gardez-les. Sinon, trouvez mieux.
      🙂

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