Le mystère est-il prioritaire ?

Les lecteurs adorent être surpris, paraît-il. Leur curiosité serait même, d’après certains, l’élément principal qui les incite à tourner les pages. C’est ainsi que le mystère est devenu avec le temps un composant majeur de nos histoires. Pourtant, le postulat de départ est-il correct ? Le mystère est-il bien cet ingrédient magique qui garantit l’adhésion des lecteurs ? Ou bien est-ce un truc auquel les auteurs eux-mêmes sont accros, et dont l’abus nuit peu à peu à l’efficacité de leurs histoires ? Réflexions.

Avant-propos : les plus anciens lecteurs du blog savent que j’ai déjà abordé le sujet du mystère, par exemple dans Le coût du mystère (mais ça remonte à 2015 !) ou dans le plus spécifique Mystère Vs Suspens (en 2018). Outre le fait de mettre à jour et réordonner mes idées sur ce sujet, cet article-ci est aussi un exutoire personnel : je viens de jeter des dizaines de milliers de signes à la poubelle à cause d’une crise de « mystérite » aiguë, alors peut-être que cet article sera utile à quelqu’un sur le point de faire les mêmes erreurs.

Le mystère est-il un expédient aussi puissant qu’on croit ?

Tant de récits démarrent sur une base mystérieuse que c’en est déroutant. Damn ! Même quand on rédige la 4ème de couverture d’un livre, la plupart des conseils d’écriture disent de miser sur la curiosité des gens ! Il semble que créer des secrets et dissimuler des choses au lecteur soit LE talent qu’un auteur devrait développer en priorité.

Et pourtant, j’ai tout un article sur ce blog intitulé Le concept ANTS : quatre piliers pour accrocher le lecteur, et cet acronyme vaut pour Attachement, Nouveauté, Tension et Satisfaction. Pas « mystère » ni « secret ».

Cela ne signifie pas que le mystère soit quelque chose de totalement inefficace pour ce qui est d’accrocher des lecteurs. Ce n’est pas une « mauvaise chose » en soi d’intégrer des mystères dans son intrigue, ses personnages ou son univers. En revanche, c’est un outil qui a un coût et des limitations, et ce n’est pas quelque chose d’aussi important et majeur que les éléments du ANTS – pour résumer, le mystère est une épice goûteuse si elle est bien dosée, mais ne peut pas faire office de plat principal.

Qu’est-ce que le mystère ?

Pour qu’on parle bien de la même chose, quand je dis « mystère qui joue sur la curiosité », j’évoque la réaction d’un lecteur quand il sent que quelque chose d’important lui échappe dans le récit – et c’est encore plus fort s’il ne parvient pas, à brûle-pourpoint, à trouver une explication plausible pour venir combler ce « trou » dans sa compréhension. Cela peut relever de l’attitude étrange d’un personnage, d’un endroit bizarre, ou d’un événement difficile à expliquer. Le mystère est, de façon inhérente, une incertitude générée par un manque d’information, et c’est ce qui le distingue du suspens (qui, lui, est associé au T du ANTS : la Tension) :

  • Avoir une porte étrange dont personne ne sait ce sur quoi elle ouvre, ça génère du mystère (« on ne sait pas ») ;
  • Avoir une porte dont on sait qu’elle mène dans la même pièce trois jours dans le passé, ça génère de la tension (le fait de connaître l’information fait gamberger le lecteur et crée des attentes pour la suite de l’histoire).

Comme déjà signalé plus haut, le mystère est d’autant plus puissant qu’il se base sur quelque chose de bizarre, de difficile à expliquer dans le contexte. Par exemple, imaginons que cette porte étrange est fixée dans le mur d’une pièce au quatrième étage d’un immeuble, et ce mur est le mur extérieur du bâtiment, donc la porte devrait donner dans le vide, mais elle est invisible dans la façade. Bref : tout ça semble impossible, c’est un gros mystère.

La Tension (avec un grand T pour rester sur l’acronyme de ANTS) fonctionne à l’inverse sur une incertitude liée à quelque chose qu’on sait. La tension découle de quelque chose qu’on vient d’apprendre, et qui va forcément avoir des conséquences, mais dont les proportions de bon et de mauvais sont encore indéfinies : le lecteur sait que le meilleur ami du personnage se trouvait sur les lieux du crime, ou bien il sait que le pays où le protagoniste part en vacances vient d’entrer en guerre contre son voisin, ou encore que la femme que le protagoniste drague est mariée (ou bien, pour reprendre l’exemple célèbre d’Alfred Hitchcock, le lecteur apprend qu’il y a une bombe à retardement placée sous la table à laquelle les protagonistes devisent tranquillement).

Quel est le problème avec le mystère ?

Le problème est que la tension carbure à l’information quand le mystère carbure à l’absence d’information : il y a donc là une forme d’incompatibilité.

Un auteur qui va privilégier le mystère va avoir tendance à priver le lecteur d’informations, ce qui – mécaniquement – risque de saper la tension (tension qui est, pour rappel, le T de ANTS, à savoir l’un des quatre piliers de l’engagement du lecteur). Et pas seulement la tension, d’ailleurs :

  • Dissimuler des informations sur les personnages principaux (comme un passé tragique mystérieux ou des motivations secrètes) rend les protagonistes plus distants, et pénalise ainsi l’Attachement que le lecteur pourrait développer à leur endroit ;
  • Dissimuler des informations sur le monde, l’environnement ou le décor peut aussi affaiblir le sentiment de Nouveauté que le travail de worldbuilding est censé apporter.

Et, donc, dissimuler des informations au sujet de l’intrigue (motivations secrètes des uns et des autres, enjeux cachés de telle ou telle situation, information capitale sur laquelle est bâti un twist de milieu de roman, etc.) va avoir tendance à affaiblir la Tension. À force de sentir que plein d’éléments lui échappent, le lecteur va avoir du mal à s’investir dans l’histoire. Celle-ci donnera l’impression de faire du sur-place, car pour qu’une intrigue avance, on doit apprendre de nouvelles informations.

Retournement de priorités

Quand un auteur conçoit son histoire et la rédige, son principal travail est donc de fournir des informations, en particulier en début de roman (c’est la phase d’exposition, qui n’est jamais simple puisqu’il faut réfléchir au dosage et à l’ordre des informations fournies pour optimiser la compréhension du lecteur). La raison est que ce sont les informations fournies qui bâtissent les quatre piliers du ANTS : ce sont eux qui consolident le récit, et ce sont donc eux la priorité.

  • Créer de l’Attachement,
  • Souligner la Nouveauté,
  • Générer de la Tension,
  • (La Satisfaction, elle, arrive généralement bien plus tard dans le livre)

À chaque fois qu’il dissimule une information pour créer du mystère – et en particulier dans les premiers chapitres du roman, quand le lecteur n’est pas encore très engagé – l’auteur devrait se demander si cette absence d’information ne nuit pas à l’un des piliers… en particulier à la tension, car souvent les choses cachées sont « de mauvaises choses », qui créeraient plus de tension si elles étaient révélées maintenant qu’elles ne créeront de surprise en étant révélées plus tard.

Ainsi, dans un récit policier, il est tout à fait possible de masquer l’identité du coupable ou de pointer du doigt le côté inexplicable de sa méthode (mystère), mais il est surtout capital en termes de dramaturgie de bien camper l’enquêteur (attachement) et de bâtir une crainte autour d’un truc horrible, comme par exemple établir que le meurtrier puisse frapper de nouveau (tension).

Quatre rappels sur le mystère

Pour conclure, quatre points à garder en tête au sujet du mystère pour l’utiliser de façon efficace :

  • La plupart des mystères fonctionnent mieux en intrigues secondaires, puisque les principaux piliers d’engagement sont généralement liés à l’intrigue principale. Avec une ligne directrice forte dotée d’attachement, de nouveauté et de tension, créer une ou deux lignes secondaires alimentées par « quelque chose d’étrange et d’inexplicable » est un bon moyen d’ajouter une touche de mystère et de profiter de ses bienfaits sans nuire aux fondamentaux.
  • L’attraction générée par le mystère est une sorte d’appel d’air créé par un manque d’information, mais la satisfaction finale liée à ce mystère dépend de la qualité de la révélation. Plus le mystère est énorme, plus il est attractif, mais plus il est difficile de le rendre finalement satisfaisant. Un très bon twist génère de la satisfaction (le S de ANTS), et donc un bon mystère peut effectivement apporter un gros « plus » à l’histoire. Mais si l’auteur n’est pas sûr d’obtenir cet « effet wahou » lors de sa révélation, il devrait se passer de ce mystère – c’est un bon critère pour faire le tri et ne conserver dans son histoire que les mystères qui valent vraiment le coup (le coût). Un mystère est une forme de promesse : si l’auteur passe tout le livre à susurrer au lecteur « tu vas voir c’est énorme, tu vas voir c’est énorme, tu vas voir c’est énorme », il a intérêt à être très sûr de son fait.
  • La plupart des mystères fonctionnent mieux à court terme, c’est-à-dire que plus le temps passe entre l’apparition d’un mystère et sa résolution, plus le lecteur a de chance de s’en lasser avant d’obtenir satisfaction. Une succession de petits mystères qui s’enchaînent – chaque réponse étant suivie d’une nouvelle question – est généralement plus efficace qu’un gros mystère lancé au tout début qui trouvera sa résolution à la toute fin. Si le gap semble long, l’auteur peut se demander s’il ne pourrait pas avancer la révélation… ou retarder l’apparition du mystère afin de rapprocher la question de sa réponse (est-ce pertinent de générer un mystère au premier chapitre si sa révélation n’intervient qu’au dernier ?). Dans tous les cas, il est faux de penser qu’un mystère possède assez de force en lui-même pour conserver l’attention d’un lecteur : c’est la bonne gestion des ANTS qui fera (ou pas) rester le lecteur jusqu’à la fin.
  • Un mystère devrait être clairement mystérieux. Comme expliqué dans l’article Mystère… ou erreur de l’auteur ? il est très facile pour le lecteur de considérer que quelque chose « de pas clair » est une incohérence d’écriture, c’est-à-dire une incompétence d’auteur. Autant faire en sorte qu’un mystère soit bel et bien exposé comme tel par l’histoire.

***

Ce qui est pénible – je parle en tant qu’auteur qui vient de faire une bourde sur son propre projet – c’est que le mystère est quelque chose de toxique et d’addictif. Tellement de séries télé jouent sur ça, tellement d’histoires sont restées célèbres grâce à un twist génial ou une révélation fracassante, que le mystère est devenu un élément surcoté. On a l’impression de ne plus pouvoir s’en passer. On se sent obligé d’aborder le moindre aspect de notre intrigue par le prisme du mystère, et c’est vraiment une mauvaise habitude qui nous détourne de choses bien plus importantes – du cœur de nos personnages et de la tension des événements auxquels ils sont confrontés. Je viens de jeter tout le début d’un nouveau projet à la poubelle car, après sept chapitres où il ne se passait pas grand-chose, je me suis rendu compte que la révélation que je préparais mystérieusement reposait sur une information cachée que j’aurais dû balancer dans le texte dès le chapitre 1. J’ai tout repris à zéro et… ça change tout.

Cet article n’est pas un article « anti-mystère », mais je pense qu’un auteur qui dissimule une information pour créer du mystère a TOUJOURS quelque chose à gagner à se poser honnêtement la question : « Que se passerait-il si, au lieu de cacher ça, je le disais au lecteur dès maintenant ? ». La réponse en surprendrait plus d’un.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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