« Les jeux sont faits…
— … rien de va plus ! »
Nous avons déjà parlé ensemble des personnages en général, du protagoniste principal en particulier, de l’importance de bien définir ce qu’il veut et pourquoi il le veut… mais il y a un autre sujet lié à tout cela, que les auteurs ne mettent pas toujours bien en valeur dans leurs histoires : je veux parler des enjeux.
Tu peux avoir un bon personnage (genre, un funambule), qui a un objectif clair (genre, traverser à pied sur ce filin sans sécurité), et nous savons pourquoi il le veut (genre, prouver à son père — une ancienne vedette de cirque — que son fils est capable de suivre ses pas). Pourtant, il y a quelque chose à définir qui a une extrême importance : la hauteur à laquelle on suspend le filin. À vingt centimètres du sol, même si le personnage est attachant, le lecteur ne va pas s’intéresser à l’histoire ; à 200 mètres du plancher des vaches, personne ne le quittera des yeux tant qu’il ne sera pas de l’autre côté ou transformé en crêpes.
C’est ça, soigner les enjeux.
Que se passera-t-il si le héros échoue ?
Dans certaines histoires, ça paraît évident : dans un récit policier, on a conscience que si l’enquêteur ne l’arrête pas, le serial killer continuera de tuer ; dans un récit de fantasy où un terrible démon menace l’équilibre, on sait que si les héros ne l’arrêtent pas, ce sera la fin du monde, etc. Pourtant, si on le « sait », si ça nous semble « évident », ce n’est pas pour rien : avec un serial killer, il y a toujours des scènes de « second meurtre » puis de « troisième meurtre », qui servent justement à montrer qu’il ne s’arrêtera pas tout seul. On le montre au lecteur. Dans les récits de fantasy, il y a une sombre légende qui raconte comment le démon a failli détruire le monde. Etc.
Dans d’autres histoires, c’est moins évident, et l’auteur a tout intérêt à se poser la question : d’accord, mon personnage cherche à atteindre cet objectif… mais s’il échoue, que se passera-t-il, en réalité ? Est-ce que les conséquences seront vraiment assez négatives pour donner envie au lecteur d’encourager le héros ? Est-ce que je les ai assez montrées, explicitement soulignées, à mon lecteur ?
Ce n’est pas pour rien que les grandes histoires d’amour semblent toujours si dramatiques : les auteurs nous font comprendre que l’amour des deux protagonistes est si puissant que, s’il n’est pas satisfait, il pourrait bien être destructeur (au sens figuré… voire au sens propre). Si ce n’était pas le cas, nous ne tremblerions pas autant pour eux. Les ruptures sentimentales, nous en avons tous connues, et pour la plupart nous n’en sommes pas morts. Si tu ne soulignes pas les enjeux, on pourrait vite se détourner de ton histoire : « bon, on ne va pas en faire tout un plat hein, une de perdue, dix de retrouvées ! ». Non : montre que cette histoire d’amour est capitale, que si ce couple ne se forme pas, ce sera un terrible gâchis voire un formidable drame.
Que se passera-t-il si le héros réussit ?
Les enjeux, c’est comme au poker : c’est ce que le personnage risque de perdre, mais aussi ce qu’il espère gagner. C’est tout aussi important. Montrer au lecteur « l’enjeux positif » de l’histoire justifie les actions et les efforts des personnages. Pourquoi ton héros risque-t-il sa vie à marcher sur ce fil, si ce n’est pour quelque chose qui lui tient réellement à cœur ?
C’est la base de tout suspens : il nous faut quelque chose à craindre, mais aussi quelque chose à espérer.
Sinon quoi ?
Que se passe-t-il si l’auteur n’explicite pas assez clairement les enjeux dans son récit ? Tout simplement un désintérêt : à quoi bon ? Tous les efforts du personnage nous sembleront dérisoires, voire guignolesques, si les enjeux ne sont pas clairs, ou s’ils nous semblent trop faibles.
J’ai lu un récit policier, il y a quelques mois, qui m’a donné cet effet-là. Le récit s’ouvre sur une mort qui semble accidentelle ; la victime nous est dépeinte comme une crapule que personne ne regrette ; le héros détective n’a aucun besoin d’argent. Du coup, son enquête provoque chez lui un profond désintérêt, et il en va de même chez le lecteur. Si le personnage ne mène pas cette enquête à bien, se passera-t-il quelque chose de négatif ? Non. Le héros gagnera-t-il quelque chose dont il a besoin ? Non plus. Enjeux = 0. Je ne suis pas intéressé, merci, au revoir.
Un enjeu fort…
Beaucoup d’histoires poussent le vice à augmenter les enjeux jusqu’au maximum possible (genre « si le héros échoue, l’univers est détruit »). Les films de la série Die Hard illustrent bien cette course à l’enjeu : les otages d’une tour (Piège de cristal), d’un aéroport et de plusieurs avions (58 minutes pour vivre), de New York (Une journée en enfer)… voire de tous les États-Unis. Pourtant, les derniers épisodes ne sont pas les meilleurs, et tu n’es pas obligé de faire en sorte que ton héros sauve le monde à chacune de tes histoires. Un « gros » enjeu n’est pas forcément synonyme d’un enjeu « fort », or c’est bien l’enjeu fort qu’il faut viser. D’un point de vue dramatique, la perte d’un emploi peut être bien plus fort que la destruction de mille mondes. Tu n’es pas obligé de faire comme à Hollywood et de faire grimper les enjeux jusqu’à l’absurde : assure-toi juste que les enjeux sont assez puissants pour être moteurs.
Fort ? Mais fort pour qui ?
Dans beaucoup d’histoires, les enjeux concernent directement le héros, et c’est ce qui le motive dès le départ à se lancer dans l’aventure (pour gagner quelque chose et/ou ne pas perdre quelque chose). Néanmoins, ce n’est pas toujours le cas. Parfois, les conséquences en cas d’échec ne touchent pas le héros, et cela donne des scènes que Christopher Vogler nomme « le refus de l’aventure » : le protagoniste refuse de s’impliquer, justement parce qu’il considère que ça ne le concerne pas… et ça marche très bien.
Cela fonctionne, à une seule condition : que les enjeux soient assez forts dans la tête du lecteur. Cela crée une tension entre la motivation du héros (« je ne veux pas y aller ») et celle du lecteur (« mais vas-y, bon sang, c’est important ! »). Avant ton protagoniste, c’est donc ton lecteur que tu dois motiver via le soulignement des enjeux. C’est l’intérêt de l’histoire. Son suspens. La raison qui fait que notre funambule à deux cent mètres nous fascine et nous noue les tripes, alors que le même s’entraînant à 20 cm du sol ne nous impressionne pas tant que cela.
En résumé
À l’auteur de montrer, via la caractérisation des personnages et la mise en place du récit, que :
1) si le héros n’atteint pas son objectif, il y aura des conséquences néfastes ; que s’il l’atteint, il y aura des conséquences gratifiantes.
2) ces conséquences doivent toucher le lecteur, pour qu’il s’implique, pour qu’il ait envie d’encourager le protagoniste dans son histoire, pour qu’il craigne son échec et espère sa réussite.
3) même si ce n’est pas le cas au début, ces conséquences doivent finir par toucher le héros également, par l’effrayer ou lui donner envie, au point qu’il fera tout pour atteindre son objectif.
La grande majorité des bonnes histoires ont au moins une « scène d’enjeux ». Elle peut être courte, ça peut passer par de l’action ou un dialogue, mais il y a toujours ce petit moment où l’auteur fait comprendre au lecteur : « le héros a tel objectif, qui est capital pour lui parce que ceci, et s’il échoue à l’atteindre, il y aura des conséquences terribles ».
Et donc, pour le livre que tu écris… quels sont les enjeux ?
Sont-ils clairement exposés à ton lecteur ?
Règles d’or Pixar N° 16 : « Quels sont les enjeux ? Donnez-nous une raison d’encourager le personnage. Que se passe-t-il en cas d’échec ? »
Edit du 01/11/2017 : dans un article publié par l’éditrice Agnès Marot, celle-ci place le manque d’enjeux en toute première place des raisons pour lesquelles elle refuse des manuscrits. Cela vaut la peine d’y réfléchir, non ?
[Aller plus loin : Enjeu dramatique Vs Enjeu thématique]
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Merci pour cet article, je lisait un livre en me disant « l’histoire n’avance pas… » alors qu’en faîte, elle avançait bel et bien, mais avec des enjeux sans conséquences, ce qui rendait l’attachement aux personnages difficile.
Je me suis sentit savant l’espace d’un instant 😉
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Je ne peux pas m’en empêcher : lorsqu’une histoire ne me fait pas vibrer, je cherche pourquoi. Et il faut avouer que l’histoire des enjeux sont les premiers à contrôler, ça vient souvent de là 😊
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