« Rien ne va plus, les jeux sont faits !
— On n’a pas déjà fait cette introduction ?
— Si. Mais deux enjeux, ça vaut bien deux intros. »
Dans un précédent article, je t’avais déjà parlé des enjeux, de ce qu’ils sont, du fait qu’il est important de bien les définir, et surtout capital de les exposer à ton lecteur. Aujourd’hui, j’irai plus loin en distinguant deux types d’enjeux, et t’expliquerai pourquoi il est vraiment intéressant d’utiliser les deux à la fois pour chacune de tes histoires.
L’enjeu dramatique (ou enjeu externe)
Presque tous les récits sont construits autour d’un enjeu dramatique. Pour 90 % des histoires, le suspense se résume en gros à « est-ce que le protagoniste va atteindre son objectif ? ». C’est le fil rouge que suit le lecteur, intrinsèquement lié à la narration.
L’inspecteur va-t-il démasquer et arrêter le meurtrier ? Le chevalier sauvera-t-il la princesse ? Le super-héros empêchera-t-il le super-vilain de dominer le monde ? Le jeune marginal parviendra-t-il à s’extraire de la drogue et à trouver sa place dans la société ? La journaliste idéaliste fera-t-elle tomber la multinationale corrompue ? Les sympathiques cambrioleurs réussiront-ils le casse du siècle sans se faire prendre ? Etc.
C’est un peu le premier degré de lecture, le pitch, ce qui est lié à l’action des personnages dans le récit. On parle aussi parfois d’enjeu « externe », parce que cet enjeu ne concerne pas uniquement le protagoniste, mais un peu tout le monde dans l’histoire. L’action du protagoniste fait évoluer le monde autour de lui.
L’enjeu thématique (ou enjeu interne, ou enjeu trajectoriel)
Néanmoins, de nombreux récits ont aussi, tissé à l’intérieur de leur trame narrative, un enjeu thématique. Si on l’appelle aussi enjeu interne ou trajectoriel, c’est parce que celui-ci touche directement le protagoniste et ne concerne que lui, lié à une évolution psychologique du personnage, à son arc narratif.
L’inspecteur vaincra-t-il la culpabilité qui le ronge depuis la mort de sa femme ? Le chevalier comprendra-t-il qu’il n’y a pas que la beauté physique qui compte ? Le super-héros réalisera-t-il qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ? Le marginal fera-t-il confiance à nouveau ? La journaliste idéaliste réalisera-t-elle que sa pugnacité dans ses reportages l’a isolée de sa famille ? Les sympathiques cambrioleurs rendront-ils l’un des tableaux volés à la famille du propriétaire original ? Etc.
C’est un second degré de lecture, lié à la compréhension de la nature humaine. Le protagoniste est amené à évoluer psychologiquement et à faire des choix moraux, en lien avec le thème profond du récit. Ces choix le feront grandir ou le détruiront. C’est une forme d’enjeu qui ne concerne que le personnage principal en théorie, mais qui au final fera échos chez le lecteur.
Pourquoi les deux ?
Avec uniquement un enjeu dramatique, l’auteur n’a que deux directions possibles où mener son histoire : le héros réussit ou échoue. Avec l’enjeu thématique, l’auteur multiplie ses possibilités et a l’occasion d’apporter de la nuance :
— le personnage peut réussir l’enjeu dramatique ET l’enjeu thématique (ex : StarWars. L’alliance renverse l’Empire et Luke vainc l’Empereur sans recourir au côté obscur, il sauve l’âme de son père et métaphoriquement se sauve lui-même).
— il peut réussir l’enjeu dramatique MAIS échouer complètement dans l’enjeu thématique (ex : Le Parrain. Le protagoniste devient le Parrain, venge son père et protège sa famille… mais devient le diable incarné, alors qu’au départ il ne souhaitait pas suivre la voie de la mafia).
— il peut échouer à l’enjeu dramatique MAIS réussir le thématique (malgré l’échec, le personnage sort de l’histoire grandi car il a appris quelque chose sur la vie et sur lui-même).
— il peut échouer aux deux enjeux (cas des tragédies les plus sombres. Le plus souvent, le personnage finit détruit et survit rarement).
Jouer sur les nuances permet de rendre le récit moins prévisible (renforcement du suspense), moins manichéen, et plus adulte. C’est ce qui fonctionne dans un film comme « The Dark Knight » : l’enjeu dramatique est réussi, Batman défait le Joker, Gotham City est sauvée… et pourtant, la victoire a un goût amer, et les choix du personnage l’amènent à devenir un héros de l’ombre détesté de ses concitoyens.
Cela permet aussi de sortir d’un schéma simplement récréatif : une histoire avec seulement un enjeu dramatique peut divertir, mais nous interrogera bien peu. Traiter un enjeu thématique permet de poser des questions et faire réfléchir les lecteurs sur eux-mêmes. Des réflexions sur la nature humaine, voilà ce que sont les histoires qui marquent le plus leur temps.
Une histoire dans l’histoire
Au niveau de la construction, c’est un peu comme les poupées russes : l’enjeu interne est en quelque sorte inclus dans l’enjeu externe ; de la résolution du premier découle la résolution du second. C’est parce que Luke renonce au côté obscur et remet sa vie entre les mains de son père qu’il finit par vaincre l’empereur ; c’est parce qu’il devient froid et sans pitié que Michael Corleone réussit à protéger sa famille ; c’est parce qu’il endosse le mauvais rôle en réhabilitant Harvey Dent que Batman réussit à contrer le plan du Joker. C’est l’évolution du personnage (dans le bon ou le mauvais sens), ou son incapacité à évoluer, qui va faire basculer l’enjeu dramatique d’un côté ou de l’autre. Les deux enjeux sont donc fortement liés.
Nous rebouclons donc sur d’autres sujets, comme la construction de l’opposition au personnage (adversaire ou obstacles), qui devrait être à même de pousser le protagoniste dans ses retranchements, le mettre au pied du mur par rapport à l’enjeu thématique. Tous les sujets de la dramaturgie sont donc liés, j’ai déjà parlé de créer de façon « thématique » cent fois sur ce blog (comme dans l’article Spécifique vs Générique).
Pour résumer
1) Veille à tisser ton récit autour de deux enjeux forts (un dramatique, un thématique) ;
2) Souligne les à ton lecteur, afin qu’il ait conscience de ce qu’il se passerait si le personnage échouait (pour chacun des enjeux), et ce qu’il a à gagner en réussissant.
Maîtriser cette mécanique ne peut qu’apporter un gros plus à tes histoires et à l’intérêt qu’elles procureront chez ton lecteur. Lorsqu’un livre se révèle peu intéressant et qu’on peine à en poursuivre la lecture, la majeure partie du temps, c’est lié à un problème d’enjeux (pas assez clairs, pas assez forts, conséquences pas bien exposées).
M’enfin, ce n’est que mon avis.
🙂
« Quel est l’enjeu de cette conclusion ?
— Je n’en vois aucun.
— Elle ne sert donc à rien, et je propose qu’on s’en passe.
— D’accord. »

Payez-moi un café !
Ce blog publie des articles de dramaturgie et narration depuis 2015. Cet article t’a été utile ? Participe à ma productivité !
1,00 €
(3 commentaires)