Mystère… ou erreur de l’auteur ?

Cela arrive : l’auteur souhaite générer un instant de mystère dans le roman en créant un passage étrange ou en insérant un indice incongru pour plus tard, et ses bêta-lecteurs (ou ses lecteurs) le soulignent comme étant une erreur ou une incohérence. Il peut toujours dire « c’est fait exprès » ou « ça sera expliqué plus tard », mais ce n’est pas la bonne réponse, et de toute façon c’est trop tard. C’est nous qui avons le contrôle sur la façon dont les lecteurs interprètent nos textes, et c’est à nous de faire en sorte que nos mystères ne sonnent pas comme des erreurs. Réflexions.

Quand on écrit, nous avons souvent envie d’être subtils dans notre prose. Hélas, la subtilité est une médaille qui a son revers, et il est souvent bien plus utile de signifier clairement dans le texte qu’il se passe effectivement quelque chose d’étrange ou de remarquable.

Indiquer clairement ce qui est censé être mystérieux

La méthode la plus évidente est de faire en sorte que le personnage réfléchisse à la façon dont ce qu’il perçoit ou vit est étrange. Il suffit que le personnage remarque l’étrangeté de la situation puis la rejette aussitôt.

Exemple
Avant : J’ai appuyé sur le bouton de l’interphone pour ouvrir la porte de l’immeuble à Michael. Alors que je raccrochais, j’ai entendu un grincement dans l’entrée de mon appartement. Il se tenait adossé au cadre, me regardant en souriant.
Après : J’ai appuyé sur le bouton de l’interphone pour ouvrir la porte de l’immeuble à Michael. Alors que je raccrochais, j’ai entendu un grincement dans l’entrée de mon appartement. Il se tenait déjà là, adossé au cadre, me regardant en souriant. Comment était-il entré si vite ? Il s’était sans doute faufilé dans l’immeuble avant de m’appeler, ce filou.

Ici, en ajoutant un « déjà » puis une question, l’exemple rend la bizarrerie claire, puis le personnage pense à une explication rationnelle, à laquelle le lecteur ne croit bien sûr pas. Poser une question dans la pensée du personnage fonctionne dans de nombreuses situations, mais il est aussi possible d’utiliser des expressions qui indiquent le mystère, comme « d’une manière ou d’une autre » ou « pour une raison quelconque ».

Exemple
J’ai appuyé sur le bouton de l’interphone pour ouvrir la porte de l’immeuble à Michael. Alors que je raccrochais, j’ai entendu un grincement dans l’entrée de mon appartement. D’une façon inexplicable, il était déjà adossé au cadre, me regardant en souriant. Bon sang, il était rapide !

Le texte peut souligner suffisamment l’événement étrange au lecteur pour attirer son attention : insister dessus plusieurs fois fait comprendre au lecteur que « c’est voulu » et que ce n’est pas une erreur d’auteur. Lorsque la narration traite les choses étranges comme si elles étaient normales, les lecteurs deviennent confus. Ont-ils manqué une explication ? Le lecteur doit être sur la même longueur d’onde que le personnage : s’il se passe un truc bizarre et que le personnage trouve ça bizarre, alors tout va bien, le lecteur sait que la bizarrerie est bien dans le récit. Il se pose une question, mais il sait que la réponse appartient à la fiction et n’est ni une erreur d’écriture ni une coquille d’édition.

Clarifier la caractérisation

Parfois, la façon dont le personnage pense et se comporte peut sembler déconcertante alors que tout se déroule selon le plan secret de l’auteur. En général, cela se produit soit parce que quelque chose comme des drogues ou de la magie influence le personnage, soit parce que les lecteurs n’ont pas été informés d’un élément important concernant le personnage (par exemple un secret de son passé pas encore révélé). En conséquence, les pensées du personnage sont logiques pour l’auteur mais semblent étranges au lecteur, et il peut alors être difficile d’utiliser ces pensées pour clarifier le mystère comme dans les exemples ci-dessus. Il existe néanmoins d’autres solutions.

Tout d’abord, le personnage peut ressentir quelque chose d’inhabituel, même s’il ne sait pas ce que c’est ni que cela influence son comportement. S’il est sous l’influence de quelque chose qu’il peut percevoir, comme de l’alcool ou un sortilège, il peut en prendre conscience plus ou moins clairement. Le texte peut décrire comment le personnage se sent différent, que sa tête soit remplie de coton, que le monde soit devenu trop lumineux, que son corps soit très lourd ou une autre sensation étrange. Ce sentiment est un événement mystérieux, alors la narration devrait le traiter ainsi. Il est utile que le personnage s’interroge brièvement à ce sujet.

Il est aussi utile de fournir aux lecteurs une indication du moment où le personnage n’est plus sous influence. Peut-être qu’il oublie la sensation de coton dans sa tête et que, retrouvant sa lucidité, il s’interroge sur ce qui vient de se passer.

Exemple
Au moment où nos mains se sont touchées, j’ai capté le regard de Maya. Ses yeux ont brièvement brillé d’argent, du moins c’est ce qu’il m’a semblé – ils ne pouvaient pas vraiment être argentés, n’est-ce pas ? Une vague de vertige m’a pris au dépourvu et j’ai trébuché, me rattrapant au mur.
Maya a souri patiemment.
« Je… je suis désolé, ai-je balbutié. De quoi parlions-nous déjà ? »
C’est vrai, je devais lui parler du coffre-fort. C’était impoli de la faire attendre et il était capital que je lui indique où il se trouvait.
« Le coffre-fort est à la Banque Greenway, révélai-je. Mais je n’ai pas la clé. Seul Kit l’a. »
Elle s’est détournée et mon vertige a disparu brusquement. Je me suis redressé et j’ai cligné des yeux en la voyant s’éloigner à travers l’embrasure de la porte. Lui avais-je dit au revoir ? La fin de notre conversation était floue dans ma tête.

Bien que le personnage principal puisse être influencé par des choses dont il n’a pas connaissance, tout ce qu’il sait ne devrait pas être mystérieux. Même s’il a un background compliqué ou qu’il a en tête un plan secret, toutes ses pensées ou actions devraient sembler parfaitement naturelles et compréhensibles : ce sont ses adversaires que le personnage cherche à tromper, pas les lecteurs. De la même façon, placer le personnage dans une situation vraiment dangereuse au lieu de faire semblant qu’il est en danger rendra probablement l’histoire plus captivante (oui je pense à toi, John Gwynne dans The Bloodsworn Saga, où les personnages nous cachent leurs plans secrets et où plein de situations supposément dangereuses sont à rebours révélées comme ne l’étant pas – j’en avais parlé ici).

Utiliser les atouts de la narration

Premièrement, le style des phrases peut refléter le nouvel état interne du personnage : verbes soudain conjugués au présent au lieu du passé, phrases hachées et répétitives, succession de questions, etc.

Deuxièmement, selon le type de narration utilisée, il est possible de faire intervenir un autre personnage de point de vue ou un narrateur omniscient pour attirer l’attention du lecteur sur ce qui se passe.

Ne pas confondre confusion et ambiguïté

J’en ai fait un article entier qui se trouve ici : générer de la confusion chez le lecteur n’est pas du tout la même chose que de créer de l’ambiguïté dans un récit. Rendre quelque chose ambigu nécessite de poser au lecteur une question claire, avec plusieurs options de réponses parmi lesquelles choisir – des options plausibles qu’il comprend parfaitement. Cela signifie qu’au lieu de poser des questions ouvertes du type « qu’est-ce qui se passe ? » (ce qui prouve qu’il ne comprend pas la situation), le lecteur devrait poser des questions avec des alternatives. Par exemple, le film Inception laisse les spectateurs se demander : « Dom Cobb s’est-il réveillé et a-t-il retrouvé sa famille, ou est-il toujours endormi, en train de rêver d’eux ? »

Si des événements ambigus se déroulent au cours de l’histoire, les lecteurs devraient être en mesure de les interpréter de différentes manières sans être confus, généralement en hésitant entre deux ou trois réponses possibles. Le succès du film Inception repose sur le fait que les lecteurs 1) se posent tous la même question, et 2) n’interprètent pas tous la même chose car les deux options sont valables et ont du sens.

***

On n’en parle pas assez, mais un élément capital dans l’accroche du lecteur à un livre est la confiance – la confiance que le lecteur a dans l’auteur. S’il se passe des choses très bizarres dans l’histoire et que ça ne semble pas voulu ni maîtrisé par l’auteur, le lecteur a tôt fait de juger qu’il s’agit d’incohérence et donc d’incompétence. Il ne comprend pas ? « L’auteur est nul, merci et au revoir ». Créer du mystère ne fonctionne que si l’intention de l’auteur est claire, et cela aide le lecteur à poursuivre sa lecture jusqu’au bout : « ah, l’auteur sous-entend clairement ici qu’il y a un mystère au sujet de l’origine du pouvoir du héros, j’ai hâte de savoir de quoi il s’agit ».

M’enfin, ce n’est que mon avis…

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