Mauvaises actions du protagoniste : la ligne rouge

Nos personnages sont rarement des gens idéaux qui ne se trompent jamais ou ne font jamais d’erreurs. Il est même très fréquent qu’ils agissent pour de mauvaises raisons ou commettent de terribles actions. Cela devrait les rendre antipathiques ou détestables, n’est-ce pas ? Eh bien non, pas forcément, et de nombreux éléments de contextes jouent dans la perception que les lecteurs ont du protagoniste. En revanche, si on n’y prend garde, ils peuvent aussi se perdre dans des actes si terribles que les lecteurs finiront par les rejeter. Mais où se situe cette ligne à ne pas franchir ? Réflexions.

Puisque c’est un vaste sujet, j’ai déjà traité certains aspects de cette question par le passé. On peut commencer par rappeler que :

Les mauvaises actions acceptables

Néanmoins, cela ne répond pas vraiment à la question : quelles sont les « mauvaises actions » qu’un protagoniste peut accomplir sans pour autant se mettre le lecteur à dos de façon irrémédiable ?

Les mauvaises actions qu’on comprend

Un point important quand on souhaite « faire mal agir » un personnage est de rendre son action compréhensible, logique du point de vue du lecteur ; ce dernier doit pouvoir en distinguer la cause.

  • Si le personnage est obnubilé par son statut social, le lecteur peut comprendre que le personnage mente pour préserver son image ;
  • Si le personnage a été trahi par un camarade, le lecteur peut comprendre que le personnage trahisse en retour ;
  • Si le personnage a subi une journée épouvantable qui vient de mettre ses nerfs à fleur de peau, le lecteur peut comprendre que le personnage ravage son appartement sous le coup de la colère.

« Comprendre » ne signifie pas « cautionner » ni « excuser », mais c’est pourtant un point extrêmement important, ne serait-ce que pour faire accepter au lecteur que l’événement ait lieu. Sans cela, il risque fort de se braquer contre le personnage. Ce sont un peu des « circonstances atténuantes », si on veut.

  • Si le personnage ment pour préserver son image sans que le texte n’ait particulièrement établi qu’il est obnubilé par son statut social, on le catégorise très vite du côté des « méchants » ;
  • Si le personnage trahit un camarade sans que ce camarade ne semble le mériter, idem ;
  • Si le personnage ravage son appartement sous le coup de la colère sans qu’on en connaisse l’origine, idem.

Les situations ne proposant pas de « bonne » solution

Une autre façon de faire « mal agir » un personnage est de le placer dans une situation si inextricable que ses options sont réduites et qu’il n’existe pour lui aucune « bonne solution » : chacun des choix qui s’offrent à lui entraînera des conséquences négatives et il ne peut qu’essayer de choisir le moindre mal – c’est ce qu’on appelle un dilemme. Si la situation est bien montée (c’est-à-dire si elle ne semble pas trop forcée et que le personnage n’a vraiment pas d’autres choix que ceux que l’auteur laisse entendre), le lecteur aura conscience que, de toute façon, les autres choix avaient des conséquences négatives eux aussi. Cela ne veut pas dire qu’il sera forcément d’accord avec le personnage ou qu’il aurait fait le même choix à sa place, mais là encore c’est une sorte de « circonstances atténuantes ».

  • Le personnage laisse filer une occasion unique d’arrêter le meurtrier, mais autrement cela aurait coûté la vie à un otage ;
  • Le personnage trahit la confiance d’un ami, mais autrement un autre ami aurait été dans une situation terrible ;
  • Le personnage accepte un travail illégal et dangereux, mais autrement il n’aurait pas d’autre moyen d’obtenir l’argent nécessaire pour acheter les médicaments de sa fille malade.

En début d’article, je citais un précédent post qui explique que les lecteurs aiment plus un personnage parce qu’il essaie que parce qu’il réussit. C’est aussi vrai pour l’action « essayer de ne pas commettre une mauvaise action ». Si le personnage essaie de toutes ses forces d’éviter de faire une mauvaise action, mais que les circonstances ne lui permettent pas de réussir, alors le lecteur ne lui en voudra pas, même si l’action est terrible.

  • Un personnage qui tue une personne innocente de sang froid franchit la ligne rouge ;
  • Mais si un personnage qui refuse de tuer les innocents se voit contraint (par un adversaire retors façon Joker) de tuer un innocent alors qu’il fait des pieds et des mains pour l’éviter, ce n’est plus pareil. Le résultat semble être le même (= il a tué un innocent), mais le lecteur ne le considère pas comme un meurtrier pour autant parce qu’il a tout fait pour l’éviter.

Les mauvaises actions commises pour une bonne cause

Tuer un autre être humain devrait être une action rédhibitoire, non ? Pourtant, de très nombreux protagonistes de nos histoires passent leur temps à frapper et tuer des gens, et ça ne choque personne. Il y a pourtant des conditions à respecter pour que « cela passe » : cela fonctionne si les personnages « tuent des méchants » (= qui le méritent), ou agissent pour une cause noble. Le personnage est également absous s’il défend sa propre vie ou celle de quelqu’un d’autre (légitime défense).

  • Le lecteur peut accepter qu’un personnage tue un agresseur qui s’est introduit chez lui et le menace d’une arme ;
  • Le lecteur peut accepter qu’un personnage tue un terroriste ;
  • Le lecteur peut accepter qu’un personnage provoque la mort d’une poignée de gens s’il s’agit de faire tomber l’Empire qui menace la galaxie.

Néanmoins, ces généralités sont aussi piégeuses, tout simplement parce que ces notions de légitime défense – ou encore plus de « méchants » ou de « noble cause » – varient d’une personne à une autre, et que la tolérance de certains lecteurs est bien plus basse que d’autres sur certains sujets. L’auteur a donc tout intérêt à être prudent lorsque ses protagonistes sont responsables de la mort de gens dans la fiction, même s’il pense que « il y a une bonne raison ». Les bonnes raisons des uns ne sont pas les bonnes raisons des autres.

Les mauvaises actions dont les conséquences sont camouflées par la narration

Soyons honnêtes : nous, auteurs, sommes des illusionnistes. Si nous le voulons, nous pouvons camoufler des choses si ça nous arrange, et la vérité est que certains protagonistes de nos histoires sont appréciés en dépit de leurs mauvaises actions… seulement parce que l’auteur s’arrange pour ne pas montrer les conséquences de celles-ci. Est-ce que je le conseille dans l’absolu ? Pas vraiment. Est-ce qu’il faut en avoir conscience quand on écrit et qu’on souhaite avoir des personnages qui trucident à tour de bras, mais qu’on aime quand même ? Je crois que oui.

  • Le lecteur peut accepter qu’un personnage vole une voiture dans la rue puis qu’il massacre plusieurs étals de marchands avec dans un rodéo automobile sauvage, tant que l’auteur ne montre pas de conséquences tragiques pour le propriétaire légitime de la voiture ou les marchands ;
  • Le lecteur peut accepter qu’un personnage tue tout un tas de personnages anonymes, sans visages et sans noms (par exemple des soldats masqués en uniformes), parce que la narration les déshumanise ainsi et ne fait pas penser qu’ils sont de vraies personnes avec des familles et des proches ;
  • Le lecteur peut accepter qu’un personnage fasse exploser un building lors d’un combat contre un gros monstre, tant que la narration ne montre pas les centaines de morts dans les décombres (heureusement, sinon comment ferait Marvel ?).

Bien sûr, il faut avoir conscience que c’est ici de la manipulation : cela ne marche que si le lecteur ne se rend compte de rien et que l’histoire passe vite à autre chose. Généralement, cela ne fonctionne que pour des récits relativement légers où le réalisme n’est pas la priorité.

La ligne rouge

En conséquence de tout cela, et si on retourne le problème dans l’autre sens, quelles sont les mauvaises actions qu’il vaut mieux éviter de faire commettre au personnage sous peine qu’il ne franchisse « la ligne rouge » ?

  • Des mauvaises actions qu’on ne comprend pas ;
  • Des mauvaises actions dans des situations où de meilleures solutions semblaient possibles ;
  • Des mauvaises actions commises pour des causes auxquelles le lecteur n’adhère pas ;
  • Des mauvaises actions dont la narration insiste sur les conséquences négatives (voire tragiques) pour des innocents.

Évidemment, on pourrait penser que la gravité de l’acte est capitale dans cette histoire ; que, tant qu’il n’y a pas mort d’homme, tout va bien. Pourtant, ce n’est pas vrai : selon le contexte de la situation, un mensonge, une trahison, une violence verbale ou une destruction matérielle peut suffire à classer le personnage du côté des impardonnables, c’est-à-dire du côté de ceux qui ne « méritent pas » notre soutien de lecteur. C’est la raison de l’acte qui compte – la morale du personnage qui agit -, bien plus que les conséquences.

Si le protagoniste vole de la menue monnaie dans le chapeau d’un SDF, il n’y a pas mort d’homme. S’il le fait parce qu’il doit d’urgence téléphoner d’une cabine pour avertir le président d’un attentat, pas de problème. S’il le fait parce que, en allant à son travail de trader, il a besoin de s’acheter des clopes mais qu’il a oublié sa carte gold chez lui, le jugement du lecteur n’est plus le même. Ce n’est pas le fait de voler 2€ qui est important. C’est la raison qui pousse le personnage à commettre une action considérée comme immorale.

La gravité de l’acte a une importance dans sa perception, oui, mais surtout dans la capacité future du personnage à racheter sa conduite. Si le personnage a volé 2€ à quelqu’un, il pourra lui rendre plus tard. Alors qu’évidemment, si le personnage a tué quelqu’un…

Protagonistes impardonnables

Est-ce à dire qu’il faut éviter à tout prix de rendre notre protagoniste impardonnable ? Non, tant qu’on a conscience de ce qu’on fait et de ce que ça implique en termes de dramaturgie pour notre histoire. Tout est affaire de karma. Il peut être très intéressant que le personnage « commette l’irréparable » afin de le montrer en train de se débattre avec la culpabilité et le remords, pour lui apprendre une leçon, ou pour pointer quelque chose du doigt au lecteur. Mais l’important est alors de comprendre – en tant qu’auteur – que lorsqu’il franchit cette ligne rouge, le personnage ne mérite plus que l’histoire se finisse bien pour lui, sous peine que le lecteur rejette cette fois complètement l’histoire. L’auteur a, globalement, deux choix possibles :

  • La rédemption : si l’erreur est commise en début de livre (ou s’il s’agit d’une longue saga avec le temps qu’il faut), le personnage peut entamer un arc narratif de rédemption. Ce sujet mériterait un article à lui seul, mais l’idée est claire : le protagoniste va devoir faire amende honorable et se faire pardonner auprès du lecteur ses errements passés. Il doit écluser sa dette de mauvais karma, et cela devrait être long, difficile et douloureux.
  • La tragédie : l’erreur ronge et poursuit le personnage jusqu’à la fin du récit. Il finit par tout perdre et/ou être détruit. Pas de happy end pour lui. C’est de cette façon qu’on construit des tragédies, avec un personnage qui glisse sur une pente d’actes négatifs qui finissent par devenir impardonnables.

***

Je lis souvent des choses extrêmes et opposées au sujet des erreurs et mauvaises actions des personnages. Certains auteurs ne parviennent pas à admettre qu’il est bon pour un récit que les personnages « agissent mal » à l’occasion ; et certains auteurs tombent dans l’excès inverse et se croient hautement subversifs en faisant commettre tout un tas d’atrocités à leurs « anti-héros » (et s’étonnent ensuite que le lectorat les rejette). La vérité est que ce n’est pas un sujet si simple, que la ligne rouge à ne pas dépasser est parfois floue ou fluctuante, et que parfois le récit peut avoir besoin qu’on explose cette limite. Comme d’habitude, l’important est de savoir ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Mais d’une manière générale, je pense que le mécanisme capital à garder en tête sur ce sujet, c’est cette histoire de karma des personnages. Si, à la fin d’une histoire, chacun d’eux « a ce qu’il mérite », alors tout va bien… tant que l’auteur est lucide sur le « qui mérite quoi ».

M’enfin, ce n’est que mon avis…

Payez-moi un café !

Ce blog publie des articles de dramaturgie et narration depuis 2015. Ils sont en accès libre et le resteront. Ils vous sont utiles ? Participez à ma productivité !

1,00 €

(2 commentaires)

  1. Je pense que certains auteurs écrivent des personnages les plus « dark » et « matures » possibles et pour cela, leur font réaliser des actions de plus en plus violentes et injustifiées, sans se rendre compte que les lecteurs n’ont plus aucune sympathie pour celui qu’on nous présente comme le héros de l’histoire. Pareil pour les actions justifiées par une « cause juste », comme par hasard celle que l’auteur considère comme la chose la plus importante au monde. Un peu de recul aide.

    J’aime

Répondre à fourmiedan Annuler la réponse.