Vocabulaire imaginaire et exposition

Lorsqu’on est auteur d’imaginaire (fantastique, fantasy, science-fiction), on invente des mots. Des noms de personnages, d’animaux, de plantes, de lieux, d’objets, de métiers, de machines, et j’en passe. Trouver les bons noms ou la bonne terminologie n’est pas si simple. Il ne s’agit pas seulement de faire joli et de miser sur les sonorités ! Car il s’agit aussi (et surtout) de faire passer de l’information au lecteur. Viens, on en parle.

Il faut bien te mettre une chose en tête : plus les termes imaginaires que tu crées sont abscons, plus tu vas devoir les expliquer, ce qui peut être lourd et ralentir le récit – et ce qui peut être compliqué, selon la narration que tu utilises. Voici quelques tactiques et réflexions sur le sujet.

Créer un mot

Quand tu crées un mot, grosso modo, tu as trois choix.

  1. Inventer un terme de toute pièce. Par exemple, cet animal, là, tu peux choisir de l’appeler rottadon. De nombreux auteurs pensent que c’est la meilleure façon de faire : leur monde est unique, il leur appartient, alors tous les éléments nouveaux devraient être de pures inventions, n’est-ce pas ? Hélas, pour le lecteur, cela ne rend pas le monde unique : ça le rend juste difficile à comprendre. Le terme « rottadon » ne donne même pas le moindre petit indice sur l’animal en question (tu sais que c’est un animal parce que je te l’ai dit, mais ça pourrait tout aussi bien être une plante ou une arme).
  2. Utiliser des mots qui existent en leur donnant un sens différent, et en conservant la connotation qu’il y a derrière. Si je te parle d’un porc-sifflard (private joke à Julien Hirt), tu te doutes déjà que c’est un animal, le terme porc est connu, et « sifflard » peut prêter à des devinettes. C’est déjà ça de fait pour l’exposition. Dans Dune (Frank Herbert), la combinaison que portent les Fremen s’appelle un distille, ce qui pointe déjà du doigt ce qu’elle fait et comment elle fonctionne (et je ne parle même pas du terme Fremen lui-même, tout aussi évocateur).
  3. Utiliser des mots qui existent en conservant leur sens. Dans mes propres romans Mémoires du Grand Automne, les habitants chevauchent des grands-cerfs… et ces animaux sont simplement et exactement cela : de grands cerfs. La cité qui se loge au pied de l’arbre géant s’appelle Racines. Etc.

À noter que les choix 2 et 3 fonctionnent également avec des mots imaginaires existant dans d’autres œuvres. Si tu as une espèce humanoïde un peu monstrueuse, grande et puissante, poilue, affiliée à la roche, ce n’est peut-être pas si idiot de l’appeler « troll ». Quoi ? Les tiens ont la peau bleue et vivent toujours près de rivières, cascades ou lacs ? Oh, cool, des trolls d’eau ! Non ? Choisir ce nom te permettra d’occuper tes phrases à me montrer les spécificités de l’espèce, au lieu de devoir déjà dépenser un paragraphe ou deux à m’exposer des bases déjà incluses dans le terme générique « troll ».

Beaucoup d’univers très populaires n’ont pas peur d’utiliser des noms très génériques. Dans la franchise Avatar (pas le film, l’animé), les nations sont appelées la Nation du Feu, le Royaume de la Terre, la Tribu de l’Eau du Sud, la Tribu de l’Eau du Nord et les Nomades de l’Air. Quant à Tolkien, il a créé un monde incroyablement profond et unique, mais cela ne l’a pas empêché d’adopter de nombreux noms reconnaissables issus du folklore (que de nombreux autres auteurs reprennent en boucle depuis).

Attention cependant à ce petit jeu : les termes existants que tu utilises doivent réellement être évocateurs de l’élément que tu inventes, sinon tu crées encore plus de confusion qu’un terme inventé de toute pièce. Si on découvre après cinquante pages que le porc-sifflard est en réalité une race de chien à l’aboiement rauque, ça ne marche pas.

Gérer la quantité et la fréquence des nouveaux termes

L’une des erreurs les plus courantes chez les novices est de vouloir faire apprendre trop de noms aux lecteurs en trop peu de temps. Le classique ? Des mots nouveaux dès la première phrase, ou trois dès le premier paragraphe. Ils pensent créer du mystère et « accrocher » le lecteur ; ils créent en réalité une grande confusion. Et peu importe que tu crées un appendice contenant des définitions, des listes de personnages et lignées, ou des cartes avec les noms des villes et régions : ce ne sont que des béquilles pour soulager un problème de texte. Si tu as un monde rempli de noms uniques, tu dois te fixer un rythme raisonnable pour les faire apprendre aux lecteurs.

Limiter et simplifier

Une bonne base est d’éviter d’avoir plus d’un terme nouveau par paragraphe (à moins d’en avoir deux liés ensemble, ce qui les rendra plus faciles à expliquer et mémoriser). Dans un tout premier paragraphe de roman, par exemple, tu peux présenter le nom du personnage principal, ainsi éventuellement qu’un autre terme lié au monde, mais tu devrais en rester là. Le personnage principal est généralement facile à retenir, mais les paragraphes d’introduction ont en général beaucoup trop de travail à faire pour les surcharger en mots inconnus. Si les lecteurs doivent s’arrêter et réfléchir à ce qu’ils viennent de lire, cela ne sera pas une bonne expérience, et cela cassera l’ambiance ou l’action que tu te donnes tant de mal à mettre en place depuis ton incipit.

Même si tu te limites à un nouveau mot par paragraphe, le faire pour chaque paragraphe d’une scène submergera les lecteurs. Combien alors ? Il n’y a pas vraiment de règle, évidemment : c’est la complexité totale de ton monde qui va compter, plus que paragraphe par paragraphe. Si les termes que tu introduis nécessitent beaucoup d’explications, mieux vaut les introduire un par un. Si le porc-sifflard est simplement une race porcine qui émet de petits sifflements, ce sera si logique dans le contexte et si facile à retenir que tu peux te permettre d’introduire une autre notion en même temps.

Voici des exemples de complexité que je trouve raisonnables pour la première scène d’un roman :

  • Deux personnages nommés, c’est un bon nombre pour introduire une scène. Cela laisse de la place pour un peu de développement de l’univers, comme une description d’une ville fantastique ou une simple explication de l’espèce de chaque personnage.
  • Si le décor est extrêmement simple, tu peux t’en sortir en introduisant trois ou quatre personnages et en donnant tous leurs noms. Mais cela signifie ne pas introduire de nouveaux éléments fantastiques, pas de nom bizarre, que l’action y est basique. Le texte se concentrerait sur la présentation de ces personnages pour bien les distinguer.
  • Si tu veux présenter des événements un peu complexes, une option peut être d’introduire le personnage principal et de placer du monde autour de lui sans nommer ces gens ni rentrer dans le détail de qui ils sont, comme une foule ou un groupe. Cela peut fonctionner… si les lecteurs ne sont pas censés s’en souvenir en détail plus tard.

En imaginaire, le début d’une histoire est toujours chargé, or il est essentiel de réduire le nombre de choses sur lesquelles les lecteurs doivent se concentrer. Parfois, cela peut même t’amener à changer ta scène d’ouverture pour repousser une scène complexe à plus tard et commencer avec quelque chose de plus simple. Commencer avec une situation complexe, un décor déroutant, des objets étranges et plein de personnages, ce n’est pas une bonne idée. Une scène trop chargée créera une mauvaise expérience, et il n’y a jamais aucun désavantage à faire plus simple que ce dont le lecteur est capable. N’introduis les termes nouveaux ou les noms que s’ils sont indispensables à la compréhension, et si tu en as trop pour une même scène, il va falloir faire le tri…

Hiérarchiser l’ordre d’introduction

Il faut garder à l’esprit qu’introduire un nouveau terme ne t’oblige pas forcément à l’expliquer en détail dès son apparition. Si tu montres un personnage de berger qui mène dans la montagne son troupeau de porcs-sifflards, le lecteur va comprendre qu’il s’agit d’animaux d’élevage sans que tu aies besoin de décrire en détail la bête ou l’importance économique que cet élevage a dans ton monde. C’est là tout l’intérêt de choisir des termes au moins vaguement évocateurs, ou même parfaitement clairs : si ton berger fait s’abreuver ses porcs-sifflards près d’une cascade et se fait attaquer par un troll d’eau, la scène sera bien plus facile à mettre en œuvre que si ton berger fait s’abreuver ses hettoris près d’une cascade et se fait attaquer par un kadoukar. Dans ce second cas, tu es obligé d’expliquer ce que signifient ces termes maintenant ; autrement, tu n’en as pas forcément besoin.

Choisis ainsi ce qu’il faut expliquer en fonction de la scène… et/ou choisis les noms de tes éléments imaginaires en réfléchissant d’avance à la première fois où ils vont apparaître dans l’histoire. S’il s’agit d’un objet magique que tu comptes introduire alors que le personnage mène des recherches dessus dans son laboratoire, c’est un moment calme où tu auras le temps d’expliquer des choses, et tu peux donc choisir un nom inventé de toute pièce. Si c’est un objet magique qui apparaîtra pour la première fois en pleine scène d’action, trouver un terme évocateur pourra être d’une grande aide.

Pour la scène d’ouverture d’un livre, les lecteurs ont généralement besoin d’en apprendre davantage sur le personnage principal et de comprendre le problème immédiat auquel il est confronté, plutôt que de découvrir l’univers et sa cosmologie.

Exemple : Si le personnage principal fait partie d’une équipe de six personnes qui s’introduit dans un bâtiment, le nom de l’équipe, sa mission et ce à quoi elle est confrontée sont importants. C’est déjà beaucoup d’informations pour en plus présenter les six personnages. Tu pourrais par exemple ouvrir sur une scène où le personnage a été isolé des autres, ou se trouve en binôme avec un seul coéquipier : cela repousserait la présentation des autres membres de l’équipe à une scène ultérieure.

Tu peux regarder comment font les mangas et animés de sport. Leur objectif est de te présenter une équipe aux personnalités distinctes, mais les auteurs ne présentent jamais tous les membres de l’équipe d’un coup. Il faut généralement plusieurs épisodes pour que chacun soit introduit de façon forte et mémorable. Le premier épisode se concentre généralement sur le protagoniste seul, voire un autre personnage (destiné à être son rival ou un partenaire proche).

Introduire les nouveaux termes

Bien : tu as choisi quoi introduire dans ta scène, à un rythme raisonnable. Comment faire pour exposer, concrètement, un nouveau terme ? Globalement, tu as deux choix : l’introduire et expliquer directement ce qu’il signifie, ou le mentionner « en passant », en ajoutant du contexte autour pour aider les lecteurs à comprendre ce qu’il pourrait signifier.

Explication directe

Je parle là d’une situation où tu mets le terme en évidence dans une phrase puis insères une exposition le définissant ou le décrivant.

Exemple : Devant lui se tenait un porc-sifflard. Ce cochon sauvage au poil dru devait bien faire dans les deux cents kilos, et feulait en sa direction comme l’aurait fait un chat.

L’exposition te donne la liberté d’expliquer ce dont tu as besoin. Cette flexibilité est souvent utile, mais comporte également des inconvénients. Du point de vue du style, cela semble souvent moins naturel, parce que cela interrompt le déroulement de l’histoire et réduit également l’immersion (dans l’exemple ci-dessus, si le porc-sifflard est un animal commun de ce monde, pourquoi le personnage penserait-il à sa description ?). À noter qu’il s’agit surtout d’une histoire de choix de narration, de point de vue de narration et de comment tu rédiges ladite l’exposition. Un narrateur omniscient peut plus naturellement interrompre son récit pour accorder un paragraphe entier à de l’explication.

Exemple : Devant lui se tenait un porc-sifflard. Ce cochon sauvage, originaire de la région marchande de Kantara, pesait généralement entre 150 et 300 kilos. Sa viande était très populaire dans le coin, et toutes les parties de l’animal étaient exploitées – y compris son poil dru dont on tissait des tapis. Mais c’était aussi un animal dangereux, très territorial, qui n’hésitait pas à charger un individu adulte après avoir gratté la terre et feulé comme un chat en colère.

Cela reste lourd, mais naturel avec ce type de narration omnisciente. En narration focalisée, cela briserait complètement l’immersion, et l’exposition devrait être bien plus succincte et demeurer dans l’action (comme dans le premier exemple, où je me suis limité à une seule phrase, et me suis concentré sur le poids et l’attitude de l’animal pour souligner le danger qu’il représente).

L’avantage de prendre le temps d’expliquer un terme est limpide : l’insistance dont tu fais preuve sous-entend au lecteur que c’est important, et il va donc faire inconsciemment un effort pour s’en souvenir. Néanmoins, c’est justement lui demander un effort : lui présenter cinq lignes de description du porc-sifflard, si l’animal n’a pas d’autre rôle plus tard dans le livre, c’est de la surcharge cognitive inutile. Par conséquent, choisis cette option quand il s’agit d’éléments critiques d’une scène que tu souhaites que les lecteurs comprennent bien. L’investissement vaut alors la peine… même s’il existe d’autres façons de faire tout aussi efficaces et moins pénibles.

Mentions contextuelles

L’autre méthode consiste à insérer le mot dans une phrase et compter sur le contexte pour aider à le définir pour les lecteurs.

Exemple : Ils chargèrent leurs marchandises dans les wagons dédiés et partirent pour Kantara, espérant atteindre les célèbres grands marchés de la ville le mois suivant.

Ici, on sous-entend que Kantara est une cité marchande, sans faire un laïus pour décrire Kantara.

Moins l’accent est mis sur le terme ou le nom, plus cela implique qu’il ne s’agit pas de quelque chose d’important que le lecteur doit absolument mémoriser. En raison de cela, il ne se souciera pas non plus de disposer d’informations incomplètes. Cela rend ces types de mentions adaptées aux choses qui colorent ton univers et participent au décor, sans être absolument centrales dans le récit (c’est-à-dire : pour beaucoup de choses).

Cependant, se fier au contexte peut rendre les écrivains négligents, en particulier quand – dans leur tête à eux – tout le contexte de leur univers est très clair. On ne peut pas jeter un nouveau terme dans n’importe quelle phrase : il faut s’assurer d’introduire suffisamment de contexte autour pour remplir le sens, sinon cela devient une énigme que les lecteurs vont vouloir résoudre sans en avoir les clefs. Les lecteurs n’ont peut-être pas besoin de savoir exactement ce que signifie le terme, mais ils ont besoin de savoir s’il s’agit d’une personne, d’un lieu ou d’un légume. Quelques mots supplémentaires pour clarifier un terme peuvent faire une énorme différence.

Exemple : Aussi loin que portait sa vue, les champs étaient recouverts de porcs-sifflards.

Cet exemple peut être intrigant sans autre contexte. Plus tôt, dans un autre exemple, je parlais d’un berger et de bêtes menées dans la montagne, qu’il fallait abreuver : il s’agissait d’éléments de contextes supplémentaires qui permettaient de clarifier la situation, et d’indiquer que les porcs-sifflards étaient des animaux d’élevage. Dans cet exemple-ci, il pourrait tout autant s’agir de fleurs.

***

Imagine avoir plusieurs termes nouveaux dans une même phrase ou un même paragraphe ! Cela signifie utiliser des mots peu familiers pour définir d’autres mots peu familiers. L’effort requis pour comprendre un court passage augmente de manière exponentielle avec chaque mot inventé qu’il contient. C’est pourquoi, même si la complexité globale de ta scène est faible, évite de cumuler trop de mots nouveaux ensemble. Certains lecteurs aiment résoudre des énigmes. Mais en général, si tu rends la compréhension de ton monde plus difficile que nécessaire, tu rejettes les lecteurs qui veulent se détendre et profiter du spectacle.

M’enfin, ce n’est que mon avis…

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