Narrateur non fiable

Suite à la publication de l’article sur les mystères « méta », des commentaires ont posé des questions sur un type de mystère qui paraît similaire : que se passe-t-il quand le protagoniste sait quelque chose que le lecteur ignore, mais que l’histoire est justement racontée par ce protagoniste ? Il s’agit là de ce qu’on appelle un « narrateur non fiable ». Quels sont les différents cas de figure ? Dans quels cas tombe-t-on dans le côté négatif du mystère méta ? Dans quel cas ça marche ? Réflexions.

Dès que des auteurs discutent d’écrire à la 1ère personne, il y a toujours quelqu’un pour parler du cas du narrateur non fiable – un personnage qui nous raconte son histoire mais ne dit pas toujours toute la vérité, nous cache des choses, voire même nous ment effrontément. Et en général, ça déclenche des sourires d’auteurs et des commentaires enthousiastes du genre « oh oui, trop bien, j’adore le narrateur non fiable ! » Sauf qu’en général, c’est quelque chose de plus marrant à faire pour l’auteur qu’à lire pour le lecteur.

Mystère méta ou pas ?

Dans l’article sur les mystères dits « méta », je décris le cas du mystère méta comme une situation où le protagoniste sait des choses que le lecteur ignore – choses que l’auteur cache délibérément pour en faire une révélation plus tard dans le récit. C’est pourquoi on utilise le terme « méta » : le secret n’appartient pas à la fiction, et c’est pourquoi il est agaçant (s’il respectait sa narration, l’auteur devrait nous le dire, et il ne le fait pas pour des raisons externes à l’histoire).

Puisqu’un personnage-narrateur appartient à la fiction, qu’il mente au lecteur ne devrait pas être qualifié de « méta »… en théorie. Mais l’important, ce n’est pas vraiment que le personnage appartienne à la fiction ou pas, c’est que la motivation derrière le mensonge fasse (ou non) partie de la fiction. Il faut donc distinguer « le narrateur non fiable », qui est un personnage qui raconte des choses fausses pour des raisons qui sont en lien avec la fiction, et « la narration mal tenue par l’auteur », qui est un récit à la 1ère personne mal écrit, où le personnage cache des choses pour aucune autre raison que… parce que ça arrange l’auteur.

Or, lorsque nous avons une narration à la 1ère personne dans un roman, nous nous retrouvons face à un personnage qui nous raconte son histoire, et le plus souvent il le fait de son plein gré. Nous sommes passifs, nous, lecteurs : le personnage nous parle parce qu’il le veut bien, nous ne lui avons rien demandé. Donc, pourquoi nous mentirait-il ?

Auto-mensonge

Un premier cas de « narrateur non fiable » est un personnage qui nous raconte des choses fausses… parce qu’il les pense vraies. Le personnage est sincère avec nous, mais il se trompe : sa mémoire lui joue des tours, il dérive peu à peu dans la folie, il souffre de troubles psychologiques, ou son esprit est manipulé par un tiers (hypnose, pouvoir magique, etc.). C’est le cas, par exemple, du protagoniste de Fight Club.

Nous sommes là dans la situation du personnage de Dalinar que je donnais en exemple dans l’article sur les mystères méta : ce n’est PAS du mystère méta, et ce n’est même pas vraiment ce à quoi on se réfère avec le terme « narrateur non fiable ». Le personnage ne nous cache rien de façon volontaire, il est victime lui aussi, et si la narration est bien écrite, nous découvrirons ses secrets en même temps qu’il le fera lui-même. Ce secret appartient à la fiction. Le plus souvent, le personnage passe par une première phase de révélation, dans laquelle il réalise « qu’il y a un problème » avec ce qu’il pense vrai ; puis une deuxième phase où il cherche la vérité.

Omission

On dit souvent que l’omission relève du mensonge, mais au niveau de la narration, ce n’est pas vraiment équivalent. Parce qu’un personnage-narrateur, c’est un personnage… mais c’est aussi un narrateur. Et en tant que raconteur d’histoire, il peut avoir des raisons purement dramaturgiques d’omettre certains détails de son récit pour nous les révéler plus tard.

Et en vérité nous le faisons au quotidien, nous aussi, quand nous racontons des choses à nos proches et amis : parce que nous savons qu’attendre un délai pour révéler tel ou tel élément de notre anecdote renforcera son intérêt, provoquera une chute plus marquante ou plus drôle, etc. Dans ce cadre, le narrateur n’est pas vraiment un menteur, il est juste un conteur qui ménage ses effets. Sa motivation pour l’omission est de rendre son récit plus intéressant pour nous : c’est ok.

C’est le cas par exemple dans Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski. On dit souvent que Benvenuto Gesufal est un narrateur non fiable, mais ce n’est pas vrai : il fait son récit pour coucher sur le papier ses méfaits en tant qu’assassin, en livrant ses commanditaires dans ses confessions, histoire de se créer une sorte d’assurance en cas de pépin. Il n’a donc aucune raison de mentir, et au contraire il nous dit absolument tout. En revanche, il sait raconter une histoire, c’est un coquin et un roublard : dans le tout premier chapitre du roman, alors qu’il nous raconte un voyage en mer, il relate l’attaque de son navire par un bateau ennemi, ainsi qu’un combat… tout en omettant de nous dire qu’il était au courant à l’avance de cette attaque et que cet assaut faisait partie de son plan pour assassiner quelqu’un. Il ne ment pas vraiment : il nous masque une information juste le temps de rendre marquant le début de son récit. Et ça marche : la plupart des lecteurs ont été soufflés par ce début de roman. Par la suite, le personnage se montre de nouveau habile conteur, mais il ne ment pas et nous révèle toutes les horreurs dont il s’est montré coupable.

Est-ce que l’omission est une technique qui fonctionne ? Eh bien, si c’est bien fait oui, sinon… non. Disons que la compétence de conteur du personnage dépend bien souvent de la compétence de conteur de l’auteur. Faire une omission volontaire pour créer un effet (du suspens, de la tension, du choc, de l’humour) est une question technique qui dépasse le cadre de cet article. Juste deux conseils :

  • Faire en sorte que l’omission ne dure pas trop longtemps (par exemple, Benvenuto nous cache quelque chose juste le temps d’un chapitre, pour rendre la fin de son introduction marquante). Une omission en début de livre qui dure jusqu’au climax, ça relève généralement plutôt de la manipulation d’auteur que d’un effet de conteur de la part du personnage.
  • S’assurer que la motivation pour faire cette omission est bien celle du personnage qui veut provoquer un effet, et non celle de l’auteur qui veut créer un twist facile.

Mensonge véritable

Nous avons tous une expérience du mensonge au quotidien. Nous mentons, parfois. Pourquoi ? C’est une bonne question, et c’est la question qu’il faut se poser ici quand on écrit à la 1ère personne avec la voix du personnage : pourquoi le personnage ment-il ?

Et je pense que pour répondre à cette question, il est important de se poser en amont une autre question : à qui raconte-t-il son histoire, exactement ?

La question du destinataire

Dans certains romans à la 1ère personne – en particulier des romans contemporains réalistes – il est possible d’avoir un personnage-narrateur qui brise le 4ème mur et s’adresse directement à nous, lecteurs du vrai monde.

Dans certains romans à la 1ère personne, on ne sait pas vraiment à qui le personnage parle ou pourquoi il se livre. La narration n’est alors qu’une convention narrative : le personnage raconte son histoire « parce que », et nous la lisons « parce que ».

Enfin, dans certains romans à la 1ère personne, l’auteur met en place un véritable cadre narratif : le personnage s’adresse spécifiquement à quelqu’un… mais quelqu’un de fictif, un destinataire qui appartient à la fiction. Dans ce cadre, nous lecteurs « jouons un rôle », celui d’un personnage-lecteur de fiction.

  • Il peut s’agit d’un destinataire relativement vague, comme dans Gagner la guerre : Benvenuto ne s’adresse pas à quelqu’un en particulier, mais il rédige ses confessions au cas où il lui arriverait des bricoles, et donc il compte bien que « des gens » tomberont sur ses feuillets le cas échéant. Il s’adresse donc tout à la fois à d’éventuels juges, ou à des comparses de sa guilde d’assassins.
  • Il peut s’agir d’un destinataire plus précis : dans l’introduction de Rois du monde (toujours de Jean-Philippe Jaworski), le personnage s’adresse clairement à quelqu’un venu visiter son royaume et qu’il mandate pour propager ensuite son récit au loin. Nous, lecteurs, tenons donc ce rôle de marchand itinérant venu écouter l’histoire du renommé chef de guerre.
  • Ou bien, encore plus spécifique, la protagoniste-narratrice de Catherine Dufour dans Le Goût de l’immortalité s’adresse dès le départ à un « Cher Marc », et explique que cette « longue lettre » est une réponse à une requête de la part de ce Marc. Le cadre narratif est ici encore plus complexe, puisque le destinataire du récit est quelqu’un de bien particulier qui porte même un nom… et on se rend compte à la toute fin que cette « lettre » est en fait un acte de vengeance de la protagoniste à l’encontre de Marc (et donc oui, nous avons là un cas de « narrateur non fiable »).

Plus spécifique est le destinataire du récit, plus facile et « logique » est l’intégration de mensonges de la part du personnage-narrateur. S’il ne s’adresse à personne en particulier mais qu’il raconte juste son histoire, difficile de créer une raison convaincante pour justifier qu’il mente. En revanche, si le personnage-narrateur s’adresse à un ou plusieurs personnages-lecteurs ou auditeurs, qu’il ait des raisons de mentir devient crédible. Nous obtenons un personnage de fiction qui ment à d’autres personnages de fiction : le mensonge appartient à la fiction, tout va bien.

Dans le film Usual Suspect, le protagoniste est un suspect interrogé par un inspecteur. C’est à ce dernier que le protagoniste fait son récit. Et comme le suspect est véritablement un criminel, et qu’il ira en prison s’il dit la vérité, il est tout à fait logique qu’il mente au policier. Alors que – s’il n’était qu’un simple personnage-narrateur qui nous racontait son histoire à la façon d’une confession, sans auditoire particulier -, son mensonge n’aurait aucun sens et on s’attendrait à ce qu’il nous livre la vérité sur son histoire (à la façon d’un Benvenuto).

Le problème de la révélation

À partir du moment où le récit est basé (au moins en partie) sur du mensonge, le moment de la révélation est un moment clef pas toujours facile à réussir : si le personnage a une bonne raison de mentir, quand et pourquoi a-t-il une bonne raison de lâcher la vérité ?

  • Là encore, disposer d’un destinataire fictif précis du mensonge est d’une grande aide : si le mensonge est personnel, la vérité peut finir par transparaître dans le récit. C’est le cas dans Le Goût de l’immortalité, où la narratrice s’adresse directement et individuellement à un personnage dont elle veut se venger, et lui assène sa vérité à la toute fin de sa lettre, en guise « d’échec et mat ».
  • La chronologie des événements peut également jouer un grand rôle : le personnage peut avoir besoin de cacher une information cruciale jusqu’à un moment clef, puis ensuite se permettre de révéler la vérité. Le personnage de Usual Suspect ment tant qu’il est dans le commissariat, puis cesse sa comédie quand il est dans la rue et libre.
  • Enfin, si l’auteur utilise un cadre narratif particulier pour son récit, peut-être que le roman dispose d’introduction/conclusion rédigées avec une autre narration que la 1ère personne (par exemple en prologues ou épilogues). Cette narration différente peut révéler au lecteur des informations qui vont exposer le mensonge du narrateur sans que celui-ci n’admette avoir menti.

Nous adorons les coups de théâtre et les retournements de situation imprévus. Un personnage qui nous raconte son histoire à la 1ère personne mais nous ment, c’est un risque pour l’immersion, mais ça peut aussi donner des effets extraordinaires… si c’est bien fait. La clef est justement la maîtrise de la narration par l’auteur : si le mensonge est bel et bien celui du personnage, cela fonctionne bien ! Si le mensonge n’est en réalité qu’une manipulation d’auteur, certains lecteurs se sentiront trahis et manipulés, car il s’agira d’un cas de mystère « méta ».

M’enfin, ce n’est que mon avis…

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(4 commentaires)

  1. Superbe article ou la mécanique du narrateur non fiable est décortiqué. Les exemples sont bien décrits… J’ajouterais un autre exemple tiré du livre de « Rois du monde, Chasse royale » de Jean-Philippe Jaworski.
    Le héros, Bellovèse, est frappé d’un interdit : « il ne doit pas lever la main (ou une arme) sur une femme ». Il est fier par exemple d’avoir éviter de tuer sa femme alors qu’elle allait le poignarder ! Cependant dans le tome 2, il est fait prisonnier d’une sorcière-princesse (et d’ailleurs, elle s’incarne sous les traits d’un trio de femme) qui convoque plusieurs personnes pour le juger.
    Et là, après moult tergiversations durant lesquelles on en apprend de belles (sur son frère, sur sa belle sœur, etc) sur ce héros finalement assez sombre. On se rend compte, en même temps que le protagoniste, qu’il a brisé son interdit, il semble avoir massacré des femmes et des enfants sans défense avec son soldure Durcco. C’est d’autant plus « savoureux/terrible » que cet épisode nous avait été déjà raconté quelques chapitres avant, en minimisant (c’est un euphémisme) ce détail sanglant.
    Ici on est dans le cas que tu détailles : l’omission ! Et la révélation pour Bellovèse est forte et le lecteur ne l’oublie pas lui aussi.
    Ce péripétie en dit long aussi sur le personnage, il est lui aussi parfois dans le déni comme nous tous… Le narrateur non fiable est aussi un bon moyen de donner une sacré épaisseur au personnage (quand c’est bien fait évidement).

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    1. Merci pour ton commentaire ! Et excellent exemple, que j’avais oublié, alors que j’adore cette saga. Bellovèse n’est pas un menteur, et pourtant, on réalise dans cette scène que nous n’avions pas entendu la stricte vérité.
      Oui, je pense que jouer avec les omissions, le déni personnel, les petits arrangements avec la réalité (ce qu’on fait tous au quotidien), ça peut être plus puissant pour la caractérisation que de tenter de complètement mentir pour tromper le lecteur et créer un gros twist.
      À bientôt !

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