Narration à la première personne : changer le temps change aussi la perspective

Quand on fait le choix d’une narration pour écrire un texte, on fait en réalité un choix multiple : on choisit la focalisation du texte (interne au personnage ou externe), le pronom qu’on va utiliser pour notre protagoniste (le plus souvent première ou troisième personne), et on choisit le temps du récit (le plus souvent passé ou présent). Mais tout cela est lié, imbriqué. C’est une erreur de penser qu’on peut changer l’un de ces paramètres sans que cela influe sur les autres et sur la perspective générale du texte. Exemple aujourd’hui avec la narration à la première personne, qui change radicalement de perspective selon qu’on rédige au passé ou au présent.

Du passé au présent

Prenons l’exemple suivant, extrait du roman Le Goût de l’immortalité de Catherine Dufour. Dans ce roman, la narratrice se remémore une scène de sa jeunesse, et sa rencontre avec un personnage important de l’histoire :

« La première fois que je l’ai vu, c’était un soir comme les autres. La neige tombait dans le lacis multicolore des faisceaux publicitaires : gris clair, gris foncé. Je venais de me disputer avec ma mère. J’avais alors des crises de hargne, probablement pubertaires, auxquelles elle opposait un calme exaspérant. »

Il s’agit d’un texte à la 1ère personne, rédigé au passé : la protagoniste nous raconte son histoire, terminée pour elle depuis longtemps. Si j’étais l’auteur de ce texte, je pourrais me dire que ce roman serait peut-être plus percutant au présent, et croire qu’il me suffirait de modifier les conjugaisons des verbes pour transformer mon texte du passé au présent. Sauf que ce n’est pas le cas du tout, parce que cette narration à la 1ère personne au passé est une narration « à narrateur », avec une perspective particulière de quelqu’un qui nous raconte des faits a posteriori. C’est pour cela que la narratrice peut raconter ce passage à partir du moment où c’est intéressant (« la première fois que je l’ai vu »), peut avoir du recul sur elle-même (« probablement pubertaires »), et peut avoir de la distance sur des disputes qui, sommes toutes, n’étaient pas très importantes (au présent, ces disputes sembleraient importantes à la protagoniste, et il faudrait nous en montrer une, sinon les mentionner n’aurait pas de sens).

Si on se contentait de modifier la conjugaison des verbes, nous aurions quelque chose comme :

« La première fois que je le vois, c’est un soir comme les autres. La neige tombe dans le lacis multicolore des faisceaux publicitaires : gris clair, gris foncé. Je viens de me disputer avec ma mère, dans l’une de mes crises de hargne régulière à laquelle elle a encore opposé un calme exaspérant. »

J’ai été obligé ici de modifier la dernière phrase, car il est impossible de simplement passer les verbes au présent ici. Mais surtout, l’impression d’avoir un narrateur qui nous raconte une histoire demeure : les verbes ont beau être conjugués au présent, nous avons quand même l’impression qu’il s’agit de quelque chose qui s’est déjà passé. Le présent sonne comme un présent de narration (dit aussi « présent historique ») : nous n’avons pas l’impression que ça se déroule en direct sous nos yeux, plutôt que les faits sont terminés et qu’on nous raconte les fait a posteriori. Cet effet est donné dès les premiers mots, car la narratrice ne peut pas annoncer que c’est la première fois qu’elle rencontre un personnage avant de l’avoir rencontré. On obtient donc ici ce ton d’anecdote que nous utilisons tous au quotidien pour raconter des choses à nos proches, du genre : « Ce matin, je suis au feu rouge, et j’aperçois Marc au passage piéton. Je lui fais signe, mais il ne me voit pas. »

Si nous voulions vraiment raconter au présent de l’indicatif, pas le choix, il nous faudrait complètement réécrire le passage de zéro, en renonçant à tous les éléments du texte initial qui provoque le recul sur la scène. Nous pourrions avoir quelque chose comme :

« Je regarde dehors par la fenêtre, hypnotisée par la danse des flocons. La neige tombe dans le lacis multicolore des faisceaux publicitaires : gris clair, gris foncé. Je me sens seule et vidée, un peu stupéfaite. Il y a cinq minutes encore, j’insultais ma mère, lui hurlais aux oreilles, à deux doigts de la frapper – la garce a encore fait semblant de rien. Mais maintenant… plus rien. Juste une envie de silence et d’immobilité. »

Ce passage est uniquement dans le moment, dans les perceptions et ressentis de la protagoniste. Elle ne sait pas encore qu’elle va rencontrer quelqu’un pour la première fois, donc le texte ne peut pas le mentionner. Le texte reste concentré sur ce qu’elle sait au moment où elle parle. Et elle ne parle à personne, d’ailleurs : elle ne s’adresse pas à nous ni à quiconque. Cette narration émule le fait que nous soyons dans sa tête, et cherche à donner l’illusion qu’il n’y a pas de narrateur.

À la première personne, changer le temps de la narration change de fait la focalisation : au présent, celle-ci est strictement interne ; au passé, le personnage-narrateur qui raconte l’histoire n’est plus tout à fait le même que le personnage qui a vécu l’histoire, et porte sur ce dernier (ainsi que sur les événements) un regard externe. Il n’est pas omniscient pour autant, mais il sait des choses qu’il ne savait pas à l’époque des faits. Et donc, cela signifie qu’en tant qu’auteur, on ne peut pas écrire de la même façon du tout, et qu’on ne peut pas passer d’une narration au passé vers le présent (ou vice versa) simplement en modifiant la fin des verbes.

Du présent au passé

Prenons cet autre exemple, extrait du roman La Servant écarlate, de Margaret Atwood :

« Je suis le couloir, je passe devant la porte du salon, devant celle qui donne sur la salle à manger, ouvre celle au bout du couloir et entre dans la cuisine. Ici, ça ne sent plus la cire. Rita est debout à la table au plateau blanc dont l’émail a sauté par endroits. Elle porte sa robe de Marthe, vert mat, qui rappelle la blouse des chirurgiens dans le monde d’avant. Sa tenue ressemble beaucoup à la mienne, longue et vague, avec un tablier à bavette en prime, mais sans les ailes blanches et le voile. Elle met le voile pour sortir, alors que personne n’attache beaucoup d’importance au visage d’une Marthe. Elle a les manches retroussées jusqu’aux coudes, de sorte qu’on voit ses bras bruns. Elle fait du pain, travaille ses pâtons avant un dernier pétrissage rapide pour ensuite les façonner. »

À première vue, ce passage au présent semble facile à transformer en narration au passé :

« J’ai suivi le couloir, suis passée devant la porte du salon, devant celle qui donne sur la salle à manger, puis j’ai ouvert celle au bout du couloir et suis entrée dans la cuisine. Ici, ça ne sentait plus la cire. Rita était debout à la table au plateau blanc dont l’émail avait sauté par endroits. Elle portait sa robe de Marthe, vert mat, qui rappelait la blouse des chirurgiens dans le monde d’avant. Sa tenue ressemblait beaucoup à la mienne, longue et vague, avec un tablier à bavette en prime, mais sans les ailes blanches et le voile. Elle mettait le voile pour sortir, alors que personne n’attachait beaucoup d’importance au visage d’une Marthe. Elle avait les manches retroussées jusqu’aux coudes, de sorte qu’on voyait ses bras bruns. Elle faisait du pain, travaillait ses pâtons avant un dernier pétrissage rapide pour ensuite les façonner. »

Grammaticalement, c’est correct, sans avoir besoin de modifier les phrases plus avant. Pourtant, même si c’est plus subtil, le résultat est étrange à la lecture. Quelqu’un qui a vécu ces événements nous les raconterait-il vraiment de cette façon ? La première phrase n’aurait pas beaucoup de sens, au passé : au présent, elle est justifiée car elle nous décrit en temps réel ce que vit le personnage, mais pourquoi diable le personnage nous ferait le récit de cette déambulation dans le couloir au lieu de nous dire quelque chose comme « hier matin, j’ai rejoint Rita dans la cuisine » ?

Et c’est la principale différence qui existe entre une narration focalisée stricte et une narration « à narrateur » : un narrateur est un conteur, qui sait faire la part des choses entre ce qui est intéressant/pertinent et ce qui ne l’est pas. Quand on raconte nos dernières vacances à nos amis, on fait l’ellipse sur le trajet insipide en train durant lequel il ne s’est rien passé, pour ensuite décrire dans le détail cette église qu’on a visité à l’arrivée et qui nous a tant impressionnés. Au présent, ça ne fonctionnerait pas comme ça : ce serait plutôt comme si nous avions un micro-espion sur nous et qu’on commentait notre situation en direct.

Ainsi, ma conversion au passé ci-dessus ne fonctionne pas : si je voulais convertir ce passage dans une narration au passé – avec l’espoir que ça sonne juste –, il me faudrait complètement réécrire la scène, différemment. Et ça donnerait un résultat tout autre, avec très probablement moins de tension, moins d’oppression que dans la version originale.

Avec ou sans narrateur

La même différence de perspective existe entre une narration à la 3ème personne focalisée et une 3ème personne en narrateur omniscient, sauf que dans ce cas ce n’est pas lié au temps de la narration (on peut écrire ces deux narrations au présent comme au passé, car l’externalité de l’omniscient n’est pas ici causé par le temps). La différence fondamentale est dans la perspective du récit, liée au fait qu’il y ait un narrateur… ou pas :

  • Dans un cas, l’histoire est transmise par quelqu’un, qui possède sur elle un certain recul (1ère personne au passé, 3ème personne en narrateur omniscient).
  • Dans l’autre cas, l’histoire est vécue en direct par le personnage, le lecteur devant se contenter – quoi qu’il advienne – de ses perceptions et pensées du moment (1ère personne au présent, 3ème personne en focalisation interne).

Je rappelle à toutes fins utiles qu’il est possible d’écrire avec des verbes conjugués au présent tout en ayant un narrateur qui raconte les faits a posteriori : il s’agit du présent de narration, ou présent historique (voir explications et exemples dans l’article Écrire au présent).


Tout ça pour dire quoi ? L’objectif de cet article est de faire comprendre que choisir le temps de sa narration est rarement une décision que l’on peut prendre indépendamment des autres éléments qui constituent la narration. Et – en particulier à la première personne –, se dire « j’hésite entre passé et présent » n’est pas qu’une affaire de temps. Cela modifie la focalisation et change complètement la perspective du récit. On ne peut pas juste se dire « oh, j’avais commencé au passé mais finalement je vais modifier les verbes au présent, ça donnera un rendu plus immédiat » : ça ne marche simplement pas comme ça, et c’est une décision qui a un impact bien plus énorme sur le texte que ce qu’on pourrait croire.

M’enfin, ce n’est que mon avis…

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