La tension narrative est l’un des piliers permettant de conserver l’attention du lecteur, et ce blog contient plusieurs articles qui exposent des façons de générer cette tension. Néanmoins, en plus du fait de ne pas réussir à générer cette tension, nous autres auteurs sommes confrontés à un risque supplémentaire : celui de gâcher complètement l’effet de notre tension. Et hélas, nous pouvons le faire de bien des manières, à cause de problèmes de dramaturgie ou de narration. Passage en revue.
Imaginons : nous avons beaucoup travaillé notre histoire pour qu’elle soit génératrice de tension narrative. Notre objectif ? Que cela agrippe le lecteur et l’incite sans cesse à poursuivre sa lecture. Nous avons beaucoup étudié la tension narrative, et nous savons comment la créer. Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? Eh bien, il peut se passer l’un des cas suivants.
1) Les enjeux sont sans importance
[Problème de dramaturgie]
Pour rappel, établir les enjeux d’une situation, c’est répondre à une paire de questions : que se passe-t-il en cas de succès ? Que se passe-t-il en cas d’échec ?
Généralement, c’est un sujet sur lequel les auteurs sont au point au niveau « micro » de la narration. En particulier, nous savons que notre personnage est censé avoir des objectifs clairs et que nous devons expliquer pourquoi ils sont importants pour lui (ses enjeux personnels). De plus, nous avons l’habitude de créer de la tension à son niveau grâce à des obstacles qui se dressent entre son but et lui, nous lui faisons prendre des risques, courir des dangers, etc.
Là où ça devient plus compliqué, c’est lorsqu’il s’agit d’établir des enjeux du récit plus globaux (qui dépassent le personnage) et/ou à plus long terme. Nous pouvons alors nous heurter à plusieurs cas assez récurrents dans les manuscrits :
- Les événements relatés n’auront a priori aucune conséquence marquante à long terme.
Par exemple, le personnage est membre d’un gang de rue pris dans une guerre entre trois clans. La tension est forte au niveau « micro » pour le protagoniste, car il risque sa vie, mais… si les trois clans sont montrés comme équivalents et qu’il s’agit d’une simple lutte de pouvoir, le gang vainqueur de la querelle n’a pas d’importance pour les habitants de la ville et son futur. Rien ne changera à long terme. Au niveau « macro », la tension est alors très faible pour le lecteur, qui se moque bien de qui gagnera, et l’implication du personnage là-dedans semblera vide de sens.
- Les événements auront certainement des conséquences importantes, mais sans qu’on ait les moyens d’établir si elles seront particulièrement positives ou négatives.
Par exemple, les personnages sont pris dans un conflit de territoires entre trois barons pour la mainmise sur la région entière. Les trois barons sont des personnages aux personnalités différentes, avec chacun des qualités et des défauts. Les événements concernent tous les habitants de plusieurs villes. Assurément, le vainqueur de la guerre aura son importance pour ces gens ! Mais si nous n’avons pas les moyens d’établir les conséquences concrètes sur la vie quotidienne des habitants, le camp vainqueur n’a pas d’importance pour le lecteur et la tension reste faible (et ce, même si au niveau « micro » on craint pour la vie des personnages qui se battent dans le conflit).
- Les événements auront des conséquences importantes, mais celles-ci sont masquées/dissimulées (c’est probablement le cas le plus fréquent, à cause de la propension des auteurs à abuser du mystère).
Par exemple, l’un des barons est possédé par un démon qui – en cas de victoire de son hôte – asservira les populations. C’est très grave, mais puisque le lecteur ne le sait pas, la guerre des barons qui sert de cadre au récit demeure pour lui sans intérêt et la tension reste faible.
Ainsi, soigner la tension narrative au niveau global est important. Autrement, pourquoi les personnages risquent-ils donc leur vie ? Qu’est-ce qui changera en bien si les personnages réussissent à la fin ? Qu’est-ce qui changera en mal s’ils échouent ? Si le lecteur ne peut pas espérer des perspectives futures positives ou craindre des catastrophes à venir, la tension demeurera hélas au ras des pâquerettes.
À noter un dernier cas un peu à part : les personnages se débattent pour atteindre un objectif… que le lecteur ne souhaite pas.
Par exemple, le personnage est obnubilé par le fait d’avoir une vie amoureuse et tente d’obtenir son premier rencart… mais la personne que son cœur convoite est quelqu’un de mauvais ou de toxique (le personnage ne s’en rend pas compte, mais le lecteur, oui).
Voir un personnage se débattre pour atteindre un objectif qu’on sait mauvais est rarement une expérience satisfaisante : le lecteur se doute bien que ce n’est pas l’objectif final, et pendant que le personnage s’échine dans cette mauvaise direction, il n’y a nul sentiment de progression dans la bonne. Cela crée de la frustration, ce qui n’est pas exactement pareil que de la tension. Point malus : au lieu de soutenir le personnage, le lecteur va espérer qu’il échoue, et ce n’est généralement pas l’état d’esprit qu’on essaie de créer.
2) Les éléments de tension sont survendus ou mal délivrés
[Problème de narration]
La tension narrative est très souvent associée à un phénomène d’anticipation : l’auteur « fait monter la sauce » en promettant que quelque chose d’extraordinaire ou d’horrible va apparaître. Il peut s’agir d’une situation, d’un lieu, d’un personnage. Le problème, c’est que ce soufflé peut vite retomber si l’élément qui apparaît n’est pas à la hauteur de ce qui était annoncé !
Par exemple, depuis le début du récit, tout le monde parle d’un grand méchant terrible, sanguinaire, surpuissant, etc. La tension monte. Et finalement, quand il apparaît, il n’est qu’un méchant tout à faire ordinaire, bien loin de ce qu’on nous avait vendu.
Il peut y avoir deux causes différentes à ce phénomène :
- L’auteur a complètement survendu l’élément en question et en a fait bien trop, à la façon d’un commercial qui promet plein de choses qu’en réalité il ne peut pas fournir.
- Ou bien le teasing était efficace, mais l’auteur a raté la mise en scène de l’élément en question, par exemple parce que sa première apparition est bâclée (scène trop succincte qui gâche l’entrée de cet élément dans le récit) ou parce que l’auteur n’a pas su faire ce qu’il voulait (scène censée être horrible et gore, mais qui finalement ne fait pas peur, ou description censée montrer un personnage menaçant, mais qui se révèle mélodramatique et un peu ridicule, etc.)
Globalement, plus on met d’efforts dans le fait de faire grimper la tension narrative, plus on devrait mettre d’efforts dans la scène où apparaît pour la première fois l’élément de tension.
3) Les éléments de tension promis… ne viennent tout simplement pas
[Problème de dramaturgie]
En lien avec le point précédent, il arrive une situation encore pire dans laquelle l’anticipation du lecteur est étirée à l’extrême, comme une noisette de beurre trop modeste sur une tartine trop longue. En tant que lecteurs, nous réagissons comme des enfants : qu’on nous promette quelque chose, et nous allons être excités dans l’attente de sa révélation. Quelques paragraphes ou quelques chapitres. Mais que rien n’arrive, qu’aucun indice ne nous rapproche de cette fameuse apparition, et nous allons commencer à trouver le temps long. D’abord l’ennui, puis rapidement la frustration. Le temps que l’élément arrive enfin dans les pages, il sera trop tard, et toute tension narrative aura disparu depuis longtemps.
Par exemple, au chapitre 1, le personnage se rend compte un soir en rentrant chez lui qu’une silhouette menaçante le suit. C’est effrayant et le lecteur sent poindre la tension dramatique ! Puis le mystérieux stalker refait une apparition au chapitre 5. Puis au 8. Puis au 14. Mais, à chaque fois, il ne se passe rien d’autre qu’une apparition fugace qui n’a pas de conséquence, ce qui fait que la tension plonge en flèche… et qu’au moment où enfin le personnage a une véritable interaction avec cet individu, l’intérêt du lecteur se sera envolé.
Combien de temps peut-on attendre avant de résoudre un nœud de tension ? Ou bien, si on pose la question à l’envers, combien de temps à l’avance doit-on commencer à créer la tension d’une scène clef qu’on prépare ? Il n’y a pas de règle de calcul précise à appliquer, mais tout dépend surtout du degré d’urgence (implicite ou explicite) que l’auteur induit dans sa préparation. Dans l’exemple ci-dessus, un individu qui vous suit dans la rue chaque jour est une menace qui paraît très proche et urgente : on ne peut pas attendre la fin du livre pour qu’il se passe effectivement quelque chose de plus qu’au chapitre 1.
4) Couper l’action pour passer à autre chose
[Problème de narration]
Là encore en lien avec le point précédent, il existe un cliché de narration que bon nombre de lecteurs détestent : la propension des auteurs à terminer un chapitre sur un cliffhanger… pour aussitôt changer de point de vue et enchaîner avec une autre partie du récit qui n’a rien à voir. J’avais déjà abordé ce sujet dans un précédent article, et c’est mal comprendre à quoi sert un cliffhanger : le but, c’est que le lecteur garde le livre en main et continue sa lecture, pas qu’il le jette en travers de la pièce. En faisant monter la tension narrative pour soudain bifurquer vers tout autre chose, l’auteur fait ce qui est décrit au point précédent : il promet quelque chose qu’il ne donne pas, ce qui génère de la frustration (je me répète, mais la tension artérielle n’est pas la même chose que la tension narrative).
Les pires cliffhangers cumulent les aspects des points 2 et 3 ci-dessus : non seulement ils enchaînent par un changement de point de vue qui repousse la tenue de la promesse ou de la menace qui vient d’être faite… mais en plus, quand enfin on arrive à un chapitre qui reprend ce fil du récit, on réalise bien souvent que la promesse ou menace n’est pas tenue et que ce qui arrive est bien moins excitant que prévu.
5) « Raconter » au lieu de « Montrer »
[Problème de narration]
Ce blog contient de nombreux articles sur le célèbre « show don’t tell », et c’est assurément un sujet qui n’est pas simple, qui dépend de la narration utilisée et de bien d’autres choses. Il n’est pas toujours évident de savoir quand et comment nous pouvons recourir au « raconté » pour résumer un passage lent ou fastidieux, ou quand nous permettre une ellipse pour sauter vers une nouvelle situation intéressante.
Néanmoins, s’il y a bien un type de situation où nous devrions absolument éviter de recourir au « raconté », c’est bien lorsque nos personnages sont confrontés aux éléments de tension narrative. Même la situation la plus tendue se vide de toute substance à partir du moment où elle intervient « hors champ » (entre deux chapitres) ou de façon résumée.
Par exemple, les personnages sont sur leurs gardes en pénétrant dans la forêt, car la rumeur prétend que des brigands y malmènent les voyageurs. Si l’auteur a prévu une altercation avec les brigands, sa seule façon de conserver la tension est de rédiger une scène détaillée qui « montre » la bataille, les coups, les cris et le sang. Faire une ellipse pour raconter que les héros sortent de la forêt et y ont combattu des brigands, ça n’apporte aucune tension ; se contenter de résumer la bataille dans un paragraphe de dix lignes vite expédié ne fera guère mieux.
Recourir au « raconté » pour résoudre la tension narrative crée chez le lecteur une impression de triche, et c’est une autre façon de promettre quelque chose sans le donner.
***
Il n’est pas simple de créer de la tension narrative, mais il est hélas encore plus facile de la gâcher quand elle existe. On constatera que les causes peuvent provenir de problèmes de dramaturgie (construction des enjeux, placement des préparations / paiements) aussi bien que de narration (ne pas être capable d’écrire la fameuse scène terrifiante qu’on espérait, changer de POV au mauvais moment ou recourir au « raconté » plutôt que « montrer »).
C’est d’autant plus dommage que la tension narrative repose sur un phénomène de promesses/menaces, et que ne pas réussir à les tenir génère des problèmes de confiance de la part du lecteur. Gâcher ses effets de tension rend ainsi plus difficile le fait de créer de la tension par la suite, car le lecteur s’interrogera sur notre capacité à délivrer ce qu’on promet.
M’enfin, ce n’est que mon avis…

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C’est très précieux, merci !
J’avoue qu’en tant que lecteur, j’apprécie au contraire ces changements de point de vue que tu détestes, mais si nécessaire, je m’inscris sans scrupules dans une minorité dégénérée.
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Ah ah ! 😀
Ce n’est pas la première fois que nos goûts divergent, mais sur ce sujet-là au moins ça ne change pas le sens de l’article : qu’on aime ou pas, quitter une situation de tension pour aller ailleurs fait baisser la tension narrative. Qui sait, c’est peut-être même pour ça que certains apprécient !
🙂
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Je n’y crois pas. Je pense que prolonger le moment de tension en ajoutant un délai à sa résultion augmente son intensité, au contraire. C’est l’edging appliqué à la littérature. Bien entendu, oui, ça peut générer une certaine frustration qui déplaît à une partie des lecteurs. Cela dit, Hitchcock faisait ça sans arrêt et je ne pense pas que ce que le public appréciait chez lui, c’était sa capacité à faire retomber la tension.
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J’admets que ça se discute, même si nos avis divergent.
Que chaque auteur agisse sur ce point en son âme et conscience !
😀
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Merci pour cet article, comme toujours intéressant !
Je suis un peu surpris par le premier gâchis 🙂 Faut-il vraiment que toutes les histoires aient des enjeux globaux ? J’aurais tendance à penser que c’est un peu pénible que tous les héros doivent sauver le monde ? C’est peut être rare en Fantasy, mais est-ce que des enjeux limités au personnage sont vraiment un problème ?
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Bonjour et merci pour la question ! Mes excuses si j’ai donné l’impression que des enjeux externes au protagoniste sont indispensables : ce n’est pas le cas. Mettre en place des enjeux externes est un excellent moyen de renforcer l’intérêt de l’histoire et de lui donner plus de force (justement parce que les enjeux sont plus hauts), mais non, ce n’est pas une obligation, et un enjeu interne assez fort peut tout à fait porter un récit. En revanche, par rapport au sujet de l’article, c’est plus souvent sur les enjeux externes que les auteurs peinent et gâchent leur tension : des « faux enjeux », ça se voit immédiatement quand c’est au niveau interne du personnage, mais c’est parfois moins évident au niveau macro.
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Merci pour ces précisions, c’est beaucoup plus clair 🙂
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