« Je suis un Dieu omniscient !
— Ҫa, c’est ce que tu crois… »
Suite à mon article sur les pièges de la narration à la première personne, cet article se concentre sur la narration à la troisième personne, et sur les conséquences d’un mélange entre l’usage d’un narrateur omniscient et l’usage d’une narration focalisée/limitée – une confusion extrêmement courante chez les auteurs novices (et chez les plus expérimentés aussi). Si tu ne sais pas de quoi je parle, je te conseille de lire ou relire la série d’articles Choisir sa narration.
Rappel
Récit à la troisième personne avec narrateur omniscient :
Les « + » : liberté narrative (temps, lieux, personnages, discours)
Les « – » : distance narrative, éloigne le lecteur de l’action et des personnages, perte d’immersion (car intercale un narrateur entre le lecteur et l’action)
Récit à la troisième personne avec narrateur focalisé :
Les « + » : immersion, rapproche le lecteur de l’action et des personnages (donne l’illusion qu’il n’y a pas de narrateur)
Les « – » : récit « limité » aux perceptions/connaissances du personnage de point de vue
Les deux sont des récits à la troisième personne : beaucoup de lecteurs n’ont aucune idée de ce qui les distingue, et pourtant elles ont des qualités/défauts quasiment opposées.
Que se passe-t-il si on les mélange ?
De façon naïve, on pourrait espérer tirer le meilleur de chacune, et obtenir une narration qui cumulerait les qualités des deux. Hélas, tu te doutes bien qu’il se passe exactement le contraire : elles se contrecarrent. Si tu mélanges l’usage des deux narrations, tout ce que tu cumules, ce sont leurs défauts. Tu obtiens un texte peu immersif, limité en plus au seul personnage principal.
Soyons clair : aucun de tes lecteurs ne saura te dire qu’il y a un souci de narration. En revanche, ils auront du mal à te lire (sans comprendre pourquoi), n’accrocheront pas, et ton texte ne sera pas efficace. Il est donc très important de choisir l’une des deux narrations et de s’y tenir, sans la parasiter par des écarts impromptus et non maîtrisés vers l’autre narration. Il n’y a qu’ainsi que tu profiteras des qualités de la narration choisie.
L’écart le plus fréquent
De très nombreux textes aujourd’hui sont rédigés à l’aide d’une narration à la troisième personne focalisée : l’auteur choisit un personnage (unique pour tout le livre, ou au moins unique pour chaque chapitre), et le texte reste focalisé sur lui. On ne sait que ce qu’il sait, on ne voit que ce qu’il voit, on se déplace avec lui.
Chaque fois, cependant, il se dégageait et retournait, souvent à un endroit différent, afin de voir le jeu sous un autre angle. Il était trop petit pour voir les commandes, la façon dont on jouait effectivement. Cela n’avait pas d’importance. Il voyait les mouvements. La façon dont le joueur creusait des tunnels dans le noir, des tunnels de lumière que l’ennemi traquait et suivait impitoyablement jusqu’à ce qu’il ait capturé le vaisseau adverse. Le joueur pouvait tendre des pièges : mines, bombes, boucles qui contraignaient l’ennemi à tourner en rond indéfiniment. Il y avait des joueurs adroits. D’autres perdaient rapidement. Ender préférait, toutefois, que deux joueurs s’affrontent. Chacun était obligé d’utiliser les tunnels de l’autre et la valeur des individus, sur le plan de cette stratégie, apparaissait rapidement.
extrait de La stratégie Ender / Orson Scott Card
La qualité première de cette narration est une rapide et profonde immersion : nous n’avons pas un narrateur en train de conter une histoire, nous avons l’impression d’être « dans le personnage », en train de la vivre. Nous sommes dans la tête d’Ender, et tout est raconté de son point de vue. Y compris la phrase « Cela n’avait pas d’importance » : ce n’est pas le narrateur qui nous dit que ça n’a pas d’importance, mais Ender qui le juge ainsi.
Le pire que tu puisses faire alors, en tant qu’auteur, est de glisser dans ton texte des phrases qui ne respectent pas cette focalisation. C’est aussi dérangeant que de mettre un film sur « pause » en pleine scène d’action, ou qu’un dézoom brutal alors qu’on était jusqu’ici en gros plan : nous étions dans le personnage, et soudain les mots nous tirent en arrière, nous arrachent à notre avatar de mots.
John regarda par la fenêtre et soupira. Il ne remarqua pas la silhouette de la femme, dissimulée dans l’ombre d’un grand chêne, qui l’observait à la dérobée.
> Une narration focalisée se limite aux connaissances et perceptions du personnage. John ne voit pas la femme, donc la seconde phrase n’a pas sa place dans une narration focalisée.
John regarda par la fenêtre, aperçut la femme dissimulée derrière l’arbre, et pesta. Qui était-elle ? Pourquoi l’épiait-elle ? Elle recula soudain et disparut à sa vue. Elle ne voulait pas qu’il puisse l’observer trop longtemps, car il risquait de la reconnaître.
> Si la narration est focalisée sur un personnage, on ne peut pas soudain entrer dans les pensées du personnage d’à côté : c’est comme si tu désincarnais ton lecteur d’un personnage pour le mettre dans un autre. Tu brises l’immersion. Dans cet exemple, la dernière phrase n’est pas focalisée et devrait être retirée.
John regarda par la fenêtre. Le vieux briscard avait des années de filatures à son actif, et il repéra aussitôt la femme dissimulée derrière l’arbre.
> Plus subtil, mais aussi beaucoup plus courant : prend garde à la façon de désigner ton personnage. Si la narration est focalisée sur lui, le texte est comme une « transcription » de ce qu’il vit. À moins que ton héros ne soit Alain Delon, il ne pense pas à lui « à la troisième personne » en se surnommant lui-même « le vieux briscard ». Limite-toi le plus possible à son nom et à l’usage du pronom « il/elle ». Si ton immersion est réussie, la désignation sera évidente pour le lecteur. Dis-toi bien qu’à chaque fois que tu le désignes autrement, tu portes un jugement externe sur lui, et donc tu « tires » ton lecteur en arrière et l’éloignes du personnage. De plus, la narration focalisée s’attache d’ordinaire au fil de pensée du personnage : ce dernier n’a – a priori – aucune raison de se remémorer son passé en cet instant précis.
John regarda par la fenêtre, angoissé. Il remarqua une femme dissimulée derrière un grand chêne. C’était sous ce type d’arbre, solide et majestueux, que le roi Saint Louis rendait justice.
> Attention à tous les passages didactiques ou pédagogiques : avec une narration focalisée, ce type de phrase n’aurait son sens qu’avec un personnage expert en botanique et particulièrement passionné. Sinon, comment connaîtrait-il ce type d’information, et surtout pourquoi y penserait-il dans un moment pareil ? Dans les romans historiques, on use souvent d’un narrateur omniscient pour cette raison précise : insérer des explications historiques en narration focalisée est un casse-tête. Cela nécessite des personnages experts, des situations propices, et cela aboutit souvent à des dialogues d’exposition qui sonnent faux.
John regarda par la fenêtre. Il remarqua une femme dissimulée derrière un grand chêne. Il la reconnut aussitôt, jura, et fonça vers son téléphone. Il passa un coup de fil, puis raccrocha avec brutalité avant de quitter son appartement.
> En narration focalisée, nous sommes censés être dans la tête du personnage de point de vue : on ne peut pas cacher ce qu’il pense au lecteur. Dans cet exemple, il faudrait révéler l’identité de la femme, puis la teneur du coup de fil, et également expliquer ce que ressent le personnage (pourquoi il est brutal en raccrochant, par exemple). Cette proximité est même tout l’intérêt de cette narration ! L’extrait ci-dessus ne peut être produit que par un narrateur omniscient, qui sait tout mais ne nous dit que ce qu’il a envie de nous dire, comme il veut nous le dire, pour le bien de l’histoire et du suspens.
Tu souhaites que nous abordions plus d’exemples à ce sujet ? Je t’en ai préparé d’autres, mais ça risque de faire un article un peu énorme : je te laisse digérer ça, en discuter en commentaires, et nous nous retrouvons pour d’autres extraits au post suivant.
À suivre…
« Ah, il nous plante comme ça ?
— Je ne le trouve pas très focalisé, sur ce coup… »
Tu trouves les articles de Stéphane utiles ? Paie-lui donc un café !
Un article qui ôte une certaine confusion !
Après, je crois qu’on peut incorporer certains passages avec un narrateur omniscient, mais il faut les séparer, en faire des paragraphes plus ou moins indépendants comme des approches ou des éloignements. On voit beaucoup cela dans la littérature du XIXème. On approche le personnage en zoomant et on s’en éloigne en dézoomant, et en jouant sur la narration et le narrateur. Tout comme il peut y avoir des intrusion d’auteurs savoureuses ! Mais cela demande dès le départ d’être très au clair sur la situation narrative du roman : pourquoi cette histoire est-elle en train d’être racontée, par qui, pour qui et comment ? Au risque en effet de laisser le lecteur assis dans sa confusion sur le bord de la route.
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Ah, et c’est bien vu pour les tournures périphrastiques. On a tendance à trop se reposer dessus sans se poser les questions nécessaires : est-ce que ça caractérise de façon pertinente mon personnage dans cette situation précise ? est-ce que ça ne tire pas sur la corde de mon positionnement narratif ? etc.
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Alors, je suis tenté de répondre « oui mais ».
😉
Oui, il est possible (quand on sait ce qu’on fait et pourquoi on le fait) de tricher un peu avec les narrations, beaucoup d’auteurs très connus le font, et j’en donne un exemple dans la seconde partie de cet article à paraître la semaine prochaine.
Néanmoins, le type de narration n’est pas « que » une question de zoom. Il ne faut pas confondre le type de narration et le degré de focalisation (que Card appelle « niveau de pénétration »). En narration limitée, on peut en effet « jouer avec le zoom » et prendre du recul dans certaines scènes… mais on reste rivé au personnage de point de vue choisi. Cela n’autorise pas pour autant à lire les pensées du personnage d’à côté, à porter des jugements de valeur qui n’appartiennent pas au personnage, à révéler ce qui se passe dans son dos et qu’il ne voit pas, etc. Sinon nous ne sommes plus en narration limitée.
En fait, la narration *vraiment* limitée est plutôt moderne : par le passé, la majorité des romans de fiction usait d’un narrateur omniscient.
Tout est résumé dans la fin de ton commentaire : le tout pour l’auteur est de savoir ce qu’il fait et pourquoi.
🙂
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Je ne lis sans doute pas assez d’auteurs modernes !
Par contre, je crois que je ne vois pas bien la différence que tu fais entre le type de narration et le degré de focalisation ? Mais je ne crois pas que je parlais du niveau de pénétration, mais de focalisation au sens de Gérard Genette, mais bien de certains exemple d’un point de vue omniscient qui fini par « atterrir » sur le personnage sur lequel la focalisation va s’ancrer par la suite de façon limitée, jusqu’à certaines occasion de s’en éloigner de nouveau. Mais peut-être qu’on parle plus d’une multifocalisation dans ces cas là, et que pour pouvoir faire ça il faut de base être dans la mouvance d’une narration omnisciente ?
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C’est ce que je pense oui : un narrateur omniscient (qui a, en fait, absolument tous les droits) peut choisir de se limiter à un personnage sur un temps donné (que ce soit une phrase, un paragraphe, ou trois). Mais cela reste de l’omniscient, puisqu’il va forcément s’en éloigner ensuite, parler d’autres personnages, commenter, etc. La narration limitée est plus exigeante, puisque pour profiter de ses avantages, il faut « tenir » en focalisation au moins le chapitre entier sans jamais dévier.
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https://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/pnarrative/pnintegr.html#pn042000
Je parlais bien de multifocalisation en fait ! Donc pas tout à fait aussi simple que juste changer d’un narrateur omniscient à un narrateur interne limité pour se faire plaisir xD
Oui, je vois mieux. D’ailleurs le lien vers l’ouvrage que j’ai glissé revient aussi sur la différence entre la multifocalisation et la focalisation interne qui peut-être multiple : ce n’est pas du tout la même volonté narrative vis à vis de comment on raconte l’histoire en fragmentant ou en liant.
En tout cas super intéressant, je situe mieux la narration limitée 😉
Et je voudrais bien un article sur les niveaux de pénétration dont je ne crois pas avoir déjà entendu parlé !
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En fait, c’est un peu la problématique de vouloir faire un simple post de blog pour aborder des sujets que les manuels d’écriture détaillent sur des chapitres entier ! (rire)
Pour l’histoire du niveau de pénétration, je crois qu’il va falloir moi-même que je me re-documente un peu, mais je me note ça dans un coin.
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