Le problème à utiliser le point de vue de l’antagoniste

Dans les romans, nous sommes habitués à suivre un ou plusieurs protagonistes, parfois de façon très intériorisée. C’est une convention de lecture, qui est de vivre l’histoire aux côtés du ou des « héros ». Néanmoins, certaines histoires utilisent à l’occasion d’autres points de vue, et en particulier ceux d’autres personnages importants du récit… à savoir le ou les antagonistes. Hélas, écrire en utilisant le point de vue de l’antagoniste peut faire plus de mal que de bien à une histoire. Réflexions.

Utilités du point de vue de l’antagoniste

Avant d’évoquer les difficultés et les problématiques qui surviennent quand on écrit en suivant le point de vue de l’antagoniste, parlons des raisons qui peuvent pousser un auteur à utiliser cette perspective.

Montrer quelle est la menace

La principale raison pour laquelle les auteurs utilisent ce point de vue est que protagoniste et antagoniste ne sont pas toujours proches l’un de l’autre en début d’histoire – c’est même souvent l’inverse. Ainsi, pendant la phase d’exposition, il peut être difficile pour l’auteur de montrer au lecteur quelle est la menace principale du récit. Une scène rédigée selon le point de vue d’un antagoniste peut établir cette menace auprès du lecteur avant même que le protagoniste n’en ait conscience (cela crée de l’ironie dramatique, c’est bien). De même, en cours de récit, ce genre de scène peut permettre de rétablir la tension après une victoire du protagoniste : alors que ce dernier vient de réussir quelque chose, le point de vue de l’adversaire peut montrer que d’autres obstacles sont déjà en préparation (ou que la victoire qui vient d’être durement acquise par le héros n’en est pas une).

Fournir explications et motivations au fil de l’eau

Quand l’antagoniste met en œuvre un stratagème particulièrement complexe et machiavélique, ou qu’il dispose de motivations profondes et très personnelles, ce n’est pas toujours simple de les faire ressortir sans utiliser son point de vue, à moins de recourir à l’éternel cliché du méchant qui fait son monologue en fin de récit pour expliquer son plan. Rédiger des scènes du point de vue de l’antagoniste au cours du roman peut permettre de montrer au lecteur comment il s’y prend pour agir, et cela permet de rendre ses actions plus compréhensibles.

Difficultés et inconvénients

Hélas, utiliser le point de vue de l’antagoniste dans une histoire exige un certain doigté, et peut vite poser des problèmes compliqués à résoudre.

Baisse de tension

Il y a quelque chose contre laquelle un auteur ne peut pas lutter : le fait qu’utiliser le point de vue d’un personnage crée un lien d’empathie entre le lecteur et ledit personnage. Or, la principale mission d’un antagoniste est d’incarner une menace, et créer de l’empathie envers lui a de fortes chances de faire baisser ce sentiment de danger. Plus le lecteur va se retrouver dans sa tête et comprendre ses motivations personnelles, moins l’antagoniste va paraître antipathique et dangereux.

Ce n’est pas une fatalité : certains antagonistes parviennent à nous être sympathiques tout en conservant une aura menaçante. Néanmoins, cela demande plus de travail et de compétence, car c’est bien plus difficile à réussir. D’autant plus que, généralement, les auteurs qui aiment plonger dans la psyché de leurs antagonistes vont généralement à contresens du courant : ils mettent un point d’honneur à ce que les motivations de l’antagoniste soient compréhensibles, que le lecteur puisse s’y identifier voire même être d’accord avec lui… ce qui, mécaniquement, le rend de plus en plus humain et de moins en moins « monstre ». Aller trop loin peut même donner un résultat encore pire : générer de la pitié pour lui (un sentiment qu’il vaut mieux éviter, que ce soit pour les protagonistes… comme les antagonistes).

Triche dans la narration

Selon la narration que l’auteur utilise (j’y reviens plus loin dans cet article), un autre problème se pose. Car si le texte est rédigé en focalisation interne, le lecteur est supposé être dans la tête de l’antagoniste, et il est donc censé savoir tout ce que l’antagoniste sait. Il est facile de comprendre quel genre de problème cela peut poser au niveau de la scénarisation, avec la révélation de certains secrets qui arriveraient trop tôt dans l’histoire et gâcheraient des surprises. Cela pousse souvent l’auteur à tricher avec sa narration ! Il manipule la focalisation pour que le texte ne révèle pas à quoi l’antagoniste pense exactement ou les raisons précises de certains de ses actes. Le résultat donne des chapitres qui sont confus ou dont le mystère paraît forcé (j’avais parlé de ce genre de problème quand le protagoniste a un plan que l’auteur souhaite cacher au lecteur, par exemple dans ce cas pratique Narration vs Mystère).

Comment réussir à utiliser un point de vue antagoniste ?

Si c’est vraiment quelque chose dont le récit a besoin, comment un auteur peut-il esquiver ou surmonter ces deux difficultés principales ?

Choisir une narration à narrateur

Comme presque toutes les problématiques techniques abordées sur ce blog, on reboucle toujours à un moment donné sur le choix de la narration. Les deux difficultés principales exposées ci-dessus découlent principalement de chapitres rédigés du point de vue de l’antagoniste en utilisant une narration en focalisation interne (souvent, à la 3ème personne).

  • Parce que cette narration nous place dans la tête de l’antagoniste et nous montre ses sentiments les plus secrets, il nous semble forcément plus proche de nous et donc moins menaçant.
  • Parce qu’il force l’auteur à nous faire partager ses perceptions et connaissances, cela pose des problèmes pour conserver certains secrets du récit.

Mais ces deux écueils peuvent être contournés en utilisant un point de vue externe à l’antagoniste, même si le chapitre reste principalement centré sur lui. C’est ainsi que procède Terry Pratchett dans sa série dédiée du Guet dans les Annales du Disque-Monde : dans ces romans aux intrigues policières, nous avons droit régulièrement à des chapitres centrés sur l’antagoniste. Néanmoins, comme Pratchett utilise un narrateur omniscient, il est totalement libre de nous dire ce qu’il veut et de nous taire ce qu’il ne souhaite pas qu’on sache. Il se concentre ainsi sur les éléments qui servent à montrer la menace et nous faire comprendre ce qui se passe, sans faire baisser la tension ni avoir besoin de tricher dans sa narration. Par exemple, dans le livre Au Guet !, nous assistons à des réunions de cultistes qui tentent d’invoquer un dragon : en tant que lecteur, nous comprenons donc le danger qui menace la ville et comment le culte s’y prend. Néanmoins, la narration externe nous dissimule avec naturel des éléments importants, comme l’identité du leader.

Choisir le point de vue d’un antagoniste secondaire

Une autre solution très souvent utilisée est de choisir le point de vue d’un antagoniste, certes, mais pas celui de l’antagoniste principal. Le fait d’utiliser un lieutenant ou serviteur de l’adversaire offre en effet de nombreux avantages !

  • Que le personnage devienne sympathique aux yeux du lecteur n’est plus un problème, car l’adversaire principal continue d’incarner la menace majeure. C’est même quelque chose qui peut devenir très intéressant si cet antagoniste secondaire est un « faux adversaire », c’est-à-dire un personnage destiné à trahir l’antagoniste pour aider les protagonistes. Ce peut aussi être très efficace s’il s’agit d’un « faux allié », c’est-à-dire un personnage destiné à trahir le protagoniste pour aider l’adversaire : utiliser son point de vue peut alors apporter une très forte ironie dramatique.
  • Ce personnage ne connaît sans doute pas tous les plans de son supérieur, ce qui peut permettre à l’auteur de choisir ce que le lecteur apprend par son entremise ou pas. Et néanmoins, le personnage connaît tout de même l’antagoniste, assez pour établir ses motivations et expliciter ses actions au lecteur.
  • Cet antagoniste secondaire peut permettre de renforcer l’aura de menace de l’adversaire principal. Par exemple, montrer que ce personnage est déjà fort alors que l’adversaire est son supérieur, c’est efficace. Montrer que ce personnage pense son maître compétent et puissant, c’est très efficace aussi. Souligner sa loyauté et sa dévotion à son maître, c’est top.

Se concentrer sur l’action au maximum

Si un auteur choisit, malgré tout ça, d’utiliser le point de vue de son antagoniste principal avec une narration en focalisation interne, quelles précautions prendre ?

  • Choisir à chaque fois une scène qui établit une menace claire, directe et immédiate pour les protagonistes – l’idéal étant que les conséquences de cette scène aient une répercussion dès les chapitres suivants. Si on voit l’adversaire faire quelque chose qu’on ne comprend pas, ou simplement « être méchant » en général sans que ça ne soit directement lié aux protagonistes, il est probable qu’on puisse se passer de la scène et qu’elle n’apporte rien d’utile.
  • Choisir des scènes où l’adversaire est en train de réaliser une action concrète, bien précise, qui exige de lui beaucoup d’attention : cela permet de justifier qu’il ait ses pensées directement tournées sur sa tâche en cours et son but à court terme. Ainsi, il est logique que son esprit ne vagabonde pas sur des éléments qu’on souhaite garder cachés, et cette préservation du secret semble moins forcée ou artificielle.

***

L’utilisation du point de vue de l’antagoniste a bonne presse chez les auteurs, mais c’est un peu comme pour l’histoire du narrateur non fiable : c’est plus souvent un petit plaisir d’auteur qu’un choix technique utile et efficace. A minima, les auteurs gagnent à avoir conscience des risques inhérents à cette tactique, ce qui permet de contourner les difficultés ou au moins de limiter les dégâts. Nous avons tous en tête d’excellents romans où l’auteur nous met dans les baskets de l’adversaire et où « ça marche », mais généralement il est profitable de se poser une question importante avant de recourir à ça : est-ce que mon protagoniste est assez impliqué ? Si j’ai besoin d’utiliser le point de vue de l’adversaire pour rendre la menace tangible, c’est peut-être que mon protagoniste est trop loin de l’action principale. Si j’ai besoin d’utiliser le point de vue de l’adversaire pour que l’on comprenne son plan et ses actions, peut-être faut-il rapprocher le héros de l’antagoniste lui-même, et/ou le rendre plus compétent à trouver les informations importantes qui feront avancer l’intrigue.

M’enfin, ce n’est que mon avis…


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Dans un monde inexorablement englouti par une brume remontant du passé, Keb Gris-de-pierre, berger de son état, a tout perdu. Maramazoe, guerrière renommée du peuple des mers, est une paria. Autrefois ennemis, ils arpentent ensemble les sentiers de montagne et les crêtes escarpées à la recherche d’une échappatoire, mais également de réponses… Quel qu’en soit le prix.
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(3 commentaires)

  1. Ouvrir sa boite mail et découvrir qu’un nouvel article t’attend chez Mr Stéphane. Check

    Commencer l’article et constater que tu n’as décidément pas choisi la facilité pour ton « premier bébé ». Check

    Se dire que de toute façon, c’est plié. Les manuscrits prennent déjà la poussière sur les bureaux des éditeurs. Check (Et gloups !)

    Poursuivre ta lecture et constater qu’un pur jardinier débutant a réussi empiriquement à contourner pas mal d’écueils inhérents à ce type de narration. Pas tous certainement, mais beaucoup. Check (Et ouf !)

    Avant de retourner à ta nouvelle, focalisée sur un antagoniste qui n’existait que pour établir une menace claire pour les protagonistes, se fendre d’un merci, Mr Stéphane !

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