« Tu me vois, tu me vois un peu, tu ne me vois plus.
– Hé ! J’ai compris la réf ! »
Quand on parle d’écrire en focalisation interne, un conseil de base revient toujours : on ne peut écrire que ce que le personnage de point de vue voit, ressent ou pense sur le moment. C’est une narration « de l’instant ». Or, même si c’est un très bon adage, il n’est pas tout à fait exact et induit parfois les auteurs en erreur lors de leurs descriptions. Peut-on décrire des choses que le personnage de point de vue n’est pas directement en train de vivre à l’instant t ? Spoiler : oui. Viens, on en parle.
L’inconvénient des narrations immersives
Cet article concerne deux narrations : la 3ème personne en focalisation interne et la 1ère personne au présent. Ces deux narrations partagent un même objectif et procurent le même avantage, à savoir une immédiate et profonde immersion du lecteur dans le personnage. On « vit » les événements en direct avec lui.
Mais en conséquence, ces narrations doivent composer avec les inconvénients de leurs avantages, dont une plus grande difficulté à gérer l’exposition – c’est d’autant plus prégnant en littératures de l’imaginaire. Si tu as inventé un monde complexe avec plein de choses fabuleuses à l’intérieur, un narrateur omniscient peut facilement les expliquer au lecteur ; même un narrateur à la première personne au passé peut souvent le faire s’il part du principe que son audience ne possède pas l’information. Mais que faire avec une narration focalisée ? Si tu as créé une bestiole très commune nommée porc-sifflard (private joke Julien Hirt), pourquoi le texte nous le décrirait si le personnage sait très bien de quoi il s’agit ? Cas d’école encore plus classique : l’apparence même du personnage de point de vue. Le personnage sait à quoi il ressemble, bien sûr, mais comment communiquer cette information au lecteur ?
La solution N°1 : orienter les sens du personnage
Si on ne peut écrire qu’au sujet des choses auxquelles le personnage est confronté sur le moment, il suffit de faire en sorte que le personnage soit confronté à ce qu’on veut montrer, pas vrai ? Tu veux décrire un porc-sifflard ? Il suffit que le personnage en voie un traverser la rue, te donnant l’excuse pour le décrire. Tu veux que le lecteur ait un aperçu de l’apparence du personnage ? Hé, j’ai une idée géniale que personne n’a jamais utilisée : et s’il passait devant un miroir, te permettant de faire une description ? (humour : le coup du miroir est devenu un cliché absolu)
Faire en sorte que le personnage observe un élément d’exposition pour en parler au lecteur, cela fonctionne généralement bien, oui. Mais cette gymnastique a ses limites :
- Selon les situations et la compétence de l’auteur, les scènes peuvent virer à l’absurde, avec un personnage girouette – j’appelle ça personnellement un « personnage caméra » – qui passe son temps à observer les choses autour de lui juste pour permettre à l’auteur de réaliser son exposition (généralement en « oubliant » d’agir) ;
- Dans certains cas, tu auras besoin de convoyer l’information à ton lecteur en amont d’une éventuelle confrontation, ou à un moment où il est impossible que le personnage rencontre ou voie l’élément en question.
Je vois souvent passer le conseil d’avoir un personnage principal « qui ne connaît rien », ce qui permet de justifier qu’il passe son temps à observer tout et n’importe quoi, ou que d’autres personnages lui expliquent comment fonctionne le monde. C’est une astuce très courante dans les médias visuels. Mais en l’occurrence, c’est une astuce dont nous n’avons pas besoin en littérature. Les auteurs de romans disposent d’un énorme avantage – un avantage que les réalisateurs de médias visuels leur envient, mais un avantage dont ils n’ont souvent pas conscience.
Et si je te disais qu’au contraire, mieux vaut avoir un personnage de point de vue qui connaît parfaitement ce que tu veux exposer au lecteur ? Si je te disais que, comme souvent en écriture, le bon conseil initial « n’écris que ce que le personnage voit, pense, ressent sur le moment » a tant et tant été répété qu’il en a perdu une partie de son sens avec le temps ? En réalité, tu peux très bien expliquer des choses au lecteur auxquelles ton personnage de point de vue n’est pas confronté dans la scène en cours… et c’est très simple à faire.
La solution N°2 : l’aparté inconscient
D’où vient le conseil initial ? Il vient d’une erreur à ne surtout pas commettre quand on écrit en focalisation interne : dire des choses au lecteur que le personnage ne sait pas. En tant que lecteur, nous sommes limités à sa tête, à ce qu’il sait. Mais, hé ! Pour que l’immersion fonctionne, cela signifie aussi que nous sommes censés avoir accès à tout ce qu’il sait ! C’est une narration qui cherche à mettre lecteur et personnage sur un pied d’égalité. Alors, certes, tu peux niveler par le bas, et dire que puisque le lecteur ne sait rien, autant que le personnage soit assez ignorant lui aussi. Mais… ne peut-on pas faire le contraire ?
Comment, concrètement ? Le plus naturellement du monde : il suffit qu’un élément de la scène ait un lien avec l’information à fournir… et cela suffit à rendre logique que le texte fournisse l’information, sans avoir besoin de tergiverser et de faire des pieds et des mains avec la narration. Il suffit que la question naisse dans l’esprit du lecteur pour justifier qu’on lui donne la réponse… tant que le personnage la connaît. Voici un extrait du premier chapitre du premier tome de Fils-des-brumes, une saga de fantasy de Brandon Sanderson. La narration est une 3ème personne focalisée sur le personnage de Vin.
Les yeux de Theron s’attardèrent sur elle, la balayant de la tête aux pieds. Elle portait une chemise blanche à boutons toute simple ainsi qu’une salopette. Elle n’avait franchement pas grand-chose de séduisant : avec sa maigreur et son visage juvénile, elle ne faisait pas ses seize ans. Mais certains hommes préféraient ce genre de femmes.
Inutile d’avoir un miroir dans la scène : il suffit qu’un personnage toise Vin de la tête aux pieds pour que le lecteur se demande à quoi elle ressemble. Et comme elle sait très bien à quoi elle ressemble, Brandon Sanderson nous la décrit, tout simplement… mais selon son point de vue à elle, évidemment.
Ci-dessous, voici une improvisation à la 1ère personne au présent.
« Où vas-tu comme ça ? que je lui demande.
— À la pêche au porc-sifflard », qu’il me répond.
Je retiens un sourire, et je ne peux m’empêcher de penser « Première fois, hein ? »
Mi-crocodile mi-crapaud géant, le porc-sifflard est une prise complètement hors de portée du fin fil de pêche que je vois monté sur la canne de Matias. Aucun des hameçons sur sa bandoulière – même le gros rouillé en forme de pouce, là – ne risque de percer la gueule cartilagineuse de la bestiole. Matias n’a sans doute jamais vu de porc-sifflard de sa vie : qu’espère-t-il ramener dans son petit seau, quand un tonneau ne suffirait pas à contenir un spécimen adulte, même débarrassé de ses écailles acérées ?
Je lève néanmoins la main en un salut encourageant.
« Eh bien, bonne chance ! »
Pour comprendre la scène et la réaction du personnage, nous (lecteurs) devons savoir ce qu’est un porc-sifflard. Puisque le personnage de point de vue connaît cette information, et puisque nous sommes censés avoir accès à « la base de données » que représente sa tête, il suffit au texte de fournir l’information au lecteur. Le lecteur fait naturellement la part des choses : nous comprenons très bien que le personnage ne « pense » pas réellement à l’aspect de l’animal en cet instant précis ; il s’agit juste d’un accès rapide de notre part à une connaissance qui se trouve en sa possession.
***
Est-ce qu’un texte rédigé depuis un point de vue focalisé ne peut parler que de ce que le personnage expérimente en direct ? Non : le lecteur doit aussi avoir un accès direct à toutes les connaissances générales du personnage. Créer la question dans la tête du lecteur suffit à justifier de lui fournir l’information. Si le lecteur a des raisons de se demander à quoi ressemble le personnage, tu as des raisons de le lui dire. S’il a des raisons de vouloir savoir ce qu’est un porc sifflard, tu as des raisons de le lui expliquer. Pour introduire de l’exposition ainsi dans le récit, tu n’as besoin que de deux choses :
– Que le personnage de point de vue connaisse l’information.
– Que le lecteur ait besoin d’obtenir cette information là, maintenant, tout de suite (et ça, c’est aussi un point avec lequel les auteurs peinent un peu, mais… c’est une autre histoire).
Choisir un personnage de point de vue qui connaît bien le sujet que tu souhaites exposer au lecteur est donc un meilleur choix que de choisir un personnage qui n’y connaît rien : l’exposition sera plus naturelle, plus immersive et plus facile.
· Que le personnage de point de vue connaisse l’information.
· Que le lecteur ait besoin d’obtenir cette information là, maintenant, tout de suite (et ça, c’est aussi un point avec lequel les auteurs peinent un peu, mais… c’est une autre histoire).
Choisir un personnage de point de vue qui connaît bien le sujet que tu souhaites exposer au lecteur est donc un meilleur choix que de choisir un personnage qui n’y connaît rien : l’exposition sera plus naturelle, plus immersive et plus facile.
M’enfin, ce n’est que mon avis…

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Intéressant ! Voici un aspect du ‘être et rester dans la tête du protagoniste’ que je n’avais pas encore utilisé consciemment.
Écrire ce que le personnage de point de vue ne voit pas : suis-je hors sujet si j’ajoute la technique qui consiste à faire raconter au propagoniste par un tiers quelque chose de nécessaire pour l’histoire mais que le propagoniste n’a pas vécu ?
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Par rapport à l’objectif que je m’étais fixé pour cet article, un petit peu hors sujet, oui. Mais si le personnage POV ne connaît pas l’information qu’on veut transmettre, dans l’absolu tu as raison, oui !
– soit il doit vivre une expérience en lien direct avec ce sujet ;
– soit quelqu’un d’autre (un tiers) doit le lui rapporter.
Mais ça, généralement, les auteurs savent faire. Le problème est que c’est rarement très intéressant de faire raconter (exposer) des explications par un personnage tiers. Pour de petites choses simples, ça va. Dès que ça se rallonge ou complexifie, ça devient fastidieux. C’est pour cela qu’avoir un personnage POV « qui s’y connaît » est généralement plus intéressant qu’un personnage qui ne connaît rien à rien et à qui on doit tout expliquer tout le temps.
Merci de ton commentaire (et de ton tip !)
À bientôt.
🙂
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Excellent conseil, clair et particulièrement bienvenu en ce qui me concerne, puisque j’écris précisément un roman qui met en scène deux personnages qui connaissent par coeur le monde et la situation dans laquelle ils évoluent. Donc ça m’aide beaucoup.
En plus, un de tes exemples me paraît très parlant 😉
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Le sauciflard de porc ? :-))
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Il est cher à mon coeur.
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